Abstract
In the travel writings of Montesquieu, we notice not only his attention to the quality of the land, but also to that of the air. These notes form part of a viewpoint that questions the reality of a country by examining everything of interest to a travelling diplomat. They constitute a landscape painting which is part of this political perspective. It is by pursuing this question of the air, examining how these notes are written, comparing them to other works in which Montesquieu examines the organization of places, on the training of minds and the people’s morals, that we can clarify the climatic questioning developed in The Spirit of the Laws. Comparing this also with the approaches of Dubos and Arbuthnot, we can see how a medical gaze, like that of Hippocrates, animates Montesquieu’s research. The travel writings show a reflexion on relations that allow an insight into the science of the laws of interest to all legislators : to travel to Italy is to become able to examine “the infinity of laws and morals” and understand “the histories of all nations”.
1. On
relève ordinairement l’importance du moment des voyages dans la
genèse de la « théorie des climats » chez
Montesquieu. D’après R.
Shackleton[1],
on ne trouve dans ses premières œuvres que la formulation
générale d’une influence du climat sur les mœurs
orientales, inspirée de la lecture de Chardin. Cette lecture ne conduit pas
encore à interroger d’autres cieux, et on en reste à
l’évocation de cette influence particulière à
l’Asie. Selon R. Shackleton, ce n’est qu’à partir du
voyage en Italie que se révèle un véritable
intérêt pour l’influence de
l’« air ». Si cette attention s’exprime à
cette occasion, in
situ,
c’est aussi que les lectures qui précèdent les voyages ont
prédisposé Montesquieu à cet égard : R.
Shackleton souligne l’importance de l’ouvrage de Dubos
(découvert peu avant son départ) et des nombreux guides ou
récits de voyage dont Montesquieu dispose, qui parlent tous de
« l’air de la campagne romaine », véritable
« lieu commun » de la littérature de
voyage[2].
Si l’élaboration doctrinale, qui aboutit au Livre XIV de L’Esprit
des lois,
s’effectue au retour (peut-être accélérée par
la rencontre à Londres avec
Arbuthnot[3]),
on peut considérer le moment des voyages comme l’occasion
d’une prise de conscience, et comme un temps
d’observations.
L’idée
que l’activité propre des voyages serait
l’observation permet
d’inscrire les notes prises au cours du voyage dans une perspective de
connaissance de la réalité sociale, et permet de penser une
continuité avec L’Esprit
des lois.
Ainsi S. Cotta relève que Montesquieu est attentif à tout ce qui
se présente à lui : « Ces observations
démontrent clairement comment Montesquieu est également attentif
à observer la réalité dans tous ses aspects :
institutionnels ou
spirituels »[4].
Le projet de L’Esprit
des lois témoigne de cette même ambition totalisatrice : des notes
fragmentaires des Voyages au grand ouvrage, on passerait d’un relevé factuel à une
compréhension théorique. Le moment empirique de la collecte des
faits, histoire ou observation, permet ensuite de dégager des lois et de
formuler des hypothèses sur ce qui régule les institutions
humaines : « Dans un premier temps on a une fidèle
reproduction, je dirais presque statistique, de la réalité, dans
le second on a la théorisation des lois qui la
régulent »[5].
Si on croise ces deux lectures (sans vouloir superposer leurs thèses), on
dira qu’au cours des voyages naissent des inspirations fécondes,
des idées qui vont germer par la suite, et que les notes constituent un
réservoir d’observations, un matériau qui va être
réfléchi pour donner corps aux positions de Montesquieu dans L’Esprit
des lois (l’idée de science sociale pour S. Cotta ; la théorie
des climats pour R. Shackleton).
2.
Si
nous rappelons ici ces deux lectures célèbres, sans vouloir les
assimiler, c’est que la question des « airs », qui
relève de la « science », de la physique, ou plus
précisément qui croise physique et physiologie dans une optique
médicale, intéresse également la question du climat.
Pourtant notre propos n’est pas d’esquisser une nouvelle
genèse de la théorie des climats, mais de trouver un autre angle
d’attaque pour aborder ces notes, et essayer de caractériser ce
« moment » des voyages. Le « filon » de
la question des « airs », le fil que cette question peut
offrir pour le lecteur, est intéressant à suivre, car à
relire ces notes, il semble que la perspective dans laquelle elles
s’inscrivent ne renvoie pas à ce que l’on appelle
traditionnellement la « théorie des climats », et
qu’elles ne relèvent pas non plus d’une attention
« scientifique ». On dira que ce n’est pas
étonnant, puisque c’est dans un second temps que se
développe et se formule l’approche
« théorique ». Mais justement, on voudrait montrer
que l’on voit mal comment Montesquieu pourrait tirer de telles conclusions plus théoriques à
partir de ce
qu’il écrit sur les airs dans les Voyages.
Il faut rendre compte des écarts que l’on trouve avec les
œuvres ultérieures, d’abord pour saisir ce qui fait la
spécificité du moment des voyages, et aussi pour tisser autrement
des liens avec ces œuvres. Car si Montesquieu ne parle plus des airs comme
il en a parlé dans les Voyages,
cela ne signifie pas qu’il y ait une rupture : c’est en
saisissant la spécificité du discours du voyageur que l’on
peut porter un nouvel éclairage sur les questionnements climatiques
ultérieurs. L’important n’est pas tant dans l’approche
thématique (les airs), que dans l’étude des modalités
d’écriture (comment Montesquieu en parle-t-il ?).
L’attention à
l’écriture des Voyages (les voyages comme exercice d’écrivain) est certainement
essentielle si l’on veut dégager ce qui fait la
spécificité de ce « moment » dans la
pensée de Montesquieu. Il ne faut pas s’en tenir au relevé
des « idées » qui aurait été
formulées (pour la première fois), en examinant à quelle
« occasion », pour déterminer les
« sources »,
etc.
De
ce point de vue, notre contribution sera modeste, puisqu’on s’en
tient aux énoncés concernant les « airs ».
Mais elle peut livrer une piste plus générale, dans la mesure
où la question des « observations » y est centrale.
L’hypothèse de considérer les notes comme des
« observations », dès lors que l’on ne
préjuge pas d’une perspective scientifique, peut être
intéressante : mais il faut alors se demander ce qu’est une observation,
et savoir quelle activité de l’esprit y préside. Si le temps
des voyages est un moment pour observer, l’écriture des voyages est
aussi un exercice nécessaire à la constitution d’un savoir
observer, et les notes sont les dépositaires d’un tel exercice.
L’essentiel n’est peut être pas de dégager un projet
unifié qui présiderait à l’écriture des
voyages. Dans la période qui précède ses voyages,
Montesquieu a écrit L’Essai
d’observations sur l’histoire
naturelle et
les Lettres
persanes.
L’objet, les enjeux, et donc les formes de ces œuvres, ne se
recouvrent pas, mais on y trouve une même attention à
réfléchir une forme d’écriture qui s’accorde
avec un certain exercice du regard. Montesquieu s’est interrogé sur
le fait de savoir ce qu’était un « bon »
observateur, il a mis en scène le regard du voyageur découvrant
des contrées nouvelles et ses mœurs étranges, ne peut-on
penser que l’on trouve trace de cela dans les notes d’un voyageur
qui
observe ?
Cela ne veut pas dire que Montesquieu s’inspirerait de ces textes, mais
que ses notes sont travaillées par les essais d’un regard qui
découvre, qu’elles portent en elles les inflexions qui suivent son
exercice.
3. On essayera de saisir la spécificité de l’approche de Montesquieu dans les Voyages par comparaison, afin d’éclairer en retour les questionnements climatiques ultérieurs. D’un point de vue externe, on retiendra l’œuvre de Dubos (Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, 1719) et celle d’Arbuthnot (Essai des effets de l’air sur le corps humain, 1733), à la fois parce qu’elles encadrent les voyages, mais aussi parce qu’elles sont utiles pour situer la perspective propre que Montesquieu engage sur les questions climatiques. On les mobilisera moins comme des « sources » que comme des repères, pour saisir par où Montesquieu s’en écarte. D’un point de vue interne, les Voyages se situent entre L’Essai d’observations sur l’histoire naturelle et L’Essai sur les causes. Ce deuxième essai est utilisé dans le Livre XIV de L’Esprit des lois. L’importance de L’Essai sur les causes est bien connue[6], mais, pour ce qui nous intéresse, il faut bien constater l’écart qui existe entre la considération des « causes physiques » dans cette œuvre, et ce que l’on trouve effectivement dans les Voyages. Les Réflexions sur les habitants de Rome peuvent apparaître comme un texte « intermédiaire », dont l’examen permet de sentir les inflexions que Montesquieu fait subir à son discours par rapport aux Voyages. Dans ces œuvres postérieures au voyage en Italie, l’influence du milieu est examinée en utilisant les connaissances physiologiques et médicales dont Montesquieu pouvait disposer. Or c’est justement le modèle fibrillaire caractéristique de ces textes qui est absent des notes de voyage, autrement dit, tout le vocabulaire proprement « scientifique » qui permet de rendre compte de la formation des esprits en fonction du milieu dans lequel le corps vit. Pourtant Montesquieu dispose de connaissances solides en ce domaine avant son voyage : ce que manifeste L’Essai d’observations sur l’histoire naturelle, qui utilise la structure fibrillaire des végétaux pour rendre compte des phénomènes de génération. Le sujet n’est pas « médical » à proprement parler, mais la question du rapport du vivant au milieu est bien thématisée. Les échanges organiques jouent un rôle important dans l’exposé de l’épigénèse que Montesquieu oppose aux préformationnistes. Il faut souligner ce fait : dans les Voyages, les dynamiques fibrillaires ne sont jamais interrogées. Elles sont peut-être présupposées, en tout cas elles ne sont pas mobilisées dans l’écriture[7]. Or ce sont ces « fibres » qui signalent aussi la « touche » de Montesquieu dans ces questions climatiques. D’ailleurs, on les trouve bien dans les Mémoires sur les mines[8] (et dans les Réflexions sur les habitants de Rome[9] qui, au départ, étaient reliées à ces textes). Cette absence semble indiquer que ce n’est pas par ce biais que Montesquieu aborde la question des airs au moment du voyage. On peut aussi relever que Dubos utilise fréquemment la métaphore de la plante[10] et que, de ce point de vue, on aurait pu imaginer que Montesquieu poursuive ces réflexions en usant de ses connaissances en ce domaine. Cependant, si l’on prête attention à la fin de L’Essai d’observations sur l’histoire naturelle[11], on trouve un long développement sur des questions agronomiques, où Montesquieu s’oppose au providentialisme. Il nous semble que ce développement, qui pose la question des lieux et de leur aménagement par les hommes, n’est pas sans écho dans les passages des Voyages où Montesquieu relève des notations sur l’air. Plutôt que de partir de la « théorie du climat », telle qu’elle est formulée dans L’Esprit des lois, on peut retenir ce développement final de L’Essai d’observations, qui permet d’esquisser un autre angle d’attaque pour interroger les notes de notre voyageur.
4. Les
notations sur les airs constituent un fil que l’on peut suivre dans les Voyages.
En suivant ce fil, on constate qu’il y a une évolution du discours
qui conduit à des notations plus régulières à ce
propos. Jusqu’à Florence, les notations sont relativement
pauvres : une simple évocation sur « le mauvais
air » de la lagune à
Venise[12] ;
toujours à Venise, une note plus développée évoque
l’air chargé de sel, mais c’est pour souligner les effets
désastreux de ces éléments sur les
tableaux[13].
Montesquieu note qu’à Sassari il y a un « air
meilleur »[14] (mais il n’y est pas allé) ; il remarque
« l’air assez mauvais » de la
Vénerie[15] ;
et, dans une conclusion sur l’usage de machines pour entretenir un canal
qui va de Livourne à Pise, il conclut : « Depuis que
l’on a fait cet ouvrage, l’air de Livourne est devenu
sain »[16].
Après Florence, les notations sont plus importantes quantitativement, et
surtout plus régulières. Mais elles s’inscrivent dans des
types de remarques que l’on trouve déjà au début des Voyages.
Cela apparaît si on prête attention aux remarques que Montesquieu
fait sur les « terres » et sur les
« eaux ».
L’air
est, avec l’eau, une des composantes essentielle du milieu de vie de
l’organisme. C’est par l’air ou l’eau que se font les
échanges organiques ; ils constituent également les fluides
qui pressent le corps fibrillaire de toutes parts, et qui se chargent des
éléments solides qui peuvent se trouver dans la terre. Cette
attention aux eaux et aux airs, si elle est bien d’inspiration
hippocratique d’une façon générale, est commune
à l’époque. Que ces éléments soient
considérés comme source d’infection, porteurs de maladies,
ou que l’on considère leur action ordinaire sous le biais des
variations de températures, ils sont depuis toujours examinés tant
pour la médecine générale que pour l’étude des
épidémies. Il ne s’agit donc pas tant d’établir
la source hippocratique que de montrer que ces considérations sur
l’air, les eaux, le milieu, supposent la mise en œuvre d’un
certain regard, ce qui montrerait que, par delà des thèmes fort
répandus dans les milieux médicaux et
savants[17],
il y a une communauté plus profonde avec la pensée hippocratique.
Airs, eaux, terres : les phénomènes
physiques relatifs à ces éléments sont liés dans une
perspective médicale, ou dans les textes qui s’en inspirent pour
interroger l’influence du climat. Cela apparaît clairement dans
l’œuvre de Dubos, et aussi dans la Pensée n° 2265,
qui explique que « la nature de la terre contribue beaucoup à
la différence des génies ». On trouve dans ce passage un
indice textuel qui peut renvoyer à Dubos, avec l’évocation
de la « marne », craie blanche que l’on trouve dans
les provinces françaises, « pleine d’esprits volatils,
qui entrent dans notre sang et par la nourriture des choses qui croissent et par
les aliments dont nous nous nourrissons, et par l’air que nous respirons
et qui en est mêlé ». On trouve ainsi un paragraphe sur
le « génie »
italien[18].
5. Mais
dans les Voyages,
ce ne sont pas des « génies » qui sont
interrogés en fonction de données climatiques, et c’est sans
doute pourquoi les fibres ou les dispositions du corps ne sont pas
mobilisées pour mettre en évidence ces échanges organiques,
qui permettraient de rendre compte des « caractères »
et des « esprits ». On a affaire à un
répertoire de « lieux », dans une approche que
l’on qualifierait plus volontiers de
« géographique »[19],
à première vue, que de « climatique ». Les
notations s’inscrivent en effet le plus souvent dans le
« passage » d’une ville à une autre, et elles
forment les éléments d’un discours sur le
« paysage ». Par ce terme, on n’entend pas seulement
ce que le voyageur voit par sa fenêtre (de son point de vue), mais ce
qu’il recompose du « pays » au
« passage ».
Il ne s’agit pas de descriptions paysagères suggestives, qui auraient une valeur esthétique ou
littéraire, mais de brèves
annotations qui fixent le cadre à partir duquel la réalité politique
peut être interrogée. Ainsi, on voit les éléments
proprement
géomorphologiques[20] renvoyer à la dimension humaine de l’occupation du
territoire : la rivière est obstacle, ou moyen de communication, la
plaine est marécageuse, aménagée, etc. Les notations sur
les terrains sont suivies du relevé des cultures dominantes (vignes,
blé, etc.), voir des animaux élevés. En relevant ces
cultures, on a un double indice : sur la qualité des
sols[21],
et sur l’état de l’agriculture (délaissée ou
encouragée). Voilà donc un premier « état des
lieux » qui est comme un premier exercice du regard, et qui a vocation
à être complété par d’autres
« vues ». Dans cette pratique de mise en rapport, des
« raisons » peuvent se dessiner, qui viennent corriger les
fausses évidences, ou les rapprochements hâtifs. Ainsi, Montesquieu
soutient-il dans L’Esprit
des lois que
« les pays ne sont pas cultivés en raison de leur
fertilité mais en raison de leur
liberté »[22].
Au moment des Voyages,
Montesquieu n’en est pas encore à tirer des conclusions, mais on
voit que la pratique qui permet de justifier ce type d’affirmation est
bien à l’œuvre, dès lors que le
« paysage » est composé pour interroger la
réalité politique.
Si
l’attention à la qualité de l’air s’intensifie
à partir de Florence (on verra pourquoi), elle s’inscrit dans un
type de discours sur les lieux qui la précède. Preuve en
est : les notations sur les terrains sont régulières jusqu’à
Florence[23] ;
elles se poursuivent par la suite, et la question des airs s’inscrit dans
ces brèves annotations qui dressent un état du pays au passage (ce
qu’on a appelé un
« paysage »)[24].
Il faut donc préciser ce type de discours pour voir en quoi
l’examen des airs enrichit les remarques sur les lieux. Pour cela, on peut
déjà relever que cette attention aux changements physiques des
lieux fait l’objet d’une attention particulière dans
d’autres textes qui précèdent l’écriture des Voyages.
6. On
sait que Montesquieu mobilise souvent le thème du changement continuel et
insensible de toutes
choses[25],
à la fois pour relativiser le statut de la vérité en
physique, et pour justifier une conception de la recherche en science qui repose
sur le travail d’observation : « La terre change si fort
tous les jours qu’elle donnera sans cesse de l’emploi aux physiciens
et
observateurs »[26].
Si tout change, « les observations sont l’histoire de la
physique »[27],
et elles doivent toujours être
renouvelées[28].
Cette approche justifie le Projet
d’une histoire physique de la terre ancienne et
moderne[29].
Or, dans cet appel aux savants qui date de 1719, Montesquieu demande
d’observer non seulement les changements que nous qualifierions de
« naturels »[30],
mais aussi ceux qui sont liés à l’intervention
humaine : « Des Ouvrages faits des mains de l’homme qui ont
donné une nouvelle face à la Terre, les principaux Canaux qui ont
servi à joindre les Mers & les grands Fleuves, les mutations
arrivées à la nature du terrain & la constitution de
l’air, des Mines nouvelles ou perduës, de la destruction des Forests,
des Deserts formez par les Pestes, les Guerres & autres fleaux, avec la
cause Phisique de tous ces effets ». On trouve effectivement trace de
cette attention physicienne à la Terre (avec ces trois aspects :
terrains, eaux et airs) dans les Voyages,
comme si les indications de 1719 y étaient actualisées : on a
bien des notations qui portent autant sur les changements
continuels[31],
que sur les ouvrages des hommes, comme si la mobilité du voyage offrait
au voyageur la possibilité de s’exercer à
l’observation, et surtout, en changeant de lieu, de le rendre sensible aux
changements insensibles. Si le projet de 1719 n’a jamais vu le jour, le
voyage donne l’occasion d’éprouver la réalité
des changements. Pensons à cette remarque sur le voyage en Italie
d’Addison[32] :
« J’ai oûi parler d’un voyage d’Addisson ou il
a cherché a faire voir par les choses que les poëtes ont
chantées et par ce qu’elles sont a present combien il seroit
dangereux de les croire, mais ce qu’il attribuë a des mensonges
poëtiques pourroit bien peut-etre etre attribué à des
changemens
reels »[33].
Pour autant, il ne faut pas dire, selon nous, que ces notes sont comme le
recueil d’observations qui viendraient alimenter une Histoire
de la Terre.
Certaines pourraient assurément être utilisées dans ce sens,
mais il semble que cette attention physicienne n’est pas animée par
une intention physicienne. Car, lors du voyage en Italie, ces remarques sont
bien prises dans une forme d’écriture propre.
Les
notations que Montesquieu fait sur les eaux au début du voyage (avant que
les notes sur les airs ne deviennent régulières) permettent de
dégager le sens de ce qui apparaît d’abord comme une
observation des lieux. Ainsi à Venise les maladies et le changement de
terrain sont évoqués
ensemble[34],
ce qui doit se comprendre dans un questionnement sur la
démographie : c’est l’espace et la qualité du
lieu qui définit le lieu habitable (ainsi le marais malsain n’offre
aucun espace à l’activité humaine). La perspective
médicale n’est pas développée en
elle-même ; quand elle est relevée, elle s’inscrit dans
une approche
locale[35].
Il ne s’agit ni de classer les maladies, ni de dégager des causes
invariables, mais d’avoir les moyens d’interroger les
différents lieux pour saisir ce qui les caractérise en propre.
Dans le cas de Venise (où l’on trouve les plus longs
développements sur la lagune), c’est bien les modalités de
l’action humaine qui sont interrogées, avec par exemple toutes les
remarques sur la machine de
Bonneval[36].
Le questionnement sur les lieux se rapporte alors à
l’activité productive des richesses : essentiellement le
commerce et l’agriculture (les voies de communication et le terrain
cultivable).
7. Cette
attention aux lieux est axée sur la question de leur aménagement
possible par
l’homme[37].
La qualité des routes, l’existence des canaux qui drainent les
eaux, la qualité des terrains de culture : à travers
l’aménagement des lieux, c’est bien la
« richesse » d’un territoire qui est
interrogée. Du coup, ces remarques peuvent être reliées avec
d’autres questions qui nourrissent les notes : le commerce, les
revenus de l’État, la
démographie[38].
Ces questions mériteraient un développement propre, mais il faut
remarquer que l’on a bien ici les différents aspects qui
interviennent ordinairement dans les traités de gouvernement qui
proposent des « réformes », qui commencent à
utiliser les données statistiques pour la bonne administration des
royaumes, et à travers lesquels émergent une nouvelle forme de
rationalité
politique[39].
Si les ambitions diplomatiques de Montesquieu ne sont certainement pas à
l’origine de ses notes de voyage, il est possible que celles-ci soient
informées par un souci de mise à l’épreuve des
capacités d’observation d’un pays inconnu que l’on peut
aussi attendre d’un diplomate. L'exercise d'écriture peut compléter la lecture des manuels destinés aux diplomates voyageurs. L’exercice du regard que suppose
l’observation du pays par un voyageur peut en effet s’inscrire dans
le cadre d’une formation politique au sens large (qui puisse
intéresser aussi bien la politique – le diplomate doit être
au fait de la situation du pays, pour rapporter les évolutions aux
intérêts de son prince, et savoir comment tirer parti des
événements – que l’art d’administrer un
territoire). Pour le diplomate en formation, l’essentiel serait de savoir
lire dans le paysage les signes de la puissance.
Ces
notes s’inscrivent, selon nous, dans une perspective que l’on peut
qualifier de politique : « On peut dire qu’il est
impossible de traverser ces pays [sur la route de la Styrie à la Cariole,
avent d’arriver à Venise], que la Nature a faits pour être
affreux, et de voir les chemins, les ponts, les chaussées, sans avoir de
l’admiration pour le prince qui a fait ces ouvrages, et avoir une bonne
opinion d’un gouvernement où il y a une si bonne
police »[40].
Comme le relève cette remarque, l’aménagement des lieux et
le gouvernement sont liés. C’est
dans ce contexte que Montesquieu évoque l’air, associé pour
la première fois aux autres éléments : « Il
est impossible de voir cette ville [Livourne] sans concevoir une bonne
idée du gouvernement des Grands-Ducs, qui ont fait là une ville
florissante et un beau port, malgré la mer, l’air et la
nature »[41].
C’est cette perspective qui permet d’unifier ces fragments : le
paysage n’est pas donné chez Montesquieu, il est construit ;
composé par le mouvement du regard qui retient des détails (des
aspects) pour les mettre en rapport. Montesquieu rédige une note qui
retient les éléments essentiels pour juger du bon gouvernement des
pays : le paysage est un tableau qui permet d’interroger la
réalité politique ; ces notations sur les
« lieux », la plupart du temps en
« arrivant », dressent un abrégé,
un schéma pour poursuivre la lecture. Il s’agit d’un premier
« coup
d’œil »[42] sur la bonté d’un gouvernement.
8. Si
on garde cela en tête, on peut voir que les « plans »,
mais finalement toutes sortes de remarques qui peuvent sembler disparates,
s’inscrivent dans cette façon de dresser un « tableau du
pays », dont le « paysage » fourni
l’esquisse : les plans de
ville[43],
les notes sur les
ports[44],
les question géographiques et
géostratégiques[45] renvoient à la dimension spatiale de la situation, mais les notes de
Montesquieu sur les droits de douanes et les impôts, qui croisent la
question du commerce et des revenus de l’État, les observations sur
les institutions (essentiellement judiciaires), celles qui concernent
l’état des groupes sociaux et la façon dont ils participent
à l’ordre
social[46],
peuvent aussi s’inscrire dans cette peinture politique, qui cherche
à saisir une situation où « tout est extrêmement
lié »[47].
Si cet énoncé théorique n’est pas formulé dans
les Voyages,
parce que la façon d’examiner les différents rapports
n’est pas ordonnée selon un angle d’attaque qui perpette de
les ternir tous ensemble, la pratique
relationnelle est bien à l’œuvre dans l’écriture de ces
fragments qui relèvent un fait, ou qui développent un peu
l’examen d’un aspect de l’ordre social à
considérer. Cette écriture fragmentaire, qui procède par
touches (chaque fragment note un « trait », il expose une
« vue »), ne conduit pas à un éparpillement du
propos. Chaque fragment reste ouvert, et le mouvement même du voyage vient
animer ces réflexions en permettant des mises en relation, des retours et
des approfondissements. Dans cet exercice continuel, le regard s’aiguise
et étend ses capacités d’interroger ensemble les
différentes
« vues »[48].
Cela
apparaît nettement, pour ce qui concerne notre thème, à
propos du cas romain : évoqué (car célèbre)
alors que Montesquieu est à
Venise[49],
il fait l’objet d’un premier
développement[50],
puis l’air de la campagne romaine est examiné à deux
reprises lors du premier
séjour[51],
avant d’être « revu » au moment du second
séjour (deux développements
importants[52]).
Ce n’est pas seulement une question « suivie », car
elle engage à chaque fois des considérations qui complexifient
l’examen de la situation. Si les Voyages peuvent faire l’objet de parcours thématiques (comme le
nôtre), il reste que chaque vue exerce à interroger comment les
choses sociales sont extrêmement liées. Les remarques qui
concernent les arts peuvent aussi s’inscrire dans ce
cadre[53].
Des fils peuvent être suivis pour eux-mêmes, et il est
évident que le voyage en Italie joue un rôle central dans la
formation du regard que Montesquieu porte sur les œuvres
d’arts[54],
mais justement, il faut relever que cette formation participe d’un
exercice plus général, qui n’est pas sans rapport avec
l’évaluation artistique. Preuve en est, l’analogie
qu’il y a entre la saisie du « tout ensemble »
d’un tableau (à laquelle finalement Montesquieu se forme aussi bien
en peinture, en sculpture qu’en architecture), et la « vue
d’ensemble » qu’il cherche à avoir lorsqu’il
visite une
ville[55].
9.
Si
ces vues s’offrent à la contemplation, elles prennent aussi place
dans un discours qui les rapporte : c’est le mouvement de l’une
à l’autre qui fait sens, qui permet de décrypter ce que
l’on regarde, et d’y voir clair. Le discours sur les airs et les
terrains participe, dans les Voyages,
d’une esquisse politique : ce qui montre que la question du
gouvernement et l’évaluation de sa bonté est
inséparable de l’examen des lieux. Aussi lorsqu’on parle de
peinture de paysage, ce n’est pas pour l’opposer à une
peinture historique : celle-ci est bien présente dans les Voyages,
et on verra même que le cas romain articule les deux. Le
développement sur la question de
« l’intempérie » conduit à interroger
les changements climatiques en liaison avec l’activité des hommes,
et donc aussi des changements
historiques.
Il
importe enfin de relever que l’air n’est pas interrogé dans
les Voyages comme
« causes » ou facteur causal (comme c’est le cas chez
Dubos). On ne trouve qu’une seule notation sur le
« climat » qui propose un axe nord/midi pour examiner les
esprits. Il n’y est pas question d’air, mais le relâchement
des esprits est rapporté à la mollesse du corps (sans
précision physiologique), et aux pratiques
alimentaires[56].
Ce passage, qui fait nécessairement penser aux développements du
Livre XIV de L’Esprit
des lois, ne
doit pas masquer le fait que les autres remarques sur les lieux ne
s’inscrivent pas dans la même optique, et on manquerait
l’essentiel, en cherchant dans ces derniers textes une mise à
l’épreuve de la théorie des climats, ou sa genèse. Il
importe de souligner qu’il n’y a dans les Voyages aucun sous bassement physiologique évoqué aux remarques sur
l’air, aucune notation qui justifie
de passer par l’envers
machinal[57],
alors que c’est sur ce point que Dubos insiste, et alors même que
Montesquieu dispose du cadre nécessaire pour se prêter à ce
questionnement, comme l’indique la remarque sur les moines italiens. Dans
la perspective d’une écriture du « paysage »
telle qu’on l’a définie, la qualité des airs est
relevée comme un signe.
De quoi l’air est-il signe ? En fait, il ne signifie rien en
lui-même, pas plus que la qualité des eaux, etc. : c’est
lorsqu’on rapporte les différents éléments entre eux
que l’on peut interroger leur sens. La sémiologie que Montesquieu
élabore est globale et différentielle, ce qui s’accorde avec
l’idée que « tout est extrêmement
lié ». On peut penser qu’il n’est pas anodin que
Montesquieu ne commence pas, au début de son voyage, par relever la qualité des airs. Mais
c’est parce qu’il a déjà parcouru un bout de chemin
que, rapporté à ce qu’il a déjà noté,
l’air devient signifiant. Aussi les notations s’inscrivent-elles
dans une grille de lecture, formée dans l’écriture au cours
du voyage, qui permet d’interroger la réalité politique en
reliant ces indices que sont les éléments du paysage.
10. Que
se passe-t-il donc à Florence qui soit l’occasion pour Montesquieu
de porter autrement son attention sur l’air du pays ? On a dit que,
dans les Voyages,
Montesquieu n’en vient pas d’abord à considérer les
eaux, l’air, bref le milieu avant toute chose. Il y a une évolution
dans le texte qui s’accorde avec l’idée d’une formation
du regard. En effet, si l’on trouve dès le début du voyage
des descriptions des paysages traversés,
sauvages[58] ou
cultivés[59],
ou même des
villes[60],
ce n’est pas d’abord dans une perspective climatologique ou
médicale. La situation des villes, des places fortes, des ports ou des
arsenaux, est envisagée d’un point de vue stratégique,
qu’il s’agisse de stratégies
militaires[61] ou
commerciales[62].
Les éléments naturels ne sont cités que dans la mesure
où ils ont été maîtrisés, le but du propos
étant toujours de montrer comment les hommes ont su s’adapter
à un environnement parfois hostile, et comment les bons princes ont su
favoriser les arts et les réalisations
techniques[63].
L’environnement est présenté ici comme ce qui est
susceptible d’être transformé et qui résiste aux
aménagements.
Mais
arriv é à Florence, le ton change, le regard aussi :
Montesquieu voit, lors d’un banquet, de belles Florentines. Après
une remarque vestimentaire, il en vient à observer leur teint :
« Ces dames n’ont point de rouge ; cependant, elles ont
toutes un très grand air de jeunesse : à quarante ans, la
plupart paroissent fraîches comme à vingt. Vous voyez des femmes
qui ont parturié dix à douze fois, et qui sont jolies,
fraîches, aimables, comme la première
fois »[64].
Le regard est alors attentif à l’état du corps vivant dans
son devenir, et les muses florentines inspirent à Montesquieu cette
remarque médicale, qui donne les raisons de cette fraîcheur
étonnante : « Je crois que la vie réglée, le
grand régime et, outre ce, une disposition particulière de
l’air les soutient ainsi ». Tout oppose ces fraîches
mères florentines, vivant dans le climat toscan, et les prostitués
vénitiennes, croupissant dans les eaux de la
lagune[65].
L’explication a un ton hippocratique : entre les mœurs et le
milieu physique, qui déterminent ensemble le tempérament des florentines, on trouve la règle
diététique, le régime, qui participe de la bonne
régulation des échanges organiques. En effet, la qualité de
l’air n’est pas directement cause de maladie pour Hippocrate, mais
celle-ci dépend du rapport qui existe entre l’organisme et son
milieu[66].
Dubos insiste également sur cette idée de discord pour penser l’origine des maladies. Le corps a grandi dans un certain air
(qu’il appelle « air natal »), dans lequel il
s’est constitué, par rapport auquel il s’est disposé.
Cette convenance est le résultat de l’habitude, et définit justement la
« disposition » du corps, et le
« tempérament » de l’individu. Ainsi le
changement de lieu, et d’air, n’est pas sans inconvénient,
puisqu’il met à l’épreuve l’organisme qui doit
déployer des dynamiques nouvelles pour supporter ce changement :
« Un air trop différent de celui auquel on est habitué
est une source d’indispositions et de
maladies »[67].
Montesquieu fait cette remarque : « L’affaire est de passer
d’un bon air à un bon air. Mais, si on va, d’un bon air,
dormir à un mauvais, on est
pris »[68].
Ce qui est souligné avec le cas des Florentines, c’est justement
cet accord qui permet à l’organisme de se maintenir jeune. Le
mauvais teint, les femmes vilaines, le vieillissement, tels sont les signes du lieu insalubre
et
misérable[69].
On constate alors que le texte des Voyages,
qui ne s’était auparavant pas tellement préoccupé de
ces questions, est régulièrement ponctué de remarques sur
l’air du lieu
visité[70].
11. On peut penser que le cas de la campagne romaine est important pour expliquer l’attention croissante que Montesquieu porte à ces questions[71]. Montesquieu a pu être inspiré par les nombreux récits de voyageurs, qui soulignent l’insalubrité de l’air romain[72], mais il ne s’en tient pas à l’anecdote de voyage. L’examen des situations est relié à des questions démographiques. Le peuplement ou le dépeuplement, le mouvement des populations est au centre du questionnement sur l’air des lieux[73]. Cependant Montesquieu ne se borne pas à des explications simplistes qui manifesteraient un schéma causal déterministe. Au contraire, son attention se porte plutôt sur des corrélations complexes, où ce qui est déterminant est aussi déterminé. L’attention climatologique n’est ainsi jamais séparée de la réflexion historique et économique. L’influence de l’air prend place dans un ensemble, où on ne peut pas dire qu’il soit l’instance primordiale. Par exemple, pour l’explication de la désertification de la campagne romaine, c’est d’abord une raison historique qui est avancée : la campagne a été transformée en lieu de villégiature par la bourgeoisie romaine, et les maisons, les jardins, ont été ensuite abandonnés par nécessité économique, la terre, qui n’était déjà plus labourée, n’étant même plus cultivée, a été laissée en friche, sans personne pour la cultiver[74]. Ce n’est que dans un second temps, dans un développement qui poursuit et reprend cette explication, que l’élément « climatique », le mauvais air, prend place dans un cycle qui accentue et pérennise la désertification de la campagne romaine : « Voilà donc un désert ! Le défaut de culture produisit le mauvais air, et le mauvais air a empêché depuis le repeuplement »[75], et donc la mise en culture[76]. Il faut insister, car on trouve chez Dubos cette idée que le défaut de culture a produit un « changement considérable » dans la terre de la campagne romaine[77]. Mais il s’agit pour lui d’établir « que la terre est la cause de l’altération de l’air », et de ce fait de rendre compte de son influence sur les esprits. Il commence d’ailleurs par relever la langueur des naturels du pays et les maladies des étrangers pour manifester cette influence[78]. Il relève également deux autres « causes » physiques, qui accréditent l’idée d’un changement de la terre et de l’air[79]. Dans la réflexion de Montesquieu, la question de l’air n’est pas envisagée comme ce qui produirait la diversité de caractère. Ce qui est le point de départ, c’est le constat de la désertification[80]. L’examen de l’air permet de préciser un processus dont il n’est ni l’origine, ni le terme, mais dans lequel il s’inscrit. Autre indice : l’air est toujours qualifié dans une perspective évaluatrice[81], mais les caractéristiques physiques qui expliqueraient ces qualités sont très rarement évoquées[82], et on ne trouve aucune trace de la dynamique fibrillaire qui s’y rapporterait[83]. Or on trouve dans les Pensées une note sur la campagne romaine qui renvoie à cette dimension occultée dans les Voyages[84]. C’est cette dimension que l’on retrouve également dans les Réflexions sur les habitants de Rome ou les Mémoires sur les mines[85] : mais justement, la perspective n’est plus exactement celle des Voyages. La « qualité » de l’air peut être un élément signifiant qui permet au voyageur de décrypter une situation, dans le but d’évaluer l’action de l’homme et de penser les modalités d’une intervention possible. On le voit : plutôt que de tout expliquer par un événement, Montesquieu préfère décrire un processus lent, que l’on peut dégager parce qu’il est à l’œuvre dans d’autres lieux aux configurations similaires. S’il s’interroge sur les changements climatiques, et, corrélativement, sur les variations de population[86], c’est que l’histoire du climat[87] n’est pas sans rapport avec l’histoire des hommes.
12. La
qualité de l’air dépend bien du terrain,
c’est-à-dire de la qualité de la
terre[88] et de la qualité de
l’eau[89] qui circule.
L’air se charge des particules de la terre, d’où la
nécessité d’être attentif aux compositions des
terres[90],
et donc aux « ingrédients » des airs et des eaux. En
ce sens l’approche climatique est surtout une pensée des terroirs.
Ce rapport entre l’état des eaux (leur abondance ou leur absence,
leur mouvement ou le fait qu’elles croupissent, les exhalaisons variant
selon la température) et la qualité de l’air est
fréquent[91].
Cependant, au fil du voyage, il ne s’agit pas d’interroger la
diversité des « génies », mais, dans une
perspective plus médicale, de relever le caractère
« sain » ou « malsain » d’un lieu.
Du coup, ce rapport entre le mauvais air et l’insalubrité des lieux
montre que, dans l’esprit de Montesquieu, c’est bien
l’aménagement des lieux par les hommes qui est en cause, et non une
providence
particulière[92].
On peut penser que le discours récurent sur la misère et
l’insalubrité des États du Pape a ainsi une signification
politique. Lorsque Montesquieu s’éloigne de Rome, on a
l’impression qu’il fuit un pays frappé par la foudre divine.
Heureusement, il en réchappe sain et sauf – « Dieu
merci ! en bonne
santé »[93] souligne-t-il ironiquement. Grâce à Dieu, il peut sortir sauf de
l’enfer de Rome. L’enfer et son air irrespirable ne sont pas le
signe d’une punition divine à l’égard de la maigre
population qui vit dans une misère extrême dans les environs de
Rome, mais bien d’un mauvais gouvernement du Pape. La campagne romaine,
désertique, ressemble d’ailleurs tellement à
l’Arabie[94].
Le
milieu, qui influe tant sur l’état des corps, n’est donc pas
un simple donné naturel. Dans le cas des régions italiennes les
remarques de Montesquieu vont dans le même sens : les changements
climatiques doivent être souvent rapportés à des
transformations dues à l’action de
l’homme[95] ;
c’est dans ce sens que l’histoire du climat est liée à
l’histoire des hommes, et que les airs sont un révélateur
politique. L’insalubrité d’un lieu est un défaut
d’aménagement ou d’entretien ; l’abandon de la
campagne romaine en est le cas le plus
manifeste[96].
Le rapprochement entre Rome et
l’Egypte[97] montre que les plaies d’un pays, les changements démographiques et
les maladies, ne sont pas le signe d’une malédiction. Il n’y
a pas de providence des lieux, mais cela ne signifie pas que tous les lieux
soient propres à l’habitat humain, seulement cette convenance
locale n’est pas le signe d’une providence divine qui règle tout
dans la vie des peuples. On trouve un texte des Pensées qui éclaire ces points : ce n’est pas la nature, ou Dieu, qui prévoit l’existence de plantes médicinales dans un lieu en
vue des hommes
qui y vivront ; mais ce sont les hommes qui, trouvant dans ce lieu ces
plantes nécessaires, ont pu y
habiter[98].
Que le lieu convienne à
l’implantation humaine ne relève d’aucun finalisme a
priori;
même si, du fait de cet accord entre la situation et les besoins humains,
on peut dire qu’il découle une certaine finalité, puisque ce
lieu convient aux
vues des
hommes.
13. La typologie[99] que Montesquieu établit pour préciser cette idée met en avant la convenance ou les inconvénients d’un lieu ; cependant ces inconvénients peuvent être parfois contournés. Tout ceci va dans le même sens que la conclusion de L’Essai d’observations : c’est le savoir humain qui permet l’accommodement des plantes en vue de la survie et de la santé, et qui rend propre un lieu, qui participe de son aménagement[100]. Aucune providence n’est inscrite dans l’état d’un lieu (qu’il s’agisse de l’Egypte ou de Rome) ; par contre, l’art humain est cette prévoyance où se dessinent les projets humains et les moyens de les réaliser. Il faut savoir pré-voir, et pour cela il faut éclairer l’homme sur ses capacités pour que son avenir soit plus clément[101]. L’objet de L’Essai d’observations est bien de développer ce savoir humain qui permette à l’homme de réaliser ses vues en maîtrisant son environnement. Ce savoir est à la fois un savoir sur les qualités nutritives des plantes, donc de leur organisation dans le rapport qu’elles ont avec l’organisme qui les digère ; mais en même temps c’est un savoir local, des particularités du terrain (puisque les fibres de la plante tirent de la terre ce qui la constitue) et des temps (puisqu’il peut y avoir des variations climatiques). C’est donc dans son ensemble un savoir des convenances : convenance de telle plante à l’organisme humain (qualité nutritive), convenance du terrain au développement de telle plante (terre propre à la culture de plantes nutritives), convenance temporelle (années favorables, saisons propres, etc.). Il est vrai que la situation climatique pose les limites dans lesquelles se situe le champ de l’action humaine ; cependant le savoir des convenances accroît dans ces limites le champ des possibles. L’art est ici la prévoyance que l’homme acquiert grâce à ce savoir des convenances, et qui supplée la Providence divine. Si la dernière partie de L’Essai d’observations ne se rapporte qu’à la question de l’usage des végétaux (agriculture et médecine), on voit comment cette même attention à la particularité des lieux se traduit dans les Voyages par les notations qui composent un « paysage ». En dégagent les signes de l’intervention humaine, en évaluant les caractéristiques du terrain, Montesquieu cherche aussi à réfléchir les modalités d’une action possible, et à évaluer la bonté du gouvernement.
14. Il faut revenir sur le cas romain tel qu’il apparaît dans les Réflexions sur les habitants de Rome[102], pour mesurer la différence de perspective avec Dubos, et aussi par rapport aux Voyages. Le texte est associé originairement aux Mémoires sur les mines. On trouve dans les Pensées une note qui semble présenter un premier état provisoire de la question, et qui renvoie aux Voyages : « Dans le journal de mes voyages, j’ai remarqué la gourmandise ou plutôt la gloutonnerie des anciens Romains et l’étonnante sobriété de ceux-ci [c’est-à-dire : des modernes]. Je n’en ai pas marqué la raison, et je crois que je l’ai trouvée : c’est l’usage fréquent que les Anciens avaient des bains »[103]. Force est de constater que l’on ne trouve pas dans ses notes de mention explicite de cette question, même si on peut en trouver des traces[104]. Le flottement de Montesquieu sur l’objet même (air de Rome ou de sa campagne), laisse supposer des reprises successives sur ces questions. Il reste que les Voyages évoquent plutôt le cas de la campagne romaine, alors que les textes qui concernent l’air de Rome[105] s’inscrivent à chaque fois dans un projet particulier (Mémoires sur les mines et Réflexions). La perspective de la sémiologie du paysage politique s’accorde avec les divers passages dans la campagne romaine, alors que la question de l’air de Rome est traitée autrement dans les textes qui y renvoient : et, dans ce cas, on entre effectivement dans l’examen du jeu de la machine à son milieu. La « page » du journal que Montesquieu évoque est peut-être perdue, ou peut-être Montesquieu se souvient-il d’un fait qu’il a cru avoir noté : de toute façon, le passage des Voyages où il évoque l’intempérie de Rome n’est pas associé à la question de la gloutonnerie, et on peut penser que ce type de remarques sur un trait de caractère romain n’aurait pas été associé à la question de l’air. C’est justement dans un second temps que cette question, qui touche aussi aux mœurs, est associée à la pratique des bains[106]. Alors l’approche physiologique et physicienne va être mobilisée, et les remarques sur l’air de Rome vont être utilisées[107]. Montesquieu a pu observer la sobriété des Romains, il a pu noter qu’ils se différencient en cela des anciens Romains : il dit n’avoir pas « marqué la raison ». Mais, et c’est là la principale différence avec Dubos, il ne s’agit pas simplement de relever les « causes »[108] physiques qui rendraient compte de cette « différence ».
15. On sait que Dubos s’approprie une pseudo-objection pour valider son « système » : « Il est arrivé de si grands changemens dans l’air de Rome et dans l’air des environs de cette ville, depuis les Cesars, qu’il n’est pas étonnant que les habitans y soient à present differens de ce qu’ils étoient autrefois. Au contraire, suivant notre systême, il falloit que la chose arrivât ainsi, et que l’altération de la cause altérât l’effet »[109]. S’agissant de l’altération physique de l’air à Rome, il faut noter que les explications que donne Montesquieu se trouvent déjà chez Dubos[110]. Mais celui-ci ne s’attache qu’à la justification de sa thèse centrale, qui indexe directement le « génie particulier à chaque peuple » sur les « qualitez de l’air qu’il respire »[111]. Montesquieu insère le rapport à l’air dans un ensemble de facteurs qui débordent la seule question d’une simple « influence » (d’une relation simpliste de cause à effet[112]). Dans les Réflexions sur les habitants de Rome, l’objet est de rendre raison de la sobriété des habitants de Rome comparée à l’intempérance des anciens Romains. L’intérêt du cas romain est que ces changements de caractère[113] ont eu lieu sous une même latitude, c’est-à-dire dans le même « climat »[114]. Pourtant l’environnement romain, la qualité de l’air et des eaux qui spécifie le milieu, a bien changé. De ce point de vue, le texte manifeste une attention aux caractéristiques du milieu que l’on retrouve dans L’Esprit des lois, et qui interdit d’interpréter les questionnements climatiques simplement comme une « théorie » des climats : une classification des zones géographiques qui ne tiennent compte que de la « température »[115]. Il s’agit moins dans L’Esprit des lois de présenter une théorie des formes climatiques[116], que de proposer des schémas permettant d’élaborer un système des différences. La différence entre des « climats » (chauds et froids) permet de situer des zones où le terrain de chaque lieu doit être examiné. Aussi la question de la température ne clôt pas le questionnement climatique, elle l’ouvre au contraire, en permettant de montrer le jeu qui existe entre le milieu et la machine, en exposant ensemble l’ordre des dynamiques organiques et la sensibilité qui se forme (sensations, idées, passions). En ce sens, le questionnement climatique déborde la simple question du climat. C’est le « milieu » particulier qui intéresse Montesquieu, et il cherche moins à identifier des causes qu’à inventorier les variables qui jouent ensemble dans chaque situation, pour permettre à chaque fois de mener à bien l’examen des situations singulières. Car celui qui n’est pas capable de saisir comment ces variables communiquent entre elles pour dessiner la configuration du terrain ne pourra en tirer parti.
16. Aussi ne faut-il pas être abusé par la distinction que Montesquieu fait dans le quatrième paragraphe des Réflexions sur les habitants de Rome entre « plusieurs causes », les unes physiques et les autres morales. L’important n’est pas tant d’assigner une cause « physique » à ces changements, que de voir comment les changements de terrain (phénomènes d’eaux croupissantes notamment[117]), et l’influence physiologique qu’ils peuvent avoir (sur la qualité des fibres[118]), sont liés aux changements sociaux (évolution des mœurs et des usages, décentrement des zones d’habitation[119]) et aux aménagements humains (abandon de certains lieux en ruine, mines). Aussi la distinction initiale, que l’on retrouve dans L’Essai sur les causes, n’est pas la marque d’un dualisme[120]. Si L’Essai sur les causes est bien construit en deux parties, cette présentation engage en fait à tenir ensemble une physiologie fibrillaire et une histoire de la sensibilité. Il s’agit, dans ce cadre où Montesquieu fait l’inventaire des variables qui peuvent[121] entrer en jeu, d’élaborer une façon systématique d’appréhender les caractères et les esprits dans leurs différences. Il s’agit à chaque fois de comprendre des « dispositions » particulières, terme qui renvoie chez Montesquieu aussi bien à l’ordre machinal[122] qu’à l’état d’esprit des individus[123]. Dans L’Esprit des lois, il parle également de la « disposition » du peuple à laquelle doit s’accorder la « disposition particulière » du gouvernement[124]. C’est que ces « dispositions » viennent ensemble, elles conviennent : aussi le savoir que Montesquieu veut élaborer est-il une connaissance des convenances particulières, qui permet de saisir comment cela s’accorde, et quels sont les discords qui peuvent découler d’inflexions diverses. Cette compréhension est en même temps une évaluation, et la perspective de L’Essai sur les causes comme celle de L’Esprit des lois est pratique, si on prête attention au fait que cette connaissance de la formation des esprits intéresse également la formation de l’éducateur et du législateur. Montesquieu ne se préoccupe donc pas de distinctions substantielles, et il passe sans réserve de l’ordre machinal aux manifestations sensibles, des mouvements des fluides et des fibres aux enchaînements de sensations, aux mouvements de l’âme, sans avoir à théoriser leurs rapports. La distinction qu’il fait de l’âme et du corps est fonctionnelle et non substantielle, elle s’inscrit dans une approche qui examine ensemble tous les rapports.
17. Ainsi, dans les Réflexions sur les habitants de Rome, il s’agit moins de mettre à jour une étiologie physicienne que de démêler les intrications d’un processus où la causalité physique et l’ordre des mœurs jouent ensemble. Il faut donc mettre en regard de la distinction initiale (des causes physiques et morales), la conclusion du texte : « Je me persuade que l’ancien peuple patiens pulveris atque solis avoit une toute autre force que celui-cy, l’institution, l’habitude, les mœurs font aisément vaincre la force du climat »[125]. Outre le fait que l’on trouve l’expression d’une idée importante de L’Esprit des lois[126], qui souligne qu’en dernier ressort (puisqu’il est question de force), ce n’est pas le climat qui l’emporte, il faut voir que c’est le jeu d’ensemble des « variables » climatiques[127], institutionnelles, sociales, morales, qui importe. Les Réflexions se chargent d’une dimension historique, mais celle-ci est déjà présente dans ses annotations qui concernent l’observation des lieux ou des maladies (qui sont toujours locales). Car l’examen d’une situation est toujours lié à la perception des changements qui s’y jouent. En ce sens on dira que l’approche des lieux n’est pas « géographique », mais qu’elle est animée par un regard médical. Par cette expression, on veut désigner une façon d’appréhender les situations qui trouve son expression exemplaire dans la pratique du médecin, même si son objet ne relève pas de la médecine. Si dans les Réflexions le cas romain n’est pas examiné dans une perspective « pratique » (alors qu’il peut se rapporter à la question du bon gouvernement dans les Voyages), il n’en reste pas moins que Montesquieu essaie de voir comment tout est lié en situation pour rendre compte d’une évolution singulière, ce qui semble être le propre de l’attitude du médecin hippocratique. C’est pour préciser les caractéristiques de ce regard que l’on voudrait confronter l’écriture de Montesquieu en voyage aux conseils qu’Hippocrate délivre au médecin itinérant.
18. À
la lecture des Voyages, on est
d’abord frappé par la diversité des notes qui
s’attardent aussi bien aux pratiques politiques, à la description
des institutions, qu’à la vie des hommes de l’endroit que
Montesquieu visite. Les mœurs sont rapportées à travers des
anecdotes révélatrices, les modes de vie sont examinés
à travers les travaux effectués par les populations. Journal
« mosaïque », pourrait-on dire, en reprenant le mot que
Montesquieu utilise pour qualifier la campagne
romaine[128].
Que vise-t-il à travers toutes ces annotations qui peuvent sembler
disparates tant elles embrassent des aspects différents de
l’existence des hommes des pays qu’il traverse ? S’il
n’élabore pas une théorie politique, il ne cesse
d’interroger ce qu’il voit dans les cours et les rues, ce
qu’il entend dans ses rencontres avec des personnalités ou des gens
bien informés. La particularité des Voyages est que ces réflexions et ces observations des institutions, des
fonctionnements politiques et économiques, côtoient
l’observation des mœurs, des arts, des pratiques et du lieu. On dira
que Montesquieu note tout ce qui lui passe sous les yeux, dans l’ordre
où se présente ce qu’il voit. Il ne fait pas de tri dans ce
qu’il note, ou qu’il ne ménage pas de transition, comme
si le cheminement du voyageur était déjà une mise en
rapport. Tout
semble mêlé dans ses notes, mais c’est aussi parce que tout
est lié. Le voyage, par son rythme propre et par la mobilité
qu’il suscite, est formateur du regard. D’ailleurs Montesquieu se
plaint lorsque le rythme imposé ne laisse pas toujours le temps au regard
de s’imprégner de la diversité des choses à voir et
des rapports qui se tissent dans les choses : « Notre voyage fut
si précipité (comme l’on voit) qu’il n’y eut pas
le moyen de bien faire des observations en
chemin »[129].
L ’attention
aux détails se joint au désir de tout pouvoir embrasser du regard.
Ses notes sont celles d’un observateur qui veut que rien ne lui
échappe dans ce qu’il rencontre. Il est étonnant de voir
à quel point Montesquieu voyageur ressemble au médecin
hippocratique, comme si, avant de partir, il s’était
imprégné des conseils donnés par Hippocrate dans Des
airs, des eaux et des
lieux[130].
Celui-ci ouvre son traité en donnant des directives d’ensemble sur
ce qui doit attirer l’attention du médecin « arrivant
dans une ville
inconnue »[131].
Le paradigme du voyage est ici lié à la formation du regard :
puisque le médecin n’est censé ne rien savoir de ceux
qu’il doit soigner, il doit d’abord apprendre à les observer.
Les conseils au médecin voyageur valent ainsi pour tous ceux qui s’exercent à l’art de la
médecine, puisque tous sont confrontés à des
singularités. Les maladies doivent être comprises en situation pour
être soignées, et la santé dépend d’un ordre
propre du corps qu’il s’agit de découvrir dans chaque cas. Le
but du traité est donc d’établir des corrélations
complexes entre toute une série de phénomènes, dont la
liste est donnée dès le début du traité ; il
s’agit pour chaque ensemble de phénomènes
d’établir des différences de différences. Par
exemple, il ne faut seulement considérer la différence des
saisons, mais voir comment chaque saison porte en elle des différences,
« car, non seulement elles ne se ressemblent pas l’une
l’autre, mais encore, dans chacune d’elles les vicissitudes
apportent de notables
différences »[132].
Il faut rapporter ces différences aux autres points examinés pour
comprendre exactement l’état du lieu en question. Tout cela
« pour ne pas regarder comme semblables des cas réellement
différents ; et ne pas manquer les différences de ceux qui
paroissent
semblables »[133],
comme le dit Montesquieu dans L’Esprit
des lois.
L’attention doit être portée aux saisons, aux vents et
à leur orientation particulière, à la qualité des
eaux et des sols, au genre de vie des habitants, à leurs pratiques
culinaires et à leurs habitudes d’existence, aux
tempéraments physiques et moraux des populations. Les corrélations
complexes entre tous ces éléments relèvent du savoir
médical.
19. À ce point de notre exposé, il peut être utile de mener une comparaison avec l’Essai des effets de l’air sur le corps humain d’Arbuthnot, à la fois parce que cet auteur déploie une physiologie fibrillaire qui est très proche de celle de Montesquieu[134], et parce qu’il se réclame explicitement d’Hippocrate[135]. Cet ouvrage est sans doute le plus systématique sur la question à son époque. Si Arbuthnot évoque également la question du « génie des peuples »[136], ses considérations sont avant tout médicales. Or justement, il semble que certains points caractéristiques de cette pensée médicale se retrouvent clairement dans des textes de Montesquieu sur les maladies, et en même temps qu’il y ait des différences notables, à partir desquelles on peut dire que Montesquieu est plus proche de l’esprit hippocratique qu’Arbuthnot[137]. Montesquieu note : « Je voudrais aussi qu’on traitât des maladies qui ne sont plus, et de celles qui sont nouvelles, les raisons de la fin des unes et de la naissance des autres »[138]. Comme pour le Projet d’une histoire de la terre ancienne et moderne, l’enquête sur les changements des maladies demande une mobilisation de la communauté des savants[139]. Le recours à des observations renouvelées[140] est nécessaire, car la nature change sans cesse, et les maladies donneront toujours de l’emploi aux médecins[141]. C’est le point commun de médecins comme Sydenham, Baglivi ou Arbuthnot, d’invoquer Hippocrate pour projeter une médecine d’observation[142]. Les notes de Montesquieu sur la peste sont en ce sens remarquables. Il part d’un constat sur l’état des observations, qui souligne l’impossibilité pour la médecine de se passer d’observations, du fait du caractère historique de la maladie, qui change avec les temps et les lieux, et aussi les difficultés de bien observer ce mal : « Il me semble que nous ne sommes pas en état en Europe de faire des observations convenables sur la peste. Cette maladie qui y est transplantée ne se manifeste pas avec des symptômes naturels[143]. Elle varie plus selon la diversité des climats ; sans compter que, n’étant pas continuelle et se passant des siècles entiers d’intervalle, on ne peut pas faire des observations continuelles ; outre que les observateurs sont si troublés de la crainte qu’ils ne sont pas en état d’en faire aucune »[144]. Suit l’idée d’un projet d’expédition en Egypte, où il faudrait envoyer des observateurs « bien exacts, bien éclairés, bien payés » (pour surmonter leur crainte), afin d’observer en continu la maladie. On trouve le même constat et les mêmes recommandations chez Arbuthnot, à propos des effets de l’air : « Les observations de cette espèce ne sont qu’en petit nombre ; & il n’y a aucune suite dans aucun Païs »[145]. Le médecin anglais rassemble alors des observations exemplaires, qui sont un matériau indispensable, et qui indiquent une voie à suivre : on trouve justement une histoire de la peste en Egypte[146], une histoire des maladies tropicales[147], ou relatives aux pays froids[148], les observations récentes de Ramazzini en Italie[149], et une histoire des maladies épidémiques en Allemagne[150]. Arbuthnot peut ainsi former un schéma spatial en même temps qu’il examine comment, dans chaque situation climatique, les caractéristiques de l’air peuvent se rapporter à des pathologies propres. Mais, ce en quoi son Essai diffère profondément du traité hippocratique, c’est l’étude physicienne des caractéristiques de l’air qui ouvre l’enquête[151].
20. Ce qui est notable, c’est l’effort de quantification : le recours aux instruments rend possible une analyse de la nature de l’air qui permet de déterminer avec exactitude son influence sur la santé. Arbuthnot, c’est Hippocrate à l’âge du baromètre. C’est-à-dire aussi que ce n’est plus le même sens de la mesure. À cet égard, il est significatif que l’Essai traite de l’air, là où le traité hippocratique parle des airs. Hippocrate ne traite pas la question séparément[152] des eaux, et de tout ce qu’on doit examiner dans les différents lieux. La nouvelle physique, en constituant des objets d’étude distincts (du fait de leurs propriétés), engage à traiter séparément ce que le médecin devait être capable d’appréhender ensemble grâce à son expérience. Or ce qui apparaît essentiel au médecin hippocratique, se retrouve justement sous la plume de Montesquieu dans sa note sur la peste : pour son projet d’observation, il présente une liste de variables à examiner, qui fait immanquablement penser à celle qui ouvre le célèbre traité qu’Hippocrate adresse au médecin itinérant : « Il faudrait voir quelles en sont les causes, quelles saisons sont favorables ou contraires, les vents, la pluie, la nature du climat, quels âges, quels tempéraments y sont plus exposés, quels remèdes, quels préservatifs, quelles cures, quelles variétés ; avoir des observations de plusieurs lieux, de plusieurs temps »[153]. Le recours aux observations ne sert donc pas seulement à valider un énoncé théorique, il est constitutif d’un savoir-appréhender la réalité : la saisie des « raisons » est en même temps un savoir des « situations ». Cela apparaît justement dans la première note des Voyages qui évoque l’intempérie romaine. Montesquieu est à Venise, il n’est pas encore passé à Rome et Naples (où la maladie sévit), et il relève tous les éléments dont il dispose à ce moment[154]. Il conclut : « Voir et examiner tout ceci : comment cette maladie vient dans certains lieux, leur situation, et ceux qui y sont les plus sujets »[155]. La remarque éclaire l’intérêt que Montesquieu porte dans la suite du voyage aux maladies locales, même si les développements ne sont pas prévus, et que ce texte ne saurait être considéré comme un programme d’enquête. Ce que Montesquieu découvre au fur et à mesure du voyage l’amène à recomposer ses vues précédentes. Dans les Voyages, les notations sur les airs vont donc s’affirmer peu à peu dans une certaine perspective (ce que l’on a appelé une peinture du paysage politique), et les considérations sur les maladies peuvent se déployer dans une autre perspective particulière dans les Réflexions sur les habitants de Rome, les Mémoires sur les mines, etc. Pourtant, aucun de ces développements ne dément l’exigence que formule la conclusion que l’on a citée : il faut « voir », poursuivre l’examen des différents aspects, dans l’optique d’une totalisation, d’un coup d’œil qui permette de comprendre « tout ceci ». Ce que souligne enfin ce passage, et que chaque étude de Montesquieu actualise à sa façon, c’est que la pensée des rapports (des vues, des variables qu’on énumère) porte en elle cette dimension locale : savoir des lieux, des situations.
21 Le procédé d’énumération se retrouve ainsi dans l’énoncé des rapports qui définit l’esprit des lois. Quel point de vue Montesquieu porte-t-il sur les lois dans son grand ouvrage ? Pas un point de vue justement, mais un regard mobile qui tient ensemble tous les points de vue, qui passe de l’un à l’autre pour les comprendre, pour les prendre ensemble : « C’est dans toutes ces vues qu’il faut les considérer [...] J’examinerai tous ces rapports : ils forment tous ensemble ce que l’on appelle l’esprit des lois »[156]. C’est le même mouvement que l’on trouve chez Hippocrate ; après avoir énuméré tous les facteurs sur lesquels le médecin doit avoir l’œil, il conclut : « C’est de là qu’il faut partir pour juger chaque chose »[157]. « De là », c’est-à-dire non pas de tel point en particulier (le dernier de la liste), mais de l’ensemble de ces vues, car chacun des éléments est à la fois déterminant pour les autres et déterminé par les autres. On ne doit pas les examiner séparément. C’est pourquoi « le médecin instruit sur la plupart de ces points, sur tous s’il est possible, arrivant dans une ville à lui inconnue, n’ignorera ni les maladies locales, ni la nature des maladies générales, de sorte qu’il n’hésitera pas dans le traitement, ni ne commettra les erreurs dans lesquelles tomberait celui qui n’aurait pas approfondi d’avance ces données essentielles ». Le médecin instruit connaît bien, d’une certaine façon, cette ville inconnue, car il est exercé à bien saisir la particularité d’une situation : « Avec de telles recherches et cette prévision des temps, le médecin aura la plus grande instruction sur chaque cas particulier ». Il y a donc bien un savoir des maladies « générales », qui consiste dans la capacité à comprendre les maladies « locales » et à les soigner en choisissant un remède approprié, car le médecin n’est jamais confronté qu’à des cas particuliers. Le bon médecin peut être dit « habile » : il sait intervenir à propos[158]. La ville inconnue ne l’est pas tout à fait pour celui qui sait la regarder ; elle reste un mystère pour celui qui se perd dans le dédale des rues, même s’il les parcourt toutes. Il faut un plan et un coup d’œil qui manifeste un sens de l’orientation. Avec un plan, je connais la ville inconnue, pour peu que je sache m’y retrouver avec un plan. Pour bien observer, le médecin voyageur dispose du traité qui lui fournit le cadre de ses investigations, qui guide l’exercice de sa pratique. Des airs, des eaux et des lieux dresse le tableau des écarts qu’offre la diversité des situations, en même temps que la logique qui les traverse toutes, et qui permet, pour celui qui la comprend, de mener à bien les comparaisons. Car en chaque situation les facteurs inventoriés jouent toujours ensemble. On peut donc dresser des schémas (essentiellement spatio-temporels) et des répertoires à partir desquels la sagacité du médecin peut s’exercer. Si on se place dans cette perspective, on dira que le Livre XIV de L’Esprit des lois, qui relance l’enquête sur les lois par un questionnement climatique, s’inscrit dans cette approche en situation de l’ordre politique. Avec l’examen des « rapports qui semblent être plus particuliers »[159], on a un répertoire des conditions non politiques du politiques (le climat, les mœurs, le commerce, la religion) qui permet de dessiner le champ des possibles de l’action législatrice[160].
22. Ainsi,
à travers la question du climat, on voit que les causes physiques continuent d’œuvrer dans les sociétés humaines. Il ne s’agit
pas de dire qu’elles sont absolument déterminantes, mais de voir
comment elles se mêlent aux causes morales pour en mesurer les effets[161].
Penser les rapports du physique et du moral en terme
d’intrication[162] permet de montrer que le savoir des lieux est engagé dans un
questionnement pratique : il s’agit moins de dégager des
causes déterminantes en dernier ressort, que de savoir comment intercaler une action efficace dans le continuum physico-moral.
En articulant la physiologie et l’histoire de la sensibilité, en
combinant les facteurs physiques aux causes morales pour voir comment ils
jouent, c’est-à-dire aussi comment ils se compliquent mutuellement
et comment ils se manifestent dans les mœurs et les institutions
particulières, Montesquieu met à jour ce
avec quoi le
législateur doit composer ; ce que l’on pourrait appeler le terrain de la raison législatrice. Le savoir que Montesquieu veut constituer dans L’Esprit
des lois doit
permettre d’éclairer les conditions et les limites de
l’action du législateur. Mais, au niveau même du
questionnement organique, l’approche physiologique (plus médicale
que physicienne au sens strict) révèle une attention aux milieux
dans lesquels se constituent les dynamiques propres des vivants. En ce sens, on
peut dire que le questionnement du terrain de l’ordre politique s’enracine dans une pensée des terroirs de l’ordre organique.
Dans
les Voyages, cela
apparaît dans ces brèves notations sur les lieux cultivés ou
incultes, sur ces terres grasses ou sèches. L’orientation des
versants, le jeu des eaux dans les plaines, la qualité des airs : on
perçoit l’œil d’un vigneron attaché à ses
terres en
Guyenne[163].
Mais ce n’est pas seulement un propos qui traduit l’intelligence de
l’homme de métier ; comme le médecin hippocratique,
Montesquieu voyageur porte son regard sur tout. Il s’efforce dans chaque lieu d’embrasser ce qui s’offre à voir, d’avoir une vue de
l’ensemble. Le premier regard est toujours un
« coup
d’œil »[164] qui est
enrichi ensuite des observations des « détails », des
« vues » du pays. Cependant le voyage n’est pas une
suite de « clichés » : les détails ne se
juxtaposent pas simplement les uns aux autres, comme pourrait le laisser croire
le récit diachronique ou un album photos. Chaque vue recompose le premier
coup d’œil, c’est-à-dire modifie le regard
d’ensemble. Car les diverses vues ne sont pas isolées, mais
rapportées les unes aux autres. C’est le mouvement même du voyage qui forme le regard en ce sens qu’il anime les vues,
qu’il force le regard à rapprocher les points de vue. Le voyageur
qui a compris un pays, est celui qui a senti l’esprit du pays, ce qui commence par la perception de l’air du
lieu. En arrivant, le regard dresse le tableau de paysage avec lequel se
composeront les vues ultérieures. Il ne s’agit donc pas
d’analyse des mœurs, des instituions, mais de compréhension :
de saisir tout ensemble les mœurs, les lois, le climat, etc. Aussi
n’est-ce pas celui qui a tout vu qui voit bien, mais celui qui relie bien
ensemble tout ce qu’il a
vu[165].
On dira que Montesquieu ne délivre pas cette vue d’ensemble de
l’Italie : dans ses notes, où se trouve le
« clocher » qui donne à voir toute la
réalité italienne ? Mais la forme même de
l’écriture s’accorde ici avec la formation d’un regard
qui comprend tout : la vue d’ensemble n’est pas un point de vue
particulier mieux
placé[166],
la saisie, le « coup d’œil », ne naît
qu’avec la mobilité d’un regard qui parcourt. Si Montesquieu
ne défend pas de « système », comme le fait
Dubos dans son ouvrage, il déploie dans ses Voyages une vue systématique, qui lui permet justement de dépasser la
simple question de l’influence du climat et d’embrasser vraiment la
réalité d’une situation historique. Ces notes ne sont pas
ordonnées par une pensée des rapports telle qu’elle sera
formulée dans L’Esprit
des lois, il
reste qu’elles actualisent en situation un regard que Montesquieu
étendra dans son grand ouvrage à un sujet « immense,
puisqu’il embrasse toutes les institutions qui sont reçues parmi
les
hommes »[167].
Si l’écriture au jour le jour de ces notes est la marque de
l’esprit qui rapporte, son exercice quotidien pour se frotter à la
réalité d’un pays qu’il découvre, on comprend
comment, dans ce mouvement de liaison et de saisie du tout, les Voyages peuvent exercer et former le regard qui sera à l’œuvre dans L’Esprit
des
lois.
23. Si
on file la question des airs dans les Voyages,
comme on a essayé de le faire dans un premier temps, on relève
à la fois une continuité et une évolution : les
notations sur les airs s’inscrivent dans un discours qui dessine les lieux
traversés, et elles précisent le sens d’une telle attention
aux terrains. On remarque alors que la modalisation dans l’écriture
de cette question est différente de celle que l’on trouve dans les
autres œuvres où il est question du
« climat » ; ce qui apparaît essentiellement dans
la faible mobilisation du discours physiologique. Ces remarques composent en
effet un discours qui dresse un tableau de « paysage ».
L’écriture manifeste un effort de lecture des lieux, où les
airs, les eaux et les terres sont traités comme des signes permettant
d’interroger une réalité politique. On trouve bien dans le Projet
d’une histoire physique de la terre ancienne et
moderne et
dans la dernière partie de L’Essai
d’observation sur l’histoire
naturelle une
attention au milieu à laquelle les passages des Voyages peuvent faire écho. On voit alors comment c’est la question de
l’aménagement des lieux par l’homme qui est
interrogée, et comment, dans les Voyages,
cette question renvoie à celle du bon
gouvernement.
Cette
conclusion partielle nous a conduit à interroger en retour les
œuvres ultérieures où Montesquieu développait la
question des airs sous un autre angle : si les questions physiologiques y
apparaissent en propre, le discours sur les airs s’inscrit dans un examen
de l’ensemble des variables qui composent une situation. Dès lors,
l’attention aux lieux qui transparaît dans les Voyages participe bien d’une compréhension
« médicale » des situations que l’on retrouve
dans L’Esprit
des lois. Dans
cet ouvrage en effet, la définition de l’esprit des lois, et de
l’ensemble des rapports qui le constituent, vient problématiser
sous un angle propre à notre auteur la question du
« gouvernement le plus conforme à la
nature »[168].
C’est pour éclairer la « raison humaine », qui
doit s’appliquer en situation, que l’on doit examiner comment les
lois doivent « être relatives au physique du pays ; au climat glacé, brûlant ou
tempéré ; à la qualité du terrain, à sa
situation, à sa grandeur » etc. Mais dans le grand ouvrage, ce
ne sont plus les notes d’un « médecin »
voyageur, c’est bien une œuvre qui constitue le savoir
« médical » en matière de législation.
Ce qui fait la spécificité du « moment » des Voyages est peut-être dans ce travail de l’esprit qui rapporte, dans cette
pensée des rapports qui est alors exercée en situation, et qui
élève celui qui s’y livre à une capacité de
comprendre non seulement toute une situation, mais aussi tous les lieux
possibles. Le médecin voyageur s’exerce en acte à devenir un
médecin universel ; faire le voyage d’Italie, c’est
devenir capable d’examiner « cette infinité de lois et de
mœurs », et de parcourir « les histoires de toutes les
nations ».
24. Celui-là
peut voyager, qui, par ses voyages, n’a pris aucun pli et peut être
de tous les lieux : « Il est vrai que, lorsqu’on a souvent
changé de climat, on le fait sans danger par la suite ; car les
solides n’ont jamais pris un pli absolument fixe, et quelque changement
qui leur arrive, ou au sang, ils s’y prêtent
toujours »[169].
Il y a comme un fondement physiologique au cosmopolitisme, qui résulte
d’un certain exercice de la différence. C’est la figure du
médecin voyageur, qui se frotte aux hommes dans toutes leurs
différences, qui apparaît encore une fois. Montesquieu note, comme
raison physique de la vieillesse des médecins : « En
voyant beaucoup de malades, leur tempérament se fait à tous les
airs, et ils deviennent moins susceptibles de
dérangements »[170].
La constance est dans la flexibilité, car elle consiste dans un
changement du corps qui épouse le changement des circonstances. On peut
se demander si cet art du changement, qui apparaît dans la pratique
médicale, et qui est incarné par le médecin lui-même,
n’est pas sans rapport avec l’art de la législation, puisque
c’est au législateur qu’il « appartient de proposer
des
changements »[171].
Comme la prescription médicale dépend d’un savoir des
convenances, les lois faites par le législateur « doivent
être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que
c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent
convenir à une
autre »[172].
Ce rapprochement semble légitimé par une remarque où
Montesquieu convoque le thème hippocratique du changement d’air
pour montrer en quoi une législation peut être inopportune :
« La liberté même a paru insupportable à des
peuples qui n’étoient pas accoutumés à en jouir.
C’est ainsi qu’un air pur est quelquefois nuisible à ceux qui
ont vécu dans un pays
marécageux »[173].
L’attention aux conditions et aux limites de l’action
législatrice permet d’exercer un sens de la mesure qui participe de
la modération, comme esprit du
législateur[174]. On
pourrait dire alors que ce
« journal »[175] est bien le résultat d’un exercice auquel se livre un
« écrivain
politique »[176] en voyage. C’est sans doute une question délicate de
déterminer en quel sens les Voyages sont une œuvre. Au regard de ce que l’on a dit, on peut avancer cet
élément : ce qui fait aussi l’unité profonde de
ces notes, c’est l’activité systématique qui y est mise
en œuvre,
et que l’on a voulu souligner par la métaphore du regard. Les Voyages apparaissent alors comme une écriture formatrice à
partir de
laquelle on peut interroger les « œuvres »
ultérieures[177].
[1] Montesquieu. Biographie critique (1961), J. Loiseau (trad. fr.), Grenoble, PUG, 1977, p. 235-238.
[2] Ibid. p. 236.
[3] Voir C. Spector, « Des Lettres persanes à L’Esprit des lois : Montesquieu, parcours d’une œuvre », dans C. Larrère et C. Volpilhac-Auger (dir.), 1748 l’année de L’Esprit des lois, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 119.
[4] S. Cotta, Montesquieu e la scienza della società (1953), New York, Arno Press, 1979, p. 268. Nous traduisons dans ces citations.
[5] Ibid., p. 262. C’est pourquoi S. Cotta insiste en disant que les notes relèvent « d’analyses scientifiques, rudimentaires si on veut », mais qui se distinguent d’une notation littéraire d’impressions de voyage ; p. 244.
[6] Voir l’introduction de G. Barrera à l'Essai sur les causes dans Montesquieu, Œuvres et écrits divers. II (Œuvres complètes de Montesquieu, t. 9), Oxford, Voltaire Foundation, 2006, p. 205-216. Cette édition est notée OC par la suite, avec indication du tome.
[7] Il faut noter l’exception de l’intempérie romaine : mais il s’agit d’un développement qui porte explicitement sur les causes de la maladie. Le passage rapporte une discussion avec Polignac qui montre que la connaissance de la dynamique fibrillaire est présupposée ; voir Voyage de Gratz à La Haye, dans Œuvres complètes, R. Caillois (éd.), Paris, Gallimard, 1949-1951, t. I, p. 663. Les références aux Voyages que nous donnons renvoient à cette édition (notée Pléiade).
[8] Sur les mines du Hartz, Pléiade, t. I, p. 901 ; et surtout p. 905-906. On trouve dans ce dernier passage une comparaison avec l’intempérie de la campagne romaine (comparée à « une vieille mine »), où Montesquieu évoque la rencontre avec Polignac et « l’expérience » qui confirme son hypothèse. Il faut rapprocher cela de l’ouvrage de Dubos, comme nous le verrons plus loin, car les explications sont très proches ; mais il est remarquable que la question du « sommeil » (évoquée aussi chez Dubos) donne lieu à une explication « fibrillaire » précise.
[9] Voir OC, t. 9, p. 81-82.
[10] « Le génie est donc une plante, qui, pour ainsi dire, pousse d’elle-même ; mais la qualité, comme la quantité de ses fruits dépendent beaucoup de la culture qu’elle reçoit. », Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719), Paris, 1733, II partie, section 5, tome II, p. 43. Voir aussi II partie, section 14, p. 237 ; section 15, p. 269. Cette image se trouve également chez Arbuthnot. Mais alors que Dubos met plutôt en scène la « graine » qui croît, Arbuthnot, avec son modèle fibrillaire, présente l’idée de transplantation, pour interroger le rapport que la fibre entretient avec le milieu dans son développement (voir Essai des effets de l’air sur le corps humain (1733), Boyer de Pebrandié (trad. fr.), Paris, 1742, chap. VI, p. 189). Les références que nous donnons concernant ces œuvres renvoient à ces éditions.
[11] OC, t. 8, p. 219-222.
[12] Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 548.
[13] Ibid., p. 570.
[14] Ibid., p. 608.
[15] Ibid., p. 610.
[16] Ibid., p. 643.
[17] Concernant ce contexte médico-scientifique, on peut voir l’article de S. Mason, « La physiologie des mœurs selon Montesquieu. Cadre académique et postérité médicale », dans Actes du colloque international pour commémorer le 250e anniversaire de la parution de l’Esprit des lois, Bordeaux, Académie de Bordeaux, 1999, p. 386-395.
[18] « La terre d’Italie (surtout de l’État du Pape) est une pouzolana, sulfureuse ; c’est ce qui rend les Italiens bilieux. Il y a une pouzolane qui est une terre qui se durcit comme du tuile et conserve toujours ses dispositions. C’est pour cela que les Italiens sont profonds, constants dans leurs amours et dans leurs inimitiés et ne pardonnent jamais, le sang retenant la disposition qu’il avait et le cerveau aussi ». Montesquieu conclut : « Il faut mettre cela dans un plus grand jour ». On ne trouve pas cette remarque chez Dubos. Dans L’Essai sur les causes, concernant la question des habitudes et des prédispositions organiques, Montesquieu renvoie à la rigidité fibrillaire, plutôt qu’à la qualité propre d’un élément qui séjournerait dans les corps, comme c’est le cas avec cette « pouzolana » durcie.
[19] Voir, par exemple, pour la Lombardie, Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 596.
[20] Montagnes, vallées, rivières, torrents, mais aussi qualités des terres : terrain gras ou sec, pierreux, etc.
[21] Par exemple, en Styrie, « mauvais pays », Montesquieu relève le terrain pierreux et les cultures pauvres (froment, seigle, milloque), Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 544.
[22] EL, XVIII, 3. À rapprocher de la remarque : « On peut regarder comme un effet de la liberté que, dans ces montagnes que nous avons trouvées depuis Voltaggio toutes pelées, où il n’y croît point de blé, mais seulement quelques châtaigniers, cependant ces collines sont plein de maisons de paysans, et ce mauvais pays paraît très peuplé », Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 619-620.
[23] Avant l’arrivée à Venise (Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 544-545), à Venise même (ibid., p. 554, p. 558), en arrivant à Vicence (p. 590), à Vérone (p. 592), sur la route de Milan (p. 593), dans le Milanais (p. 595), de Turin à Alexandrie (p. 617-618), à Voltaggio (p. 619-620), à Gênes (p. 625), en arrivant à Lucques (p. 632).
[24] Avec une intensité plus grande dans les moments de « trajet ». C’est ici un trait propre de l’écriture en voyage.
[25] Voir Pensées, n° 90. Le texte rapproche le thème du changement continuel et insensible de toute chose (Pensées, n° 102 ; LP, 109 (113), OC, t. 1, note 3, p. 435) et celui d’une usure des sols, d’une perte de fertilité. Dans les Lettres persanes l’usure des sols est liée à la dépopulation de la Terre: « Nous voyons plusieurs parties de la terre se lasser de fournir à la subsistance des hommes : que sçavons-nous si la terre entière n’a pas des causes générales, lentes & imperceptibles, de lassitude ? », LP, 109 (113), OC, t. 1, p. 437.
[26] Pensées, n° 102.
[27] Pensées, n° 163.
[28] Discours prononcé à la rentrée de l’académie de Bordeaux, OC, t. 8, p. 111.
[29] OC, t. 8, p. 183-184. R. Minuti, en inscrivant l’étude du climat dans la lignée des écrits de jeunesse, notamment le projet d’une Histoire physique de la Terre ancienne et moderne, montre comment la perspective du Livre XIV de L’Esprit des lois n’est pas l’étude de la nécessité naturelle qui pèse sur l’action des hommes, mais celle de l’interaction de l’homme et de son milieu pour interroger ses capacités de transformation. S’il n’est pas évident que le propos de Montesquieu permette de reconstituer une théorie du développement, le déplacement opéré est certainement stimulant et fécond. « Ambiente naturale e dinamica delle società politiche : aspetti e tensioni di un tema di Montesquieu », dans D. Felice (dir.), Leggere L’Esprit des lois. Stato, società e storia nel pensiero di Montesquieu, Napoli, Liguori editore, 1998, p. 137-163.
[30] Changements qui sont arrivés « soit par les tremblements de terre, innondations ou autres causes, avec une description exacte des differens progrés de la Terre & de la Mer, de la formation & de la perte des Isles, des Rivieres, des Montagnes, des Vallées, Lacs, Golphes, Détroits, Caps, & de tous leurs changemens ».
[31] Par exemple, les mouvements des eaux à Venise, Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 568.
[32] Joseph Addison (1672-1719) est l’auteur de Remarks on several parts of Italy (London 1705 ; Catalogue, n° 3071). Montesquieu en donne des extraits dans Geographica II (Masson, t. II, p. 923-924; Œuvres complètes de Montesquieu, Oxford, Voltaire Foundation, t. 16, p. 7-22).
[33] Pensées, n° 102 ; note additive au texte principal qui porte sur les changements dans la nature.
[34] Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 558-559.
[35] Voir, pour s’en tenir aux notes concernant cette question avant l’arrivée à Florence, la première évocation de l’intempérie romaine, ibid., p. 564 ; à Comachio, p. 566.
[36] Ibid., p. 554.
[37] Dans L’Essai d’observations sur l’histoire naturelle la question de l’aménagement des lieux conclut l’étude de la génération des végétaux. Le fait de penser un savoir-faire permet de renforcer les observations en validant une reproductibilité ; on a une forme de preuve par l’utilité. La perspective pratique de la fin de L’Essai d’observations manifeste enfin une approche locale : l’observateur doit toujours faire un examen circonstancié qui permette une réelle évaluation des possibles qu’offre une situation.
[38] On ne peut que relever un leitmotiv dans les Voyages qui touche la quantification de la population italienne. Voir notamment Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 651-652. Sans pouvoir développer ici, il nous semble que l’opposition au providentialisme en matière démographique n’est pas sans rapport avec les remarques que Montesquieu fait sur le caractère habitable des lieux. Les statistiques peuvent servir au discours providentialiste, ou dans un discours visant au bon gouvernement : dans un cas comme dans l’autre, il convient de disposer de données fiables pour se frotter à ses adversaires et se faire une idée de la situation. Sur ces « calculs », voir C. Spector, Montesquieu et l’émergence de l’économie politique, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 323-325.
[39] Voir C. Spector, Ibid., p. 302-303.
[40] Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 545.
[41] Ibid., p. 643.
[42] « Il me semble qu’il y a grand rapport à notre pays de Guyenne : des champs de millet d’Espagne, des vignes hautes. Toute la différence est qu’elles vont sur les arbres. Enfin, il paroît du premier coup d’œil que le pays est abondant et peu chargé », Ibid., p. 545. Nous soulignons.
[43] Certaines descriptions de villes sont liées à une évaluation de leur population.
[44] Qui touchent autant à l’évaluation de la force défensive du territoire (que l’on retrouve avec la question des fortifications et des garnisons) qu’à la capacité commerciale de la ville.
[45] Situation du territoire et jeux d’alliances possibles. Voir les remarques sur la diplomatie qui alimente les conversations avec ses interlocuteurs. Si elles peuvent se comprendre relativement à des ambitions personnelles de Montesquieu dans ce domaine, elles s’inscrivent aussi dans une compréhension de la situation des États italiens.
[46] Ces remarques concernent essentiellement la noblesse.
[47] EL, XIX, 15.
[48] On retrouve ce terme pour désigner les rapports à considérer lorsqu’on cherche à étudier l’esprit des lois, EL, I, 3.
[49] Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 564.
[50] Ibid., p. 663.
[51] Ibid., p. 678 et p. 690.
[52] Ibid., p. 736 et p. 754.
[53] La présence et la qualité des édifices architecturaux peuvent participer d’une évaluation de la situation de l’État. Voir par exemple l’arrivée à Parme, intéressante parce qu’elle combine tous les points relevés : l’entrée dans le territoire rapporte les différents éléments du paysage (culture, eaux, airs, démographie) ; suit le « premier coup d’œil » sur la ville, avec les éléments qui composent le paysage « urbain » (rues, fortifications-défenses, édifices remarquables, églises-peintures) ; Ibid., p. 786-787.
[54] Voir J. Ehrard, Montesquieu critique d’art, Paris, puf, 1965, p. 11-17; D. de Casabianca, Montesquieu. De l'étude des sciences à l'esprit des lois, Paris, Champion, 2008, p. 800-819.
[55] « Quand j’arrive dans une ville, je vais toujours sur le plus haut clocher ou la plus haute tour, pour voir le tout ensemble, avant de voir les parties ; et, en la quittant, je fait de même, pour fixer mes idées », Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 671. On retrouve cette remarque chez Diderot, dans le Voyage en Hollande (1777) : « Arrivé dans une ville, montez sur quelque hauteur qui la domine car c’est là que [...] vous prendrez une idée juste de sa topographie, de son étendue, du nombre de ses maisons, et avec ces éléments quelque notion approchée de sa population », dans Œuvres, Liechtenstein, Kraus reprint, 1966, t. XVII, p. 367. Voir aussi l’importance symbolique de la girouette juchée sur la cathédrale de Langres, à laquelle Diderot s’identifie dans sa lettre aux Langrois d’août 1759. La visée de cette observation est précisée, et prend sens dans le cadre d’une arithmétique politique.
[56] « Les ordres en Italie, tous plus relâchés, chacun dans leur espèce, qu’en France. [suit la situation française] Il faut plus de relâchement en Italie, parce que l’Italien aime plus ses aises que le François, et est plus mol. De même, l’Allemand est plus dur que le François. Il me semble donc que, plus on approche du nord, plus on est dur aux peines ; plus on approche des pays chauds et du midi, plus le corps est mol, et l’esprit, porté au relâchement. Les Italiens encore plus accablés par le chaud que les François. Avec abstinence égale, le jeûne des Italiens est plus aisé à supporter, parce que l’on mange peu dans les pays chauds. Un Chartreux m’a dit qu’en Italie la peine de leur jeûne n’étoit rien. », Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 701.
[57] Les seules machines dans les Voyages, ce sont celles construites par les hommes.
[58] De Gratz à Palma, Ibid., p. 544-545.
[59] De Padoue à Vérone, Ibid., p. 590.
[60] Padoue, Ibid., p. 584.
[61] Voir le château de Milan, Ibid., p. 598; le plan du port de la Spezia, Ibid., p. 631; la description de Livourne et sa région, Ibid., p. 642-643.
[62] Par exemple avec Venise, Ibid., p. 562.
[63] Ibid., p. 545.
[64] Ibid., p. 657.
[65] Ibid., p. 552.
[66] Voir Des vents, dans Hippocrate, De l’art médical, E. Littré (trad. fr.), Paris, Librairie générale française, 1994, p. 577-578.
[67] Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, II partie, section 14, p. 249. La question du discord n’est pas le centre du propos, mais est utilisée dans l’argumentation pour établir l’influence de l’air sur « notre machine ».
[68] Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 739. « Il faut que les hommes restent où ils sont : il y a des maladies qui viennent de ce qu’on change un bon air contre un mauvais ; d’autres qui viennent précisément de ce qu’on en change. », LP, 117 (121), OC, t. 1, p. 456.
[69] Voir les habitants « blêmes » de Terracine, Ibid., p. 716-717 ; le teint des habitants de Mannheim, Ibid., p. 827-828, et les « vieillesses prodigieuses » à Parme, où l’air est très bon, Ibid., p. 786.
[70] En suivant le rythme du voyage cela donne, après Florence (Ibid., p. 657), Rome (p. 663 et p. 689), la campagne romaine (p. 690 et 713), Terracine (p. 716), la côte jusqu’à Naples (p. 717), Pouzzoles (p. 725), Poggio-Reggio (p. 728), Rome (second séjour, p. 736), la campagne romaine (p. 739, p. 741 et 746), de Trivoli à Palestrina (p. 754), le Mont Testaccio (p. 756), les États du Pape (p. 760), Reggio (p. 786), Mantoue (p. 795), Mannheim (p. 827).
[71] Le cas de la campagne romaine est récurent dans les Voyages, on la retrouve dans les Mémoires sur les mines, Pléiade, t. I, p. 906. Ce cas occupe une place importante dans les analyses de Dubos, car il met à l’épreuve ses thèses sur l’influence climatique ; voir Ouvr. cité, II partie, section 16, p. 281-284.
[72] Voir R. Shackleton, Ouvr. cité, p. 236.
[73] Par exemple Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 717. Ce que l’on peut aussi relier à la fécondité des femmes. Les belles Florentines sont des mères de famille nombreuses ; leur situation est opposée à celle des Madrilènes, Pensées, n° 1678. On comprend alors que dans la description des « pays » entre Tivoli et Palestrina, Montesquieu relève les signes architecturaux, et la présence d’enfants : « Les villages y sont fréquents, nombreux, bien bâtis ; belles rues ; bonnes églises ; surtout un très grand nombre d’enfants ; et c’est une contrée très heureuse », Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 753. À la suite de ce signe démographique, on trouve un développement sur la différence des airs.
[74] Ibid., p. 678. Montesquieu évoque également « 20 miles de forêt » qui se trouvaient hors des murs de Rome et conclut : « La campagne de Rome avoit donc tout une autre face qu’à présent. L’air pouvoit être différent. », Ibid., p. 713.
[75] Ibid., p. 690.
[76] S. Armellini, qui commente ce texte, fait ressortir l’idée d’une action réciproque de l’homme et de la nature. Voir « Il viaggio in Italia e la teoria del clima », dans A. Postigliola et M. G. Bottaro Palumbo (dir.), L’Europe de Montesquieu, Napoli, Liguori editore, 1995, p. 217-221.
[77] Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, II partie, section 16, p. 282.
[78] Cette influence peut être habituelle ou occasionnelle. Pour Dubos, le fait qu’il y ait une influence accidentelle est la preuve que l’action ordinaire de l’air a des effets encore plus importants ; voir II partie, section 14.
[79] Une cause renvoie à une évolution lente (la présence des « marais d’Ostie et [...] de l’Ofanté, qui ne sont plus desséchez comme autrefois »), l’autre est « nouvelle » (les mines qui se sont développées dans la région). Ce qui est remarquable, c’est que ces éléments auraient pu conduire à interroger l’action de l’homme, ce qui n’est pas le cas dans le texte de Dubos. Montesquieu relève bien ces « causes » lors du premier développement sur la question (les mines « d’alun », comme chez Dubos ; les eaux stagnantes près des rivages), qui reprend les propos de Polignac, Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 663.
[80] Les premiers longs développements portent sur la question de l’origine de la maladie en tant que telle, mais il s’agit de propos rapportés et d’une discussion avec Polignac. Lorsque Montesquieu constate de visu la désertification de la campagne, le questionnement s’infléchit.
[81] La notation manifeste une appréciation relative de l’air : à Sassari (où Montesquieu n’est pas allé), « air meilleur » (Ibid., p. 608) ; « assez mauvais », près de Turin (p. 610) ; Ostie et Porto sont « détruits par le mauvais air » (p. 691) ; à Terracine, le pays est peu peuplé du fait du « mauvais air » (p. 716-717) ; à la Colanna, « l’air n’y est pas pur » (p. 746) ; « l’air est très mauvais » dans les États du Pape (p. 760), comme à Baïes (p. 725) ; par contre, « l’air, qui est très bon à Parme, y étoit encore meilleur autrefois » (p. 786) ; à Mantoue il « est meilleur qu’il n’étoit » (p. 795).
[82] Il parle quand même d’air « grossier » qui empêche la « circulation » de bien se faire. Au Mont Testaccio, il parle d’un air « qui se raréfie, entre les cavités du mont et en sort froid » (p. 756), mais la remarque ne donne pas lieu à une appréciation médicale.
[83] En dehors de l’exception relevée qui concerne la discussion avec Polignac, Ibid., p. 663.
[84] « Je crois, d’ailleurs, que, dans la campagne de Rome inhabitée, l’air peut être devenu plus épais, et, par conséquent, a moins de ressort. », Pensées, n° 665. Nous soulignons.
[85] Voir notamment les Mémoires sur les mines du Hartz, où la discussion avec Polignac est reprise dans le détail ; Pléiade, t. I, p. 900-901 et p. 906-907.
[86] Voir par exemple le développement sur la question des régions peuplées, qui part d’un constat : « Tous les pays fort habités autrefois aujourd’hui sont malsains ». Montesquieu expose alors un lent procès qui lie déplacement de population et qualité de l’air, pour conclure d’une formule paradoxale : « De façon qu’on peut dire que l’air est bon dans ces pays-ci à présent, parce qu’il y étoit mauvais. », Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 736. Montesquieu poursuit cette idée après avoir tiré une « règle générale » de toutes les notations qu’il faites sur les airs, Ibid., p. 754.
[87] Dans l’examen du cas romain, Dubos donne des éléments qui renvoient à une histoire du climat (Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, II partie, section 16, p. 283-284). Mais il s’agit de proposer une argumentation reposant sur le témoignage des Anciens pour établir qu’il y a bien une différence climatique entre deux époques, et donc que les anciens Romains ne peuvent avoir le même caractère que les modernes (si les Anciens avaient eu des thermomètres, l’information serait meilleure et la démonstration plus probante). En aucun cas il n’y a une véritable pensée du devenir, qui interroge justement l’intrication des actions humaines et des changements naturels.
[88] « L’air se charge, comme les plantes, des particules de la terre de chaque pays. Il agit tellement sur nous, que notre tempérament en est fixé », LP, 117 (121), OC, t. 1, p. 456. Sur la façon dont les plantes se chargent des éléments de la terre, voir l’exemple des asperges, Spic., n° 675.
[89] On trouve dans les Voyages une analyse chimique d’eau (Pléiade, t. I, p. 578). Sur la qualité des eaux avec des exemples de leurs effets divers, voir Spic., n° 48.
[90] « La nature de la terre contribue beaucoup à la différence des génies », Pensées, n° 2265. Ce court texte pose le principe des échanges organiques (« Cette marne [craie blanche] est pleine d’esprits volatils, qui entrent dans notre sang et par la nourriture des choses qui croissent et par les aliments dont nous nourrissons, et par l’air que nous respirons et qui en est mêlé »), et fait un commentaire différencié des terres et des génies français, anglais et italien. C’est le texte le plus proche des analyses de Dubos, qui insiste sur « les émanations de la terre que l’air enveloppe » pour rendre compte de sa qualité (Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, II partie, section 14, p. 239). On trouve ainsi chez les deux auteurs cet élément textuel singulier : l’importance qu’ils accordent à la « marne » dans le cas français, « espece de pierre grasse, blanchâtre et tendre, et dans laquelle il y a beaucoup de sels volatils » (Ouvr. cité, II partie, section 16, p. 295). Ce fragment des Pensées s’accorde aussi avec l’approche de Dubos, pour qui la « qualité du sang » est l’élément physiologique déterminant à considérer dans ces questions. Dans les autres textes de Montesquieu, c’est plutôt la dynamique fibrillaire qui est envisagée, ce qui le rapprocherait d’avantage d’Arbuthnot. Celui-ci affirme également que « les qualités locales de l’air dépendent des exhalaisons du terroir, & de celles de son voisinage, qui peuvent être apportées par les vents » (Essai des effets de l’air sur le corps humain, p. 265). Tout le chapitre IV de l’Essai est ainsi consacré à la nature de l’air « dans les situations, les Régions & les saisons différentes » (Ouvr. cité, p. 85-120).
[91] Voir par exemple, à Pouzzoles (Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 725), à Mantoue (p. 795) ou à Mannheim (p. 828), pour s’en tenir aux textes où les explications sont le plus développées.
[92] Le bon gouvernement de Livourne s’oppose de ce point de vue à l’abandon des États du Pape : « La mer contribue aussi à former un canal, lequel va à Pise et dessèche tout le pays, qui, avant cela, étoit en partie marécageux ; et on a pris d’entretenir ce canal avec des machines, pour en ôter la vase, et, depuis que l’on a fait cet ouvrage, l’air de Livourne est devenu sain. », Ibid., p. 643.
[93] Ibid., p. 760.
[94] « L’air est très mauvais. Il n’y a pas seulement de l’eau ; on croirait être en Arabie », Ibid., p. 760.
[95] Par exemple à propos des États de Parme, Ibid., p. 786. On retrouve dans ce cas tous les éléments hippocratiques (eaux, sols, vents) articulés à une réflexion sur l’aménagement du territoire dans laquelle pointent l’économique et l’hygiène publique.
[96] Ibid., p. 689-690.
[97] Pensées, n° 419. Ce texte est à rapprocher de la réflexion démographique des Voyages où on trouve la même comparaison (Pléiade, t. I, p. 736). Ce détour par l’Egypte dans le regard porté sur la ville sainte se manifeste aussi dans l’expression : « L’air de la campagne romaine est pestiféré », Ibid., p. 739.
[98] Pensées, n° 138. On retrouve le même texte dans le Spicilège, n° 298.
[99] « Il y a de certains lieux sur la terre inhabitables ; d’autres qui sont habitables sans aucun inconvénient ; d’autres, enfin, qui ne seraient pas habitables, à cause de certains inconvénients, s’il ne s’y était pas rencontré des remèdes à ces inconvénients », Pensées, n° 138.
[100] « Quand un paysan a pu parvenir à se faire du pain pour toute sa vie, sa fortune est faite ; il vit tranquille et n’espère plus rien de la Providence », Essai d’observations, OC, t. 8, p. 220. Il n’y a ni hasard, ni providence, mais un savoir-faire qui permet de prévenir les malheurs, assurer l’avenir et libérer des craintes. C’est le versant pratique du système physicien cartésien, qui soulage fort de la providence (Ibid., p. 213).
[101] « Nous croyons que, dans ces années tristes si tristes pour les pauvres, et mille fois plus encore pour les riches, chez un peuple chrétien, on a mille moyens de suppléer la rareté du blé ; qu’on a sous les pieds dans les bois mille ressources contre la faim ; et on admireroit la Providence, au lieu de l’accuser, si l’on connoissoit tous ses bienfaits », Essai d’observations, OC, t. 8, p. 221.
[102] Lues en l’absence de l’auteur à l’académie de Bordeaux en décembre 1732. Nous renvoyons à la précieuse présentation de cette œuvre par S. Mason et P. Rétat, OC, t. 9, p. 69-76.
[103] Pensées, n° 665.
[104] Voir S. Mason et P. Rétat, OC, t. 9, p. 70-71.
[105] Les propos de Polignac sur ce point restent l’exception des Voyages.
[106] C’est l’élément « nouveau » qu’on ne trouve pas dans les Voyages.
[107] Donc dans une perspective différente de celles que l’on trouve dans les autres textes qui voquent ce sujet : question médicale de l’origine l’intempérie dans les Voyages ; mobilisation du thème dans une perspective de santé publique dans les Mémoires sur les mines.
[108] Dans le passage sur l’intempérie, Montesquieu relève les « causes » invoquées par Polignac ; il note ensuite « une autre raison » que Polignac aurait oubliée ; Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 663.
[109] Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, II partie, section 16, p. 278-279. Dubos comprend à la fois campagne et Rome, car il s’agit de déterminer les changements affectant le génie romain en général. Alors que le trait de caractère que Montesquieu interroge est propre aux citadins.
[110] Comparer les passages de Montesquieu déjà évoqués (Pléiade, t. I, p. 564, p. 663, p. 906) aux Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, II partie, section 16, p. 279-281. L’explication est très précise chez Dubos et renvoie à l’histoire des cavités souterraines. Utilisées dans l’Antiquité, elles s’écroulent par la suite. Des canaux se trouvent obstrués, interceptent l’écoulement des eaux : « Cependant la plûpart des égoûts par lesquels les eaux de pluïes et les eaux de ceux des anciens aqueducs qui subsistent encore tombent dans les cloaques, sont demeurez ouverts. L’eau a donc continué d’entrer dans ces canaux sans issuë. Elle y croupit, et elle y devient tellement infectée, que lorsqu’il arrive aux fouilleurs d’ouvrir en creusant un de ces canaux, la puanteur et l’infection qui s’en exhalent, leur donnent souvent des maladies mortelles », Ibid., p. 280-281. Ces canaux ne sont pas si profond, de sorte que la chaleur de l’été romain entraîne des exhalaisons « empestées » qui s’échappent facilement, car le « tamis » du terrain est constitué par des blocs grossiers de décombres et non par des éléments fins du sol.
[111] Voir la conclusion de la section sur les Romains : « Après tout ce que je viens d’exposer il est plus que vrai-semblable que le génie particulier à chaque peuple, dépend des qualitez de l’air qu’il respire. On a donc raison d’accuser le climat de la disette de génies et d’esprits propres à certaines choses, qui se fait remarquer cher certaines nations ». Dubos renvoie ensuite à Chardin, Ibid., p. 288.
[112] Mais déjà, à propos de l’intempérie, il avait relevé les propos de Polignac en notant que « les causes en étoient compliquées », Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 663. Nous soulignons.
[113] Ce terme renvoie aux traits d’une sensibilité indistinctement physique et morale (le premier paragraphe des Réflexions opposent ainsi « gourmandise » et « sobriété ») et aux mœurs d’un peuple (le second paragraphe oppose « débauche » et « frugalité » ; le troisième paragraphe en relève les manifestations extérieures, dans les usages, en comparant le nombre de repas). Voir OC, t. 9, p. 77.
[114] C’était aussi le sens de l’objection que relevait Dubos.
[115] Selon l’usage de l’époque de Montesquieu, le climat est identifié à la température ; voir R. Shackleton, Ouvr. cité, p. 307-309.
[116] Qui ferait pendant à la « classification » des régimes politiques élaborés dans la première partie de l’ouvrage.
[117] Ceux-ci sont déjà relevés chez Dubos, comme on l’a dit.
[118] Contrairement à Dubos, qui utilise un schéma « sanguin » (les éléments extérieurs assimilés par la respiration et la nourriture changent la « qualité » du sang, ce qui joue sur le fonctionnement d’ensemble de l’organisme), Montesquieu utilise les caractéristiques des fibres composant les différentes parties du corps, et qui ont un degré propre d’élasticité, pour examiner comment les forces physiques extérieures jouent avec les dynamiques internes, pour se composer avec elles ou pour produire des discords se traduisant par des troubles.
[119] On trouve dans les Voyages des remarques sur l’urbanisme des « quartiers » qui les rapportent à la question des airs (Pléiade, t. I, p. 689) ou des eaux (p. 697).
[120] C’est l’interprétation de D. Felice, Introduction à Montesquieu, Saggio sulle cause che possono agire sugli spiriti e sui caratteri, Pisa, Edizioni ETS, 2004, p. 12 et p. 28-29.
[121] Ce qui est souligné dans le titre même : Les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères.
[122] « On ne sait pas trop quelle disposition particulière du cerveau est requise pour la vivacité de l’esprit, mais on peut conjecturer quelque chose », Essai sur les causes, OC, t. 9, p. 232. Nous soulignons.
[123] « Nous avons tous des machines qui nous soumettent éternellement aux lois de l’habitude. Notre machine accoutume notre âme à penser d’une certaine façon. Elle l’accoutume à penser d’une autre. C’est ici que la physique pourrait trouver sa place dans la morale, en nous faisant voir combien les dispositions pour les vices et les vertus humaines dépendent du mécanisme. », Pensées, n° 220. Nous soulignons.
[124] EL, I, 3.
[125] OC, t. 9, p. 81.
[126] Voir EL, XIV, 12 et XIV, 13.
[127] Si l’on rapporte l’expression « climat » dans cet extrait à ce dont il est question dans les Réflexions, on est bien obligé de constater qu’il ne désigne pas seulement la « latitude », mais qu’il renvoie à la façon dont l’ensemble des « causes physiques » constituent un milieu avec lequel le corps entretient des relations. Les « causes morales » renverraient aux trois autres termes : institutions, habitudes et mœurs.
[128] Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 754.
[129] Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 544. Le lecteur (impliqué dans la parenthèse), exerce son regard, comme Montesquieu lorsqu’il relit (relie) ses notes. L’écriture est ouverte par l’exercice même de l’esprit qu’elle suppose : la « mise en œuvre » suivie d’un regard qui rapporte, engage à poursuivre le mouvement qui l’anime.
[130] Il existe un extrait de lecture annoté de ce traité d’Hippocrate, voir Masson, t. III, p. 712-713 (OC, t. 17, à paraitre).
[131] Des airs, des eaux et des lieux, dans Hippocrate, Ouvr. cité, p. 99.
[132] Ibid., p. 98-99.
[133] EL, préface.
[134] On ne saurait dire cependant que c’est la lecture ou la rencontre d’Arbuthnot qui ont influencé Montesquieu sur ce point (voir R. Shackleton, Ouvr. cité, p. 238-239). L’Essai d’observations (1721) manifeste qu’il maîtrise ce cadre physiologique bien avant la période des voyages. Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage, Montesquieu. De l'étude des sciences à l'esprit des lois, cit., p. 341-392.
[135] Dans le chapitre VI, il commence son étude des effets de l’air en invoquant le De aere d’Hippocrate, et en rapportant ses observations ; Essai des effets de l’air sur le corps humain, p. 153-158.
[136] En renvoyant à Hippocrate, puisqu’on trouve effectivement la question dans son traité. Ouvr. cité, p. 156-157.
[137] Même si, dans les deux cas, le modèle humoral est complètement abandonné au profit des découvertes de la physiologie mécaniste.
[138] Pensées, n° 101.
[139] L’histoire de la terre et des maladies sont liées, voir LP, 109 (113), OC, t. 1, p. 436.
[140] Voir Discours prononcé le 15 novembre 1717 à la rentrée de l’Académie, OC, t. 8, p. 111 ; Essai d’observations sur l’histoire naturelle, OC, t. 8, p. 223.
[141] Pensées, n° 102.
[142] Arbuthnot renvoie aux traités hippocratiques sur les épidémies comme modèles pour une « histoire des maladies », Essai des effets de l’air sur le corps humain, p. 157.
[143] C’est-à-dire ceux que l’on peut trouver dans son lieu d’origine, l’Egypte.
[144] Pensées, n° 137.
[145] Essai des effets de l’air sur le corps humain, p. 162. Nous soulignons.
[146] Ibid., p. 162-173.
[147] Ibid., p. 174-179.
[148] Ibid., p. 179-180.
[149] Ibid., p. 180-187. Bernardino Ramazzini (1633-1714), médecin de Modène, auteur de Discours sur les maladies des artisans (De morbis artificum diatriba, Modène 1700). Montesquieu acheta ses Opera omnia medica et physiologica &c. (Genevæ 1717 ; Catalogue, n° 1184), dont il tira un extrait qui est perdu. Dans les Voyages il rédige une fiche qui relève ses travaux, et où il projette l’achat des Opera omnia (Pléiade, t. I, p. 783). Voir aussi Spicilège, n° 15 et Essai sur les causes, OC, t. 9, p. 268.
[150] Reprise en appendice, Essai des effets de l’air sur le corps humain, p. 281-287.
[151] Avant d’examiner l’influence des airs, Arbuthnot expose ses « ingrédients » (chap. I), ses « propriétés » (chap. II), ses « qualités » (chap. III). Ce n’est que dans le chapitre IV que les variations des airs sont envisagées, en fonction des régions et des saisons. Le chapitre V explique le caractère principal de la respiration sur l’ordre organique. Ces cinq chapitres constituent les connaissances préalables nécessaires à l’examen des situations.
[152] Arbuthnot compose également un ouvrage sur les questions de nutrition. S’il renvoie aussi à la tradition hippocratique (avec la question du régime), il est remarquable que les questions fassent l’objet d’un traitement séparé, alors que le De aere engage justement le médecin à considérer ensemble tous ces points.
[153] Pensées, n° 137.
[154] Le développement assez long montre que Montesquieu rassemble ici des bribes, comme s’il notait tout ce qu’il avait entendu sur la maladie jusque là : le texte indique des sources diverses et évoque aussi bien la localisation de la maladie, ses symptômes, ses causes possibles, ses traitements, exactement comme il le préconise dans sa note sur la peste.
[155] Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 564.
[156] EL, I, 3, p. 238; Pléiade, t. II, p. 238.
[157] Des airs, des eaux et des lieux, dans Hippocrate, Ouvr. cité, p. 99. Même référence pour les citations suivantes.
[158] Montesquieu présente ce médecin volant dans la fable des Troglodytes : « Cependant une maladie cruelle ravageait la contrée. Un médecin habile y arriva du pays voisin et donna ses remèdes si à propos qu’il guérit tous ceux qui se mirent dans ses mains. », LP, 11, OC, t. 1, p. 164. Nous soulignons.
[159] EL, I, 3.
[160] Sur ce point, qui engage une interprétation du « plan » de l’ouvrage, nous nous permettons de renvoyer à notre commentaire, L’Esprit des lois. Montesquieu, Paris, Ellipses, 2003, p. 53-57; voir aussi notre Montesquieu. De l'étude des sciences à l'esprit des lois, cit., p. 885-901.
[161] Pensées, n° 811.
[162] Comme le montre magistralement Jean-Patrice Courtois, « Le physique et le moral dans la théorie du climat de Montesquieu », dans C. Jacot Grapa, N. Jacques-Lefèvre, Y. Séité et C. Trevisan (dir.), Le travail des Lumières. Pour Georges Benrekassa, Paris, Champion, 2002, p. 139-156. Repris dans C. Spector et T. Hoquet (dir.), Lectures de l’Esprit des lois, Pessac, pub, 2004, p. 101-119.
[163] Voir par exemple la comparaison que Montesquieu fait entre le Frioul et la Guyenne, Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 545.
[164] Ibid., p. 545-546. L’expression est employée pour la région du Frioul, puis pour Venise.
[165] Si Montesquieu peut apparaître comme un fin connaisseur de ce pays qu’il visite, c’est que ces notes manifestent l’exercice d’un esprit qui s’efforce de saisir la spécificité du lieu, en le regardant sous tous ses aspects. Si on se rapporte au jugement de F. Venturi, qui souligne que Montesquieu a su saisir la réalité historique, politique et culturelle de l’Italie du xviii siècle « mieux que n’importe quel autre de ses contemporains d’au-delà des Alpes », on dira qu’il a su « pénétrer d’un coup de génie » (EL, préface) la situation de la péninsule. Voir « L’Italia fuori d’Italia », dans Storia d’Italia, Torino, Einaudi, 1973, t. III, p. 1029.
[166] Comme le suggère l’image du clocher, qui garde une dimension spatiale.
[167] DEL, seconde partie, idée générale.
[168] EL, I , 3.
[169] Essai sur les causes, OC, t. 9, p. 269. Dans ses voyages, Montesquieu semble s’être bien adapté aux changements ; voir Voyage de Gratz à La Haye, Pléiade, t. I, p. 760.
[170] Pensées, n° 1076.
[171] EL, préface.
[172] EL, I, 3. « Ce que j’en ay conclu c’est que ceux qui donne des loix aux nations du monde doivent les donner assortissantes a ses mœurs et a ses caracteres », ms 2506/1 (3) : f. 7r, dans C. Volpilhac-Auger, L’atelier de Montesquieu. Manuscrits inédits de la Brède, Napoli, Liguori editore, 2001, p. 156. Nous soulignons.
[173] EL, XIX, 2. Il faut noter que l’idée se trouve chez Dubos, lequel fait remarquer qu’un « air trop différent de celui auquel on est habitué est une source d’indisposition et de maladie », Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, II partie, section 14, p. 249. Comme c’est la discordance avec le tempérament qui cause les troubles, et que le corps s’est disposé relativement à un certain air (que Dubos appelle « air natal »), la pureté de l’air n’est pas en cause, et son caractère « sain » ou « bon » s’évalue en situation : « Cet air quoique très-sain pour les naturels du païs, est un poison lent pour certains étrangers », Ibid., p. 250. De ce point de vue, Dubos et Montesquieu sont beaucoup plus proches de l’esprit du corpus hippocratique qu’Arbuthnot. Celui-ci indique que « le bon air, étant le principal instrument de la santé, peut être placé, à juste titre, parmi les plus grands biens de la nature » (Essai des effets de l’air sur le corps humain, chap. IX, aphorisme II, p. 264). Cette « bonté » renvoie à une nature de l’air, qui permet d’en déterminer le caractère « naturel ». Si l’habitude joue pour rendre capable de supporter un air vicié, il reste qu’il y a un air « pur » qui s’accorde « naturellement » avec le bon fonctionnement d’un être vivant : « Chaque animal est naturellement fait pour l’usage de l’air pur, naturel & libre ; la tolérance à l’artificiel, comme celui des Villes, est l’effet de l’habitude, que les jeunes animaux n’ont pas encore acquise. » (Ibid., chap. IX, aphorisme XIX, p. 268). Dans ce cadre la question de la « tolérance » de « l’air pur » ne se pose pas. Cela vient aussi du fait qu’Arbuthnot croit pouvoir disposer des connaissances nécessaires pour déterminer ce qu’est « l’air pur ». Toute la première partie du traité porte en effet sur les ingrédients de l’air, ses propriétés, etc. L’analyse de l’air vise moins à interroger des différences entre les airs, qu’à déterminer les caractéristiques essentielles de l’air bon. Dans une perspective hippocratique, on peut chercher à différencier les eaux par leur examen (Hippocrate dit qu’une eau ne ressemble pas à une autre), mais l’analyse ne délivre pas en elle-même l’évaluation de la bonté de l’eau. On trouve dans les notes de voyage de Montesquieu une analyse d’eau, Pléiade, t. I, p. 578.
[174] Noter que la « tempérance », qui suppose un bon tempérament, est aussi une vertu cardinale du médecin, Pensées, n° 1076.
[175] Pensées, n° 665.
[176] DEL, seconde partie, idée générale.
[177] Plutôt que de partir de la « théorie des climats » pour en faire la genèse, on a essayé de voir comment l’écriture sur les airs dans les Voyages nous engageait à envisager un autre angle d’attaque pour interpréter les questionnements climatiques dans L’Esprit des lois.