Historiographie et identité nationale dans le sud-est de l’Europe (XVIIIe siècle-début du XIXe). Antiquité et Byzance dans l’exemple grec [1]

Anna Tabaki
Université d’Athènes

1. L’historiographie grecque moderne a notamment prêté son attention sur le duel idéologique, né et nourri au XIXe siècle, qui trouvera son apogée au moment de l’affermissement du mouvement romantique de concert avec le débat relatif à la pureté de la race hellène, provoqué par les théories de Fallmerayer; ceci imposa la nécessité absolue de démontrer la continuité ininterrompue de l’hellénisme. Il est curieux de constater qu’au cours de cette période beaucoup plus que dans le passé une antinomie s’esquissa d’une manière plus forte dans les cercles des lettrés grecs : d’un côté l’émergence de Byzance en tant qu’une entité culturelle et politique pleinement intégrée dans la tradition hellénique et, de l’autre côté, l’admiration sans bornes de l’antiquité et l’adoption acharnée par quelques-uns d’entre eux de l’idée de décadence intellectuelle et d’obscurantisme politique byzantins, idées déjà propagées au siècle précédent (XVIIIe) par les Lumières occidentales (Montesquieu, Voltaire et Gibbon).
Dans ce cadre, essayant de capturer la complexité des deux tendances prédominantes dans la société grecque lors de la domination ottomane, l’on pourrait discerner, d’une part, la survivance de l’idée œcuménique, cultivée auparavant par Byzance, au sein de l’édifice de l’État ecclésiastique et, d’autre part, une prise de conscience graduelle, une antithèse portant les germes d’une révolte idéologique contre la force occupante, processus qui visa à la fondation d’un État national en réhabilitant le patrimoine antique.[1]
Ces deux aspects, de prime abord incompatibles, trouveront au long du temps la synthèse interne de leurs composantes dans une symbiose culturelle déterminée plus tard au XIXe siècle comme « hellénochrétienne ». Au cours des siècles post-byzantins, l’idée de l’orthodoxie chrétienne s’identifie, de manière inaltérable, à celle de Ghénos. C’est dans ce sens que dans les légendes populaires aussi bien que dans la mémoire collective des peuples du Sud-Est de l’Europe, l’empire chrétien déchu demeure présent. Néanmoins, il ne faut pas méconnaître que la « régénération » du monde classique (Athènes, Sparte et Rome), ayant été un des grands rêves du classicisme au cours des siècles précédents, fut une des constantes les plus dynamiques de tout l’imaginaire héroïque engendré par la Révolution française ; ce concept fut d’ailleurs largement diffusé et pour cause par les Lumières néohelléniques.

2. Revenons maintenant à une question majeure : quelle fut la place tenue par l’historiographie ? Le renouement tant avec l’antiquité que, plus tard, avec le monde moderne fut une des devises des Lumières néohelléniques. L’intérêt porté à l’étude des civilisations anciennes, à la connaissance de l’antiquité plus précisément, est assurément une conquête apportée par l’esprit des Lumières. En outre, le monde de culture grecque, abandonnant une tradition d’immobilité historique dans le genre des chroniqueurs, découvre de plus en plus l’intérêt pour la compréhension des temps modernes. Mais aussi à quel moment, l’hellénisme moderne a ressenti le besoin de poursuivre le fil de la narration historique au-delà de la limite conventionnelle marquée par le déclin du monde antique (on entendait communément par là, la chute de la démocratie athénienne et l’avènement des Macédoniens)?
Suivant la tradition, les siècles qui précédèrent le XVIIIe, nous offrirent un certain nombre de textes, aptes à esquisser les bornes d’une historiographie post-byzantine, obéïssant tantôt aux normes de la chronographie, tantôt à celles plus synthétiques de l’histoire. Cette production embrasse l’histoire de l’hellénisme dans le cadre de l’Église œcuménique et de l’Empire ottoman. Citons dans ce contexte Nectaire, patriarche de Jérusalem qui composa vers la fin du XVIIe siècle, un Abrégé de l’histoire sacrée et profane [Epitomi tis Ierokosmikis Historias], œuvre qui reflète, à travers son caractère chronographique, les premiers germes d’un esprit critique et scientifique. Certes, le monument le plus important dans ce sens est la vaste composition opérée par le lettré phanariote Athanase Comnène-Hypsilantis (1696 - après 1789) qui a rédigé une Histoire Ecclésiastique et Politique en douze livres [Ekklisiastikôn kai Politikôn Vivlia Dôdeka]. Les livres VIII, IX et X, intitulés Ta Meta tin Alôssin, comprennent la période après la chute de Constantinople jusqu’en 1789. Elle fut conçue dans l’esprit d’une histoire universelle dont l’épicentre demeure toujours le monde grec.
Néanmoins, au cours des premières décennies du XVIIIe siècle, nous saisissons par le biais des traductions les premiers signes du changement. En 1750, Alexandre Kanghellarios, vivant à Venise, entreprend la traduction de l’Histoire Ancienne [Palaia Istoria] de Charles Rollin, en seize volumes. Cet ouvrage dédié « à la Nation glorieuse des Rômaioi » [eis to endokson Ghenos tôn Romaiôn][2] afin de connaître les exploits de leurs ancêtres, offre un panorama historique jusqu’aux temps de Philippe II et d’Alexandre le Grand ainsi qu’un panorama encyclopédique des sciences et des arts. Dans son dernier volume, le traducteur reproduit quelques chapitres préliminaires du Traité des Études de Charles Rollin sous le titre Parangelmata dia tin kalin anatrophin tôn paidôn.[3] L’auteur français, qui accorde une valeur éducative prépondérante à la connaissance de l’histoire, incite son jeune public à étudier l’histoire française. Le traducteur grec, de son côté, met à sa place l’étude de son Ghénos, à savoir l’« histoire Byzantine » s’étendant de Constantin le Grand jusqu’à la chute de Constantinople.[4]

3. La traduction de l’ouvrage encyclopédique de Charles Rollin constitue une œuvre-charnière dans l’évolution des Lumières néohelléniques. En 1767, apparaît à Venise, en six volumes, Byzantis [Byzantis hi Vivlos Chroniki...], Venise 1767, de Ioannis Stanos. Les quatre premiers volumes comprennent l’adaptation en langue grecque vulgaire d’une sélection des principaux historiens et chronographes byzantins. Cette grande entreprise s’appuie sur l’édition italienne de Byzantis du Louvre (Venise, 1729-1733). Les deux derniers volumes se rapportent à la période post-byzantine jusqu’en 1703. On a décrit avec perspicacité la dynamique de cette tentative en mettant en évidence les sources postérieures (Doukas, Chalcokondyle, Giovanni Sagredo) utilisées par Ioannis Stanos pour poursuivre dans son ouvrage l’histoire des Sultans ottomans jusqu’en 1703.
Il me semble intéressant de retirer l’attention aux connections évidentes de Ioannis Stanos avec l’ambiance culturelle régnant, à cette même époque, dans les Principautés Danubiennes ; nous retrouvons au début du XVIIIe siècle, un certain Mihail Stanos que nous supposons appartenir à la même branche de la famille, exerçant la fonction de secrétaire dans la cour de Constantin Brâncoveanu. En outre, une version manuscrite de Vivlos Chroniki, datée de 1765, c’est-à-dire antérieure à sa publication est conservée à la Bibliothèque de l’Académie Roumaine.[5] Pour compléter l’image, ajoutons que deux intellectuels grecs vivant et travaillant à Venise, traducteurs d’ouvrages d’histoire contemporaine, qui ont recherché par ce biais à élargir la thématique de l’historiographie néohellénique, Agapios Loverdos et Spyridon Papadopoulos,[6] ont partagé les soins de la publication en six volumes de Byzantis.

4. La pensée phanariote ressentit la continuité historique de l’hellénisme. Tout en admirant l’antiquité classique, elle conçoit que Byzance fut un anneau intermédiaire dans cette démarche nationale. Si dans les écrits de Iossipos Mœsiodax, l’un des plus éminents représentants des Lumières dans le cercle intellectuel phanariote,[7] dont les écrits portent l’écho de la fameuse Querelle des Anciens et des Modernes, nous ne découvrons pas de résonances byzantines dignes d’être mentionnées, les conceptions de Dimitrios Catartzis, physionomie également prédominante, demeurent, en revanche, très révélatrices à cet égard. Tout d’abord, dans la lignée de la pensée parénétique d’Isocrate jusqu’aux byzantins, il fut profondément préoccupé par le souci d’élaborer une théorie des devoirs du prince. Catartzis (vers 1730-1807) fut sans doute un admirateur ardent du ‘despotisme éclairé’ en même temps qu’un lecteur enthousiaste de l’Encyclopédie et des philosophes français. Il ambitionne, toutefois, associer les emprunts culturels étrangers, en l’occurrence occidentaux, à la culture nationale. Il est connu que les Lumières françaises en tant que mouvement ont revalorisé la tâche historique en élargissant son champ d’optique et en lui accordant une vision philosophique des choses; elles furent néanmoins indifférentes, sinon hostiles aux époques marquées par une vie religieuse intense. Catartzis ne fut pas un lecteur passif ; il choisit ses propres éléments de synthèse historique. Il révoqua tacitement Voltaire, ainsi que le suggère C. Th. Dimaras, en développant une théorie unitaire de la nation grecque des Rômaioi, en reconnaissant et en respectant l’héritage byzantin dans tous ses aspects.[8] Son panthéon d’ancêtres renommés comprend Périclès et Thémistocle tout aussi bien que Théodose, Bélisaire, Narsès, l’empereur Basile, surnommé ‘tueur des Bulgares’, Jean Tsimiskès et « tant d’autres grands Rômaioi ».[9] Il considère le corps d’auteurs byzantins, à savoir du Louvre, comme une lecture très utile à quiconque désire connaître l’histoire de son ghénos.[10] Précurseur dans ce domaine, il analyse la notion de la nation (ethnos), inspiré par Aristote qu’il cite comme point de référence.[11] Catartzis fut alors un des premiers à restituer avec lucidité l’hellénisme dans son intégrité diachronique. Néanmoins, en ce qui concerne la langue, il adopte une conception répandue et reprise par la suite par d’autres lettrés des Lumières : la langue grecque ayant été arrivée à un état de perfection à l’apogée des temps classiques, connut une déchéance graduelle à partir de la conquête des Romains.
L’idée d’une décadence progressive fut d’ailleurs un des axes traversant la synthèse que Panayote Codrikas a consacrée à l’étude de l’évolution de la langue grecque à travers les âges. Codrikas accorde une valeur diachronique absolue à la langue grecque qu’il considère comme un élément primordial d’intégrité nationale.[12] Il est caractéristique que dans son processus unitaire, les temps byzantins, désignés comme la période du Règne romain [Rômaiki Vassileia], tiennent une place capitale. Selon le lettré phanariote, le Règne romain, ayant sauvegardé la liberté politique du Ghénos [Ellinikon Ghenos], a associé avec succès l’élément grec préexistant à la foi chrétienne, cette dernière notion s’avérant en outre un lien très dynamique d’intégrité nationale.[13] Codrikas partage l’opinion que la culture byzantine, ayant servi de pépinière, a réussi à maintenir vivante la tradition des lettres classiques, qu’elle a transmises après la chute, en Occident; c’est précisément à ce point qu’il se réfère élogieusement à Gibbon («ainsi qu’il le dit le très-savant Gibbon»).[14]

5. Le renforcement des Lumières néohelléniques et leur mûrissement politique et idéologique, survint à la suite du déclenchement de la Révolution française. L’hellénisme asservi ressent alors de plus en plus ses attaches à un ghénos, à une nation historique dont les débuts reculent sans interruption jusqu’à l’antiquité.
Il faut nous arrêter au cas complexe offert par Rhigas Vélestinlis. Si les spécialistes de son œuvre contestent les affinités idéologiques de sa pensée politique avec l’héritage byzantin en accentuant surtout la place cruciale tenue par la pensée radicale française,[15] l’on ne peut pas, néanmoins, renier sa conception globale de l’histoire culturelle et politique de l’hellénisme: temps antiques, Byzance, domination ottomane. À cette division repose précisément sa Grande Charte de la Grèce [Megali Harta tis Ellados], Vienne 1797 ; à ses marges est offerte une liste de grands hommes d’antan où figurent par ordre chronologique, précédés de symboles distinctifs, les philosophes, les poètes, les généraux et les rois de l’antiquité, les empereurs romains et byzantins et enfin, les Sultans ottomans, ces derniers se croyant eux-aussi continuateurs des empereurs byzantins. Or, les grandes unités historiques conçues sont trois : les temps antiques, l’ère chrétienne, la domination ottomane. En outre, notons que la pensée révolutionnaire de Rhigas, aspirant à l’émancipation nationale du « peuple descendant des Hellènes » proposait comme modèle politique un genre de ‘confédération’ balkanique. Dans sa Constitution [Nea Politiki Dioikisis], 1797, il s’adressait à toutes les ethnies opprimées, sans distinction de religion, aux « habitants de la Roumélie, de l’Asie mineure, des îles méditerranéennes et de la Moldovalachie ». Sa vision pour restituer une « République hellénique » était déterminée dans l’espace de l’ancien territoire byzantin. À la grande différence que l’œcuménisme religieux céda maintenant la place au culte des droits de l’homme et du citoyen.
En outre, c’est dans le même cercle intellectuel de Rhigas que les frères Markidès Pouliou, ont publié une belle édition de la Chronique de G. Phrantzès, due aux soins de Franz Carl Alter.[16] Dans leur Avis, les éditeurs s’adressent à tous ceux qui aiment lire l’histoire de Byzance. L’utilité de la lecture proposée est étroitement liée à l’affermissment de la prise de conscience historique (voire nationale) du Ghénos. Les formes rhétoriques de ce texte (faisant tour à tour allusion aux temps homériques, aux exploits des temps classiques ainsi qu’à la période byzantine) incitent, d’une manière décisive, à une conception globale de l’histoire nationale. Deux décennies plus tard, la Chronique de G. Phrantzès préoccupa pour une seconde fois la pensée des intellectuels grecs. En 1819, nous retrouvons dans la revue pré-révolutionnaire To Mousseion, publiée par P. Ioannidis à Paris, une Annonce concernant une paraphrase en cours de l’ouvrage, suivant l’édition de Franz Carl Alter. Fruit d’un sentiment de patriotisme ardent, cette tentative répond, selon toujours l’Avis de l’éditeur, à l’appel de tous ceux qui désirent étudier l’histoire et la chute de l’Empire byzantin.[17]

6. Au cours de leur apogée, les Lumières néohelléniques reçurent, comme il était naturel, les influences les plus radicales de la pensée occidentale. La critique acerbe envers Byzance en tant qu’une période de décadence prédomine la pensée philosophique européenne pendant la deuxième motié du XVIIIe siècle. Si des savants tellement admirés dans tout le monde éclairé, de la hauteur d’un Montesquieu, d’un Voltaire ou encore d’un Edward Gibbon, ont démontré leur scepticisme tout en étalant des arguments au sujet du déclin de la civilisation gréco-romaine, et, par conséquent, du caractère déchéant de Byzance, serait-il possible que les adeptes des Lumières néohelléniques demeurent indifférents ou impassibles à cette grande question ? Parmi eux, plusieurs se sont alors préoccupé du problème, chacun apportant sa sensibilité et sa capacité personnelle de procéder à la synthèse historique.[18]
Abordons quelques exemples parmi les plus caractéristiques. En 1791 parut à Vienne un ouvrage très important dans le cadre des Lumières néohelléniques: la Géographie Moderne [Gheografia Neôteriki] de Daniel Philippidis et Grégoire Constantas. Tentative d’une géographie humaine et culturelle bien réussie, applaudie lors de sa parution par de savants français comme Barbié du Bocage ou D’Ansse de Villoison, elle a surtout puisé ses sources dans l’Encyclopédique Méthodique de Charles-Joseph Panckouke.[19] Ses auteurs, originaires de l’ancienne Dimitrias, connus également sous le nom de Dimitrieis, désapprouvent catégoriquement toute sorte d’esclavage et de despotisme. Ils associent la régénération de leur patrie à la réhabilitation du patrimoine antique perdu. Gens provenant eux-mêmes des grades ecclésiastiques, ils n’hésitent pas à critiquer les points faibles du système de l’église orthodoxe et à fustiger les excès des moines, allant de l’époque byzantine jusqu’à leurs jours. Dans leur Abrégé chronologique et historique des changements survenus en Grèce [Epitomi chronologiki kai istoriki tôn metavolôn tis Ellados] -  une adaptation du chapitre relatif de la Géographie Ancienne insérée dans l’Encyclopédie Méthodique -  les auteurs grecs y distinguent « quatre âges » (il s’agit d’une division conventionnelle, généralement acceptée à l’époque). La quatrième période (âge) débute après la mort d’Alexandre et se termine avec la chute de Constantinople. Les empereurs byzantins sont très souvent décrits comme impuissants et barbares. Ce qui est important, c’est que les auteurs ont conscience du caractère hellénique (en des termes plus exacts, il faut plutôt parler d’un processus d’hellénisation graduelle) qu’acquiert l’empire byzantin.[20] Le quatrième âge est en effet une des étapes de l’histoire de la « nation des Hellènes » [ethnos tôn Ellinôn].[21]

7. Au tournant du siècle, la personnalité d’Adamance Coray (1748-1833) s’imposa pour longtemps dans la vie intellectuelle grecque moderne. Ce savant a vécu la plus grande part de sa vie à Paris, ville qu’il considérait - imprégné d’un esprit de néo-classicisme ardent qui s’alignait à l’esprit français de l’époque - , comme les Nouvelles Athènes. Il fut un philologue reconnu et estimé dans les cercles intellectuels européens étant également lié d’amitié avec de grands hellénistes ainsi qu’avec les principaux représentants du courant des Idéologues. Son éducation, son propre goût, ses expériences dans Paris révolutionnaire, enfin ses revendications idéologiques visant à l’émancipation nationale, tout cela l’orientait de manière sûre vers l’étude et l’admiration sans bornes de l’antiquité classique.
Coray se mouvant entre l’idéal des temps classiques (Athènes et Sparte) et le néo-classicisme héroïque promulgué par la Révolution française, perçoit la période byzantine comme une partie décadente de l’histoire grecque, à savoir une époque de déchéance et de tyrannie. Dans les Prolégomènes de ses éditions d’auteurs classiques, dans ses dialogues patriotiques aussi bien que dans sa volumineuse Correspondance, il revient souvent aux empereurs Graiko-Rômaioi (gréco-romains = byzantins).[22] Dans le réseau d’influences reçues par Coray, nous devons ranger sans doute la synthèse monumentale d’Edward Gibbon, History of the Decline et Fall of the Roman Empire  (1776-1788), à qui il se réfère à maintes reprises.[23]
Coray n’est pas un historien mais un philologue. Dans ce second domaine, son intérêt semble être attiré par les Anciens. Cependant, lorsque son sujet d’étude l'impose, sa documentation s’oriente, faisant preuve d’une aisance notoire, vers les sources byzantines.

8. L’exemple de Coray prédomine dans cette période, où une pléïade de savants et de lettrés grecs agissent en joignant leurs efforts pour l’émancipation nationale. Leurs points de vue s’entrecroisent; malgré quelques voix plutôt isolées comme celle de Panayote Codrikas, lettré phanariote d’origine athénienne, qui a esquissé dans son Étude de la langue grecque vulgaire une ébauche de la postériré néohellénique, issue d’une lignée culturelle remontant aux byzantins, l’intelligentsia grecque de l’ère des Lumières presque dans sa majorité a recherché avec persistance ses liens avec l’antiquité classique, considérant les siècles byzantins comme une période caractérisée de corruption politique et sociale ainsi qu’une période de lâcheté morale. La chute de Constantinople fut l’effet de l’incapacité de ses empereurs et une sorte de punition divine (telle a été par exemple l’opinion exprimée par Théoklitos Polyeidis).[24] Ces idées largement diffusées transpercent l’univers de la production pré-révolutionnaire dans son ensemble; elles portent leur sceau sur la littérature originale, en l’occurrence dramaturgique. Ceci fut justement le cas de Constantin Paléologue (1818), tragédie en cinq actes de Ioannis Zambélios ; malgré la grandeur d’âme et le caractère sublime des sentiments dont fait preuve le dernier empereur de Constantinople tout au long de l’évolution de l’intrigue, il ne faut pas méconnaître que dans la conscience de son auteur, Byzance demeure toujours une période sombre de lâcheté et de décadence tant morales que politiques.[25]
Néanmoins, la prise de conscience nationale fut dominée par le désir d’incorporer, de concert avec l’antiquité, le savoir historique et littéraire byzantins, notions désormais intégrées dans la diachronie hellénique; cela fut le cas de la Bibliothèque Hellénique [Elliniki Vivliothiki], Venise 1807, d’Anthimos Gazès, s’étendant de l’antiquité à Phrantzès, ou du Miroir Hellénique [Ellinikos Kathreptis] Vienne 1806, de Dimitrios Alexandridis,[26] qui s’étend sans interruption des temps pré-homériques jusqu’au XVe siècle. La même année Dim. Alexandridis commence à publier sa traduction de l’Histoire de Grèce d’Oliver Goldsmith (Vienne 1806).[27] L’année suivante (1807), Alexandridis fera publier une nouvelle édition de son histoire, munie d’un troisième volume supplémentaire, contenant l’histoire de Byzance, suivie d’un « Abrégé sur les sciences et les arts, la religion, les mœurs et les coutumes des Grecs » (puisé dans sa partie majeure dans les Éléments d’Histoire Générale de Millot). Préoccupé par le souci de démontrer, à travers l’évolution historique, les traces helléniques qui n’ont pas été souillées par la barbarie, en d’autres mots, la survivance du caractère national, Alexandridis reproduit dans sa Préface de 1807 les opinions relatives de l’historien anglais.[28] La continuité de l’hellénisme paraît donc une notion pertinente.

9. Pour revenir aux Principautés Danubiennes et dans le monde phanariote, un cas complexe nous est offert par l’ouvrage historiographique de Dionyssios Photeinos, Histoire de l’ancienne Dacie [Hi istoria tis palai Dakias], terminé en 1819. Son auteur fut intégré dans le système administratif phanariote ; pour la rédaction de son histoire de Moldavie et de Valachie a eu cours à des auteurs classiques, byzantins (Byzantis lui servant comme une source capitale) et à des chronographes tandis que son épicentre fut le début des règnes phanariotes. La synthèse historique entreprise par Photeinos se fonde sur le concept de grandeur et de décadence des nations. En outre, Photeinos condamne l’esprit tyrannique; l’absolutisme aveugle des Turcs demeure selon lui une des causes majeures du déclin de ces pays. Ses emprunts aux philosophes français sont évidents et c’est dans ce sens que Photeinos représente un cas assez typique de la société gréco-roumaine ‘éclairée’ des Principautés, qui a préparé les révolutions balkaniques, menant à la création des États nationaux.[29]
Les tentatives historiographiques des Lumières grecques trouveront leur expression la plus complète dans l’ouvrage de Constantin Koumas, Histoire des actes humains [Istoriai tôn anthrôpinôn prakseôn], Vienne 1830-1832.[30] Directement influencé par l’historiographie allemande - dans le sixième volume de son Histoire il rend hommage aux grands représentants des écoles nationales, à savoir Hume, Gibbon, Voltaire, Gatterer, Schlözer, Herder, etc -  il réhabilite dans son œuvre le moyen âge, en utilisant même le terme grec mesaiôn.[31] Selon lui, l’histoire de la nation hellénique ne doit pas être séparément examinée mais, en revanche, elle doit être étudiée en corrélation avec celle des autres nations européennes. La régénération grecque ayant été alors accomplie, une préoccupation toute fraîche ressort de sa plume: celle de l’histoire moderne tôn Neôterôn Ellinôn, à savoir l'état des Grecs modernes après la prise de Constantinople (vol. XII).
Les dernières lignes de ce texte ne peuvent en réalité que renvoyer à son début, à ce que j’ai appelé ‘le duel idéologique’ nourri au XIXe siècle par l’antithèse entre les visions romantiques et les répercussions de l’esprit des Lumières. On peut d’ailleurs découvrir dans le nouvel État grec créé, lors de la formation de ses institutions, un certain désir de rejoindre la tradition byzantine. Une tradition interprétée différemment par les lettrés grecs de l’ère des Lumières, rejetée ou réhabilitée selon leurs convictions idéologiques, mais représentant toujours un anneau de la chaîne culturelle entreliant l’hellénisme moderne à l’antiquité.[32]

Note

[1] Cf. mon étude « Byzance à travers les Lumières néohelléniques (début du XVIIIe siècle-1830) », Byzantium. Identity, Image, Influence. Major Papers, XIX International Congress of Byzantine Studies. University of Copenhagen, 18-24 August 1996,  pp. 318-335. Le texte suivant a été présenté au XIIe Congrès international des Lumières (Montpellier, 8-15 juillet 2007) ; table ronde Regards croisés : Historiographie(s) et identité(s) nationale(s) en Europe (fin du XVIIIe – début du XIXe siècle), organisateurs R. Zaïmova et G. Laudin.

[1] D. Zakythinos, « Le monde de Byzance dans la pensée historique de l’Europe à partir du XVIIe siècle. 2. Le point de vue des Épigones », Byzance: État-Société-Économie, London, Variorum Reprints, 1973, p. 90.

[2] Le terme Rômaioi (et Rômioi) est utilisé en alternance avec Hellènes et Graikoi dans les textes de l’époque des Lumières. Cf. C. Th. Dimaras, Les Lumières Néohelléniques, Athènes, Hermès, première édition 1977, p. 82 sq.

[3] Il a même circulé séparément sous forme de brochure.  

[4] Histoire Ancienne (Palaia Istoria), vol. XVI, p. 127. Cf. A. Tabaki, « Les conceptions pédagogiques dans la traduction du Traité des Études de Charles Rollin », Hellinika (Ελληνικά), vol. 45 (1995), Thessalonique, p. 84 (en grec, avec un résumé en anglais) ; étude comprise dans le volume: Des Lumières néohelléniques. Mouvements d’idées et réseaux de communication avec la pensée occidentale [Peri neoellinikou Diaphôtismou. Revmata ideôn kai diavloi epikoinônias me ti dytiki skepsi], Athènes, Ergo, 2004, chap. VII, p. 127 sq.; une version française de cette étude fut publiée dans le Bulletin de Liaison n. 13, INALCO - Centre d’Études Balkaniques, Paris, décembre 1995, pp. 33-46 (trad. effectuée par H. Tonnet).

[5]  N. Svoronos, « Ioannis Stanos », Athéna (Αθηνά), vol. 49 (1939), pp. 233-242 (en grec).

[6] Voir P. M. Kitromilides, « Choix idéologiques et acte historiographique : Spyridon Papadopoulos et Domenico Caminer », Thesaurismata, 20 (1990), pp. 500-517 (en grec).

7] Cf. P. M. Kitromilides, The Enlightenment as Social Criticism. Iosipos Moisiodax and Greek Culture in the 18th Century, Princeton, Princeton Univ. Press, 1992.

[8] C. Th. Dimaras, Les Lumières néohelléniques, p. 143.

[9] Démètre Catartzis, Ta Euriskomena, édité par les soins de C. Th. Dimaras, Athènes, Association d'Étude des Lumières en Grèce, 1970, p. 45 (en grec).

[10] D. Catartzis, Ta Euriskomena, p. 51, 61.

[11] Ibid., p. 44. Pour une vue d’ensemble des emprunts de Catartzis à Aristote, quoiqu’elle ne touche pas le sujet qui nous intéresse ici, voir l’étude de R. D. Argyropoulos, « Aristote selon D. Katartzis », La Revue Historique, vol. II (2005), pp. 53-65.

[12] Panayote Codrikas, Étude de la langue grecque vulgaire [Meleti tis koinis ellinikis dialektou], Paris 1818, p. γ′ [ΙΙΙ].

[13] P. Codrikas, Étude de la langue grecque vulgaire, p. 130.

[14] Ibid., p. ιδ′ [XIV].

[15] P. M. Kitromilides,  « Le maître à penser de Rhigas » [Ho dascalos tou Rhiga], tiré-à-part de la revue Hypereia (Υπέρεια), Athènes, 1991, p. 7 (en grec).

[16] Cette édition comprend également quelques textes puisés dans des sources post-byzantines, comme la Historia politica Constantipolitana, comprise dans le recueil de Martinus Crusius, Turcograecia, etc. Cf. L. Vranoussis, L’hellénisme postbyzantin et l’Europe. Manuscrits, livres, imprimeries, tiré-à-part, Athènes, 1981, p. 48, note 62.

[17] Voir To Mousseion (Το Μουσείον), Paris, 1819, pp. 16-19 ; en particulier p. 18.

[18] Voir P. M. Kitromilides, Tradition Enlightenment and Revolution. Ideological Change in 18th and 19th Century Greece, Cambridge (Mass.), Harvard Univ. Press, 1978, p. 95 sq.

[19] Voir C. Koumarianou, éd., Daniel Philippidis-Grégoire Constantas, Géographie Moderne [Gheografia Neôteriki], Athènes, Hermès, 1988 (en grec).

[20] L’empire byzantin est désigné tantôt Empire des Hellènes [Aftocratoria tôn Ellinôn], tantôt Règne des Hellènes [Vassileia tôn Ellinôn]; Gheografia Neôteriki, p. 103.

[21] Gheografia Neôteriki, p. 107.

[22] Dans son édition de l’essai d’Hippocrate, Des Airs, des Eaux et des Lieux [Peri Aerôn, Ydatôn, Topôn], Paris, 1800, s’adressant à ses « chers compatriotes » il s’exclama de la sorte:  « on aura beau dire: vous n’avez point dégénéré de vos illustres ancêtres. Le sang grec coule encore dans vos veines; il n’attend qu’un heureux concours de circonstances pour prouver à l’Univers que vos chaînes n’ont pas été votre ouvrage, et que, loin de les avoir portées avec une stupide [c’est Coray qui souligne] résignation, vous avez été la seule nation subjuguée qui ait vouée une haine éternelle à ses tyrans (...). Des despotes transplantés de l’ancienne Rome [il se réfère évidemment aux empereurs byzantins], après avoir, par une administration aussi stupide que tyrannique, relâché tous les ressorts de la société, entravé l’influence du plus beau des climats, souillé, ébranlé leur trône par les crimes les plus affreux, ont fini par vous livrer à des tyrans encore plus stupides et plus féroces [les Ottomans]». Adamance Coray, Prolegomena stous archaious Ellines Syngrafeis (Προλεγόμενα στους αρχαίους Έλληνες συγγραφείς), vol. IV, Athènes, Fondation Culturelle de la Banque Nationale de Grèce, 1995, pp. 697-700.

[23] Voir à titre d’exemple A. Coray, Atakta, Paris, 1829, p. λζ′ sq. (en grec); cf. S. Fassoulakis, « Gibbon's Influence on Koraes », in The Making of Byzantine History. Studies dedicated to Donald M. Nicol. Edited by R. Beaton and C. Roueché, London, Variorum, 1993, pp. 169-173. Dans la bibliothèque de Coray, nous retrouvons seulement la traduction française de Gibbon, élaborée par M.-F.Guizot, en 1819.

[24] L’exemple de Theoklitos Polyeidis est analysé par P. M. Kitromilides, Tradition Enlightenment and Revolution. Ideological Change in 18th and 19th Century Greece, pp. 169-170.

[25] Voir A. Tabaki, « La transition des Lumières au Romantisme au XIXe siècle en Grèce. Le cas de Ioannis et de Spyridon Zambélios », tiré-à-part, Athènes, 1989, pp. 31-46 (en grec, avec un résumé en français). Elles sont aussi analysées les opinions exprimées par cet écrivain au sujet de l’évolution historique de la langue grecque (marche ascendante et déclin).

[26] Sur cette personnalité assez méconnue, voir A. Tabaki, « Un aspect des Lumières néohelléniques: L’approche scientifique de l’Orient. Le cas de Dimitrios Alexandridis », Hellinika, 35 (1984), pp. 316-337.

[27] La première édition anglaise date de 1774: O. Goldsmith, The Grecian History, from the earliest state to the death of Alexander the Great..., London, 1774 (en deux volumes). En 1785, paraît une nouvelle édition, toujours en deux volumes, enrichie et augmentée: The Grecian History, from the earliest state to the death of Alexander the Great... To which is added a summary account of the affairs of Greece, from that period to the sacking of Constantinople by the Othomans. A new edition.  Au début du XIXe siècle, l’œuvre de Goldsmith jouit d’un bon nombre de rééditions et de traductions dans d’autres langues européennes.

[28] Goldsmith, Istoria tis Ellados..., Advertisement, p. [VI]: «From the times of Alexander, to the sacking of Constantinople by the Turks, a period of fifteen centuries, the Grecian states, being under the influence of foreign councils, and the controul of foreign arms, had lost their existence as a nation. But neither did they submit to slavery without a struggle, nor did the power which subverted their government deface, at once their national character, or destroy, but by degrees, the various effects which flowed from their original genius and political institutions. In what is subjoined, in this edition, to the narrative of Dr. Goldsmith, it is the aim of the author to trace, amidst the revolutions of nations, the remains of Greece; to take a summary view of her efforts for the recovery of expiring liberty; to trace those features that remained the longest unsulllied by the infection of barbarism, and those efforts of genius, which, surviving the dissolution of the state, continued, and still continue to enlighten and refine the world».

[29] Voir l’étude explicite de N. Svoronos, « L’œuvre historiographique de Dionyssios Photeinos », Hellinika, 10(1937-1938), pp. 133-178.

[30] Voir M. A. Stassinopoulou, Weltgeschichte im Denken eines griechischen Aufklärers. Konstantinos Michail Koumas als Historiograph, Studien zur Geschichte Südosteuropas 9, Frankfurt am Main, Peter Lang, 1992.

[31] Le terme a été déjà employé par Adamance Coray, en 1829.

[32] C. Th. Dimaras, « Les Lumières et la formation de la conscience nationale chez les peuples du Sud-Est Européen », Bucarest, Association Internationale d’Etudes du Sud-Est, Européen, 1970.