Paroles édifiantes: les Éloges d’Antoine-Leonard Thomas

Olivier Ferret
Université de Lyon 2

English abstract

Treating the eulogies written by Thomas between 1759 and 1770, we show how the use of reported speech of the persons being eulogised is part of a memorial ceremony that brings the character to life. This theatrical process helps to blur the generic status of these texts, which are halfway between historical narration and rhetorical speech. The use of reported speech may be understood less as a means of individualising the person in question, however, than of promoting him as an exemplum embodying virtues in action. These virtues derive from Aristotle’s analysis of the aims and values of epideictic rhetoric, but the rhetorical design of Thomas’ eulogies shapes an underlying ideological discourse designed to make a pragmatic impact on the reader: transforming the genre from an academic exercise of scholarship into an engaged discourse, Thomas clearly sides with French ‘philosophes’, and his eulogies confirm the evolution of the genre described by Jean-Claude Bonnet: their purpose is at one to celebrate the past, to satirise the present and, perhaps, to influence the future.

1. En dehors de quelques poésies de circonstances, Thomas n’est guère connu que pour ses triomphes académiques: avant d’être élu à l’Académie française en 1767, il remporte en effet sans interruption le prix d’éloquence dans les concours organisés entre 1759 et 1765, ce qui lui vaut une (éphémère) notoriété dans le genre de l’éloge, qu’il passe pour avoir renouvelé et à propos duquel il a développé, avec son Essai sur les éloges de 1773, une ébauche de théorisation[1]. Depuis les travaux de Jean-Claude Bonnet, on sait ainsi que, quoique “complètement tombé dans l’oubli aujourd’hui”, le “petit genre de l’éloge” a pu passionner “toute une époque”, notamment lorsqu’il est “mis à la mode dans sa forme nouvelle par la transformation du concours de l’Académie française”: “petite révolution académique”, dans la mesure où le sujet du prix d’éloquence décerné après le panégyrique du roi, lors des séances du 25 août, ne vise plus à débattre de questions de dévotion ou de morale, mais à faire l’éloge des hommes célèbres de la nation ; “grands effets” toutefois, puisque l’Académie se transforme ainsi “en conservatoire de la gloire” et que “les hommes de lettres, se désignant eux-mêmes comme les seuls guides capables de former l’esprit de la nation, viendront occuper cette nouvelle chaire laïque parfaitement appropriée au messianisme des Lumières[2]“. L’identité des hommes dont l’éloge est mis au concours illustre ces nouvelles ambitions: pour s’en tenir aux seuls prix remportés par Thomas, il s’agit en effet de célébrer un maréchal de France, héros de la bataille de Fontenoy (Maurice, comte de Saxe, en 1759), un magistrat devenu chancelier de France (d’Aguesseau, en 1760), un lieutenant général des armées navales (Duguay-Trouin, en 1761), le “principal ministre” de Henri IV (le surintendant des finances Sully, en 1763), enfin le philosophe Descartes, en 1765. Deux autres éloges de Thomas retiennent l’attention, tout en bénéficiant d’un statut différent des précédents en raison notamment des circonstances de leur publication. Le premier, ouvrage de commande du comte d’Angiviller, attaché à l’éducation des enfants du roi, est l’éloge, publié en 1766, du dauphin de France qui meurt le 20 décembre 1765. Le second est l’Éloge de Marc Aurèle que Thomas prononce pour la Saint-Louis de 1770 et qui remporte un succès quelque peu tapageur: interdiction lui est faite de le publier[3].

2. Thomas est donc un auteur d’éloges dont le talent, quoique régulièrement couronné des lauriers académiques, paraît s’affirmer au gré de ses participations successives. À en croire Grimm, principal rédacteur de la Correspondance littéraire, ce n’est qu’en 1763, avec son Éloge de Sully, que “l’orateur a fait un grand pas”: “C’était, dans les discours précédents, un rhéteur rempli de déclamations et de phrases ampoulées, et dérobant la disette des idées sous des amplifications de l’école”. C’est à présent “un philosophe qui parle” et qui, même s’il “tient encore un peu à cette parure puérile et mesquine dont il s’est affublé au collège”, a accompli de significatifs “progrès dans le goût et dans la véritable éloquence” qui lui ont valu “les suffrages du public éclairé, et même ceux du peuple”: “C’est peut-être le premier discours académique qui ait fait un effet si grand et si général. Il est plein de vérités utiles et hardies[4]“. Thomas serait-il devenu philosophe ? Il est vrai que sa carrière s’était inaugurée par un malentendu: celui qui, en 1756, s’était fait connaître en prétendant réfuter Voltaire par ses Réflexions philosophiques et littéraires sur le poème de la Religion naturelle s’affirme de plus en plus comme un soutien efficace des philosophes, notamment à cette tribune que constitue indéniablement l’Académie dès lors que le texte des éloges est lu dans des séances publiques dont l’assistance se réduit pas au seul cercle étroit des Quarante[5].

3. “Je n’entrerai point dans le détail de ses actions et de ses paroles”, écrit Thomas à propos de Sully (Éloge de Sully, p. 53): cette déclaration reflète bien le fait que les paroles des grands hommes dont il fait l’éloge sont citées avec une parcimonie certaine – extrême, même, si l’on considère que la plupart des paroles rapportées se trouvent dans les notes que Thomas a ajoutées[6] au corps du texte et qui ne pouvaient, par conséquent, qu’être lues dans la version imprimée[7]. Partant de ce constat, on examinera l’hypothèse selon laquelle les éloges de Thomas mettent en œuvre, au sens propre comme au sens figuré, une authentique “économie” de la parole dont il s’agira d’envisager les fonctions et les enjeux. On verra ainsi que la parole rapportée constitue un élément du protocole commémoratif qui est au fondement de l’éloge. L’examen du mode de fonctionnement des textes fera ensuite apparaître de quelle manière la parole rapportée acquiert un statut exemplaire. Il sera alors possible d’apprécier les enjeux pragmatiques de la parole au sein de textes qui se signalent par le recours à une certaine forme d’éloquence.

Parole rapportée et commémoration

4. L’entreprise de rédaction des éloges prend sens au sein d’un cérémonial qui caractérise la situation d’énonciation: le discours est écrit pour être prononcé le 25 août, lors d’une séance publique de l’Académie, devant une assemblée en général nombreuse. Ces circonstances confèrent à la prise de parole une dimension solennelle, à supposer que des conditions matérielles imprévues n’en viennent pas parasiter la réception, comme ce fut semble-t-il le cas lors du premier triomphe académique de Thomas: son Éloge du comte de Saxe, “déjà prôné dans Paris”, “eut le désavantage d’être fort mal lu par Duclos”, alors secrétaire perpétuel de l’Académie ; “D’Alembert et Marmontel […] juraient entre leurs dents d’une pareille lecture ; et moi, de mon côté, mon sang bouillait dans mes veines”, écrit Thomas[8]. D’autres circonstances comme celles qui, à la mort du fils de Louis XV, président à la rédaction de l’Éloge du Dauphin, confèrent au texte une solennité de rigueur. Dans les deux cas ce cérémonial, quoique sous-tendu par des enjeux très différents, entoure un rite de commémoration: il s’agit de faire revivre, par l’évocation du grand homme disparu, le souvenir qui s’attache à ce personnage, voire de construire ce souvenir dans et par le texte. Ainsi s’explique le recours à des procédés rhétoriques qui visent à rendre présent, dans le discours, celui dont on fait l’éloge. Thomas multiplie les apostrophes aux lieux, mais aussi au personnage même: “Partez, illustre vainqueur, remportez dans votre patrie les dépouilles de l’Amérique” (Éloge de Duguay-Trouin, p. 188). Le lecteur est également pris à partie:

Qu’on se représente Duguay-Trouin, au sortir d’une glorieuse campagne, impatient de voir ce roi pour qui il a tant de fois prodigué sa vie, sans l’avoir jamais vu. Il arrive à Versailles. Ce n’est ni le faste de l’opulence, ni le nom de ses ancêtres, ni ses titres qui l’annoncent: il est annoncé par ses exploits. (Ibid., p. 158-159.)

5. Hypotypose, mention de la voix de la renommée au moment où s’opère le passage au présent de narration: tout participe du processus d’actualisation auquel concourt aussi la récurrence, pour introduire les évocations, des expressions “Je crois voir[9]…”, “Je le vois (qui)[10]…” traduisant la forte présence du locuteur à son discours. Autant de tics stylistiques révélateurs d’une ambition: celle de donner à voir, de rendre présent, par le texte, celui qui est absent. La vision est aussi relayée par l’ouie, avec le tour “Je crois l’entendre” qui annonce, dans l’exemple suivant[11], tiré de l’Éloge du Dauphin, les paroles prêtées à Louis XV, au sein d’un développement qui est une adresse au futur Louis XVI: “Je crois entendre votre auguste père qui vous dit encore: Mon fils, vous êtes né pour régner, mais votre naissance n’est qu’un hasard dangereux, votre enfance n’est qu’un état de faiblesse. […]” (p. 76). Si les paroles rapportées jouent un rôle déterminant dans le processus d’actualisation à l’œuvre dans les éloges, la place qui leur est réservée évolue dans les textes de Thomas. Dans les éloges primés à l’Académie, les paroles se trouvent presque exclusivement dans les notes, qu’elles soient placées en bas de page ou à la suite du texte: même si elles ne devaient pas être entendues à la lecture, elles font malgré tout partie intégrante du dispositif textuel, tout en demeurant dans une position ancillaire par rapport au texte de l’éloge. Dans l’Éloge du Dauphin, c’est en revanche dans le texte même, dépourvu de notes, que les paroles sont rapportées. Mais c’est dans l’Éloge de Marc Aurèle que l’orchestration des voix est la plus concertée, contribuant à la mise en place de ce que J.‑C. Bonnet désigne comme une “sombre dramaturgie[12]“. Une rapide entrée en matière narrative prépare l’arrivée d’un “vieillard”: “c’était Apollonius, philosophe stoïcien, estimé dans Rome, et plus respecté encore par son caractère que pour son grand âge” (p. 5-6). Toute la suite de l’éloge est placée dans la bouche du vieil Apollonius qui, “élevant sa voix”, s’adresse aux Romains rassemblés aux obsèques, et en particulier au terrible Commode, fils du défunt: “Ô fils de Marc Aurèle ! pardonne ; je te parle au nom des dieux, au nom de l’univers qui t’est confié ; je te parle pour le bonheur des hommes et pour le tien” (ibid., p. 71). Au cœur de ce dispositif énonciatif, lorsqu’il s’agit d’”offrir” aux Romains “tout le développement” de son “âme”, “l’enchaînement de ses idées”, “les principes sur lesquels il appuya sa vie morale”, la parole est donnée à “Marc Aurèle lui-même”. L’”Entretien de Marc Aurèle avec lui-même” est ainsi livré au terme d’un relais préparé en amont par un premier effet de discours rapporté:

Ce n’est pas moi qui vous offrirai ce tableau, c’est Marc Aurèle lui-même. Je vais vous lire un écrit qu’il a tracé de ses mains, il y a plus de trente ans. Il n’était point encore empereur. Tiens, me dit-il, Apollonius, prends cet écrit, et si jamais je m’écarte des sentiments que ma main a tracés, fais-moi rougir aux yeux de l’univers. Romains, et toi son successeur et son fils, vous allez juger si Marc Aurèle a conformé sa conduite à ces grandes idées, et s’il s’est écarté une seule fois du plan qu’il a cru lire dans la nature. (Ibid., p. 17-18.)

6. Il résulte de cette mise en scène l’illusion d’une éphémère résurrection[13] programmée par le texte lui-même: “À ces mots, les Romains qui écoutaient dans un profond silence, parurent effrayés comme s’ils étaient menacés de perdre leur empereur ; ils oubliaient que ce grand homme n’était plus. Bientôt cette illusion se dissipa” (ibid., p. 28). Dans les éloges antérieurs, certains phénomènes semblent annoncer une telle évolution. L’Éloge de Sully amorçait déjà, sur le mode de la virtualité, la mise en scène d’un locuteur fictif: avec son “éloquence simple et grossière” (p. 3), explique Thomas, Henri IV aurait pu prononcer l’éloge de son ministre. Surtout, dès l’Éloge de Duguay-Trouin, Thomas recourt à la prosopopée, qui intervient au moment stratégique de la clôture du texte: “Ah ! s’il revivait aujourd’hui, s’il errait parmi nos ports et nos arsenaux, quelle serait sa douleur ! Français, s’écrierait-il, que sont devenus ces vaisseaux que j’ai commandés, ces flottes victorieuses qui dominaient sur l’océan ? […]” (p. 204). La même figure intervient, à la même place, dans l’Éloge de Descartes : c’est alors “la postérité qui s’avance” (p. 172) et qui s’adresse aux hommes. L’effet de théâtralisation apparaît encore à travers un ensemble de métaphores. Les lieux évoqués sont ainsi fréquemment désignés comme “théâtre”, en même temps que le personnage est présenté comme l’objet d’un “spectacle”. Thomas apostrophe les “plaines d’Ivry, théâtre de gloire et de carnage” (Éloge de Sully, p. 9) et ajoute, en note: “Ce fut un spectacle assez singulier de voir Sully couché sur un brancard fait à la hâte de branches d’arbres, environné de ses domestiques” (ibid., n. 11, p. 63). Plus loin, Sully donne encore “un plus grand spectacle au monde” (p. 52). Il est aussi question du “théâtre” des “victoires” de Duguay-Trouin:

Le théâtre de ses victoires va donc devenir son tombeau ! Enfin, après deux jours de tempête, la mer se calme ; et ce héros est rendu à la France. Son nom est dans toutes les bouches ; partout où il paraît, les regards se fixent sur lui. Le peuple […] s’assemble en foule autour de lui, le regarde, l’environne. Il est devenu un spectacle pour la France. (Éloge de Duguay-Trouin, p. 189-190.)

Les mentions d’une circulation de la parole, d’une convergence des regards, d’un mouvement de foule tendent à placer au centre le personnage “devenu un spectacle”. Objet d’”admiration”, il peut être érigé en “héros”. Une note en bas de page rapporte les propos d’une “dame de distinction” qui fend la foule “pour mieux voir Duguay-Trouin”: “je suis bien aise de voir un héros en vie”. C’est encore le cas de Sully qui, recevant de Henri IV “le titre de brave et de franc chevalier”, reçoit par là même “le titre des héros” (Éloge de Sully, p. 9): le détail des paroles du roi, rapportées en note, authentifie et étoffe ce que la narration ne faisait qu’esquisser.

7. Ces effets de théâtralisation illustrent la complexité de la définition générique de l’éloge, en ce qu’il emprunte des procédés à trois modes d’écriture en concurrence: le théâtre, mais aussi l’éloquence et l’histoire. Les exemples précédents présentent un traitement, sous la forme d’une “scène” développée en note, de ce que le corps de l’éloge résume en un “sommaire"[14]. Une autre note de l’Éloge de Sully[15] développe de même le tableau attendu de la nuit de la Saint-Barthélemy. Dans cette évocation, la mention des “cris confus de la populace” ainsi que les notations visuelles données comme “spectacle” s’organisent en tableau historique dans lequel les “cris” rapportés créent un effet de réel. Ailleurs, l’opposition entre le corps du texte et la note correspond à celle du discours éloquent et du récit historique. “On se croit obligé d’avertir, que dans tout ce détail, on parle moins en orateur, qu’en historien” (n. l, p. 21), précise Thomas dans une note de l’Éloge du comte de Saxe, avant de mettre en évidence le rôle essentiel des “faits”, au fondement des “éloges des grands hommes”. On lit une déclaration semblable dans l’Éloge de Duguay-Trouin: “L’orateur n’est ici qu’historien: exposer les faits, c’est louer le héros” (n. l, p. 182). Le phénomène est parfois poussé jusqu’à la dénégation, avec l’affirmation d’un refus de l’éloquence: “Je ne suis ni courtisan ni orateur ; je ne suis qu’interprète de la vérité, et simple historien des pensées de ce prince” (p. 58), écrit Thomas dans l’Éloge du Dauphin ; “Je n’ai pas les mêmes talents” que les orateurs athéniens qui célébraient les vainqueurs[16], avoue-t-il dans l’Éloge de Duguay-Trouin, mais “la vérité sera presque toujours étonnante par elle-même” (p. 121). Le locuteur-historien prétend encore, dans l’Éloge de d’Aguesseau, faire entendre “la voix de la vérité” (p. 100). Cependant, en d’autres endroits, le rôle de l’orateur n’en est pas moins revendiqué: “C’est au physicien plutôt qu’à l’orateur à donner l’idée de ce système” (p. 87), déclare Thomas dans l’Éloge de Descartes, pour signaler qu’il n’en fera rien. C’est dire que le refus de l’éloquence relève d’une posture de dénégation. Le recours aux figures de rhétorique évoquées plus haut suffirait d’ailleurs à convaincre que, derrière l’historien, l’orateur n’est pas loin. On en trouvera confirmation dans l’opposition nettement établie, dans l’Essai sur les éloges, entre le “simple éloge historique, mêlé de réflexions” rédigé par un “écrivain borné au rôle d’historien-philosophe” (que Thomas qualifie plus loin d’”éloge froidement historique”) et “ces sortes d’ouvrages” qui sont “moins des monuments historiques que des tableaux faits pour réveiller de grandes idées ou de grands sentiments”, qui nécessitent que l’on ne se contente pas de “raconter à l’esprit”, mais que l’on tâche de “parler à l’âme” pour “l’intéresser fortement”. Ainsi se justifierait une éloquence faite de “traits énergiques et mâles” et de “traits touchants” (OC, t. IV, p. 173-174). Éloquence, soit, mais pas n’importe laquelle: “celui qui veut embellir, exagère”, rétorquent les défenseurs de l’”éloge historique”; “on perd du côté de l’exacte vérité tout ce qu’on gagne du côté de la chaleur”, bref “toute éloquence est une espèce d’art dont on se défie” (ibid., p. 173). Il faudra donc recourir à une forme d’éloquence qui ne trahisse pas la vérité et veiller à ce que “l’illusion” soit maintenue: “Il en est des ouvrages d’éloquence comme d’une pièce de théâtre ; si l’illusion ne gagne, le ridicule perce, et l’on rit” (ibid., p. 185) – où l’on retrouve la référence au théâtre. La nécessité de recourir à une éloquence mesurée explique sans doute que Thomas, délaissant l’hyperbole, privilégie une forme d’amplification rhétorique qui ne se réduit pas à l’exagération. L’une de ses composantes tient aux rapprochements effectués entre le personnage célébré et d’autres personnages historiques que viennent régulièrement étayer des effets de discours rapportés: “C’est l’âme de Socrate jointe au génie de Platon”, déclare Thomas à propos de d’Aguesseau[17] ; Duguay-Trouin est rapproché de Marius et, une page plus loin, en note, de Pyrrhus[18]. Le couple Sully-Henri IV est aussi comparé au couple Parménion-Alexandre (Éloge de Sully, p. 6), et si le rapprochement n’est pas ici lesté par des propos rapportés, on peut lire, dans une note ultérieure, la citation de “cette lettre si connue” de Mornay à Henri IV: “Sire, vous avez fait l’Alexandre ; il est temps que vous soyez Auguste” (ibid., n. 14, p. 10). Les paroles rapportées ont alors vocation à accréditer l’illusion de vérité du propos. De nombreux témoignages remplissent ainsi une fonction authentifiante au sein d’une stratégie de l’éloge indirect: c’est par la bouche d’autres personnages que le héros reçoit son tribut de louanges, en particulier des louanges qui, prises en charge directement par l’auteur, pourraient être perçues comme hyperboliques, donc sentir leur artifice et détruire l’illusion. C’est la fonction de la citation – dûment référencée – du chevalier Follard, “qui a passé sa vie à étudier la guerre et à en donner des leçons”, à propos de la “méthode” du comte de Saxe:

Voici comment il s’exprime lui-même dans ses Commentaires sur Polybe, tom. 3, liv. 2, ch. 14 § 4. Après avoir parlé de l’utilité de plusieurs exercices, il ajoute: Ce que je viens de dire est excellent ; mais il faut encore exercer les troupes à tirer selon la nouvelle méthode que le comte de Saxe a introduite dans son régiment: méthode dont je fais grand cas, ainsi que de son inventeur, qui est un des plus beaux génies pour la guerre que j’aie connu. L’on verra à la première guerre que je ne me trompe point dans ce que je pense. (Éloge du comte de Saxe, n. l, p. 22-23.)

8. Il en va de même des propos hyperboliques du maréchal de Berwick qui, “sur le point d’attaquer les ennemis à Etlinghen, voit arriver le comte de Saxe dans son camp”: “Comte, lui dit-il aussitôt, j’allais faire venir trois mille hommes, mais vous me valez seul ce renfort.” (ibid., n. s, p. 30) Ce sont encore les paroles du “célèbre Denis Talon” qui permettent de souligner l’”éclat” avec lequel d’Aguesseau paraît au Parlement, quoiqu’il ait obtenu la charge d’avocat général avec une extrême précocité: “le président à mortier dit qu’il voudrait finir comme ce jeune homme commençait” (Éloge de d’Aguesseau, n. e, p. 64).

9. La matière historique, ainsi que les procédés de l’éloquence et du théâtre, sont ainsi conjointement convoqués alors même que les paroles rapportées participent de l’élaboration rhétorique du discours de l’éloge, assurant une certaine présence du héros dans le texte qui le célèbre. Faut-il en conclure que, lorsque les discours rapportés sont ceux du personnage lui-même, ils ont pour fonction de parachever l’évocation du héros en apportant une touche de nature à le singulariser ? Peut-on les considérer comme des éléments susceptibles d’accréditer une forme d’illusion réaliste ? Rien n’est moins sûr. La diversité des personnages célébrés – en partie due au choix des sujets de concours qui échappe à Thomas – ne se reflète pas nécessairement dans la manière dont chacun est dépeint. On est même surpris par la relative uniformité des paroles rapportées de ces “héros”, qui ne présentent aucune marque véritablement singularisante. Il est vrai qu’il arrive à Thomas d’écrire, au sujet des propos de Sully, en note: “Voilà qui peint mieux un caractère que tous les discours du monde” (Éloge de Sully, p. 89). Reste que ce phénomène relève de l’exception. “On fait ici parler Marc Aurèle d’après le système des stoïciens”, écrit-il dans une autre note (Éloge de Marc Aurèle, n. 1, p. 20). C’est certes fonder la vraisemblance du discours, mais c’est aussi laisser entendre que, loin d’être authentique et singulier, un tel discours est le fruit d’une reconstitution. Dans l’Éloge du Dauphin, le locuteur se présente aussi comme “simple historien”, mais des “pensées de ce prince” (p. 58), et des pensées n’ont pas exactement le même statut que des paroles, même si elles sont rapportées selon des procédés identiques. En fait de paroles, certaines interviennent dans un contexte qui, loin d’entretenir l’illusion qu’il pourrait s’agir de paroles historiques, produirait plutôt un effet déréalisant: ainsi de cette longue tirade, introduite par “Quel spectacle que celui d’un prince, qui du haut du trône donne le signal à la vertu, lui crie […]” (ibid., p. 38). Plusieurs observateurs ont du reste souligné l’absence de caractère typique du personnage évoqué: selon Grimm, Thomas a peint “un être chimérique qui n’exista jamais nulle part"[19]; jugement qui, une fois n’est pas coutume, rejoint celui de l’abbé Coger qui déclare, dans l’Examen publié dans les Mémoires de Trévoux en juillet 1766, que le dauphin de Thomas est un personnage abstrait, un “prince déguisé” dont “la vie est un roman"[20]. Par delà la diversité des personnages célébrés par Thomas, il ne s’agit pas tant de brosser le portrait au naturel d’un individu singulier que de promouvoir un système de valeurs dont le personnage, au terme d’un travail de sélection et de construction, devient symboliquement porteur. Les paroles rapportées auraient dès lors vocation à être le véhicule privilégié de la composante “exemplaire” du “héros”.

La parole exemplaire

10. “L’éloge des grands hommes est la leçon du monde”, écrit Thomas dans l’Éloge de d’Aguesseau (p. 59). “Ceci n’est point ici l’éloge d’un homme”, répète-t-il dans l’Éloge de Sully, “c’est une leçon pour les États et pour l’humanité entière” (p. 2). C’est ainsi que le personnage est donné en “exemple” pour les valeurs mêmes qui font l’objet de l’éloge et que les paroles rapportées ont alors pour fonction de mettre en évidence. Thomas célèbre par exemple le courage, notamment militaire, de ses “héros”. Les paroles de Henri IV soulignent ainsi l’intrépidité de Sully:

Devant Nérac, ce prince repoussa presque seul un gros de cavalerie, qui s’était avancé pour le surprendre. Rosni, à son exemple, alla le même jour avec douze ou quinze hommes, faire le coup de pistolet jusqu’à la portée de l’armée catholique. Le roi, qui le remarqua, dit à Bethune: “Allez à votre cousin le baron de Rosni, il est étourdi comme un hanneton ; retirez-le de là et les autres aussi, car ils seront pris ou tués.” Rosni obéit, et le roi qui vit son cheval blessé à l’épaule, lui reprocha sa témérité avec la colère de l’amitié. (Ibid., n. 7, p. 61.)

L’effet de miroir déjà signalé entre les deux personnages, et ici rappelé (“à son exemple”), se manifeste encore dans l’évocation de l’intrépidité de Henri IV, cette fois-ci soulignée par les paroles de Sully:

Ce prince, impatient de se trouver partout où il y avait des périls et des combats, accourt aussitôt dans la ville, suivi de quarante hommes. Rosni l’apprend, court au-devant de lui, et d’un air fort ému: “Pardieu, sire, lui dit-il, vous avez fait là une belle levée de bouclier, qui infailliblement empêchera le service que nous voulions vous rendre. Hé quoi ! n’avez-vous pas acquis assez de gloire et d’honneur en tant de combats et de batailles, où vous vous êtes trouvé plus que mille autres de ce royaume, sans vouloir faire ainsi le carabin ?” La colère de Rosni était assez bien fondée. En effet, on sut l’arrivée du roi, et les ennemis se retirèrent. (Ibid., n. 12, p. 64.)

Loin d’être l’apanage d’une tête brûlée, l’intrépidité est en effet signe de la bravoure. Ainsi de Henri IV au siège de Cahors, alors que “les principaux officiers […] le conjurent de se retirer”:

Ce prince, quoique blessé en plusieurs endroits, se tourne vers eux avec un visage riant, et leur dit d’un ton d’assurance: “Il est écrit là-haut ce qui doit être fait de moi en cette occasion. Souvenez-vous que ma retraite hors cette ville, sans l’avoir assurée au parti, sera la retraite de ma vie hors de ce corps ; il y va trop de mon honneur: ainsi, qu’on ne me parle plus que de combattre, de vaincre ou de mourir.” (Ibid., n. 8, pp. 61-62.)

Outre ses qualités de bravoure, Sully se signale aussi par son dévouement au roi, qui lui vaut l’amitié de Henri IV. Thomas fait état des “inquiétudes” que témoigne Henri IV lorsque, à la bataille d’Ivry, Sully reçoit “sept blessures”. Il lui parle “plus en ami qu’en roi”, et ce terme d’”ami”, sous la plume de Thomas, se trouve légitimé par les paroles rapportées qui suivent:

Rosni le remercia, et lui dit qu’il s’estimait d’avoir souffert pour un si bon maître. Alors Henri lui répondit: Brave soldat et vaillant chevalier, j’avais toujours eu très bonne opinion de votre courage, et conçu de bonnes espérances de votre vertu: mais vos actions signalées, et votre réponse modeste, ont surpassé mon attente... et partant, en présence de ces princes, capitaines et grands chevaliers qui sont ici près de moi, vous veux-je embrasser des deux bras. Alors il se jeta à son cou, et le serra tendrement. Il lui dit encore beaucoup de choses pleines d’une sensibilité touchante ; et en se séparant de lui, adieu mon ami, lui dit-il, portez-vous bien, et soyez sûr que vous avez un bon maître. (Ibid., n. 11, p. 63.)

11. Le dévouement au roi est aussi, plus généralement, dévouement à la “patrie” qu’illustrent les paroles de Marius, appliquées à Duguay-Trouin, dont la “gloire” fait des envieux: “Vous m’enviez ma gloire ; enviez-moi donc aussi mes travaux, mes dangers, mes combats ; enviez-moi le sang que j’ai versé pour la patrie” (Éloge de Duguay-Trouin, p. 194). La valeur n’est pas uniquement militaire: devenant avocat, d’Aguesseau “devient l’organe des lois, et l’orateur de la patrie”. Ses propos illustrent son dévouement “au bien public” : “Ô ma patrie, dit-il, je n’ai à t’offrir que ce que m’a donné la nature, une vie courte et passagère ; mais j’en déposerai dans ton sein tous les instants. Reçois le serment que je fais de ne vivre que pour toi.” Ce que commente Thomas: “Ainsi d’Aguesseau se consacre solennellement à l’État” (Éloge de d’Aguesseau, p. 64-65). C’est aussi un idéal de justice qui anime les “héros” que peint Thomas: si “comme guerrier”, Sully “brave les menaces”, “comme ministre, il écrase l’injustice” (Éloge de Sully, p. 32). Son souci de ne pas pressurer les “marchands, artisans, laboureurs et pasteurs” (ibid., n. 36, p. 78) en fait le protecteur des faibles et des malheureux. À l’instar de Caton, Brutus, Thraséas, Épictète, Marc Aurèle déclare aussi ne vouloir “faire que ce qui est juste” (Éloge de Marc Aurèle, p. 16). Il en résulte une nécessaire soumission aux lois: si quelqu’un s’avisait d’”avancer que le prince n’était pas soumis aux lois”, Marc Aurèle lui aurait rétorqué: “Apprends que cette soumission m’honore ; apprends que le pouvoir de faire ce qui est injuste, est une faiblesse” (ibid., p. 41). L’”Entretien de Marc Aurèle avec lui-même” livre encore certains de ses principes, au nombre desquels: “Il faut protéger la faiblesse ; il faut enchaîner la force. Marc Aurèle, ne parle pas de délassements ; il n’y en a plus pour toi, que lorsqu’il n’y aura plus sur la terre de malheureux ni de coupables” (ibid., p. 25). Une telle application au travail[21] est aussi le fait de d’Aguesseau: “Puis-je me reposer”, répond-il à celui qui lui conseillait de “prendre du repos”, “tandis que je sais qu’il y a des hommes qui souffrent ?” (Éloge de d’Aguesseau, n. h, p. 70.) Cette qualité va de pair avec l’intégrité: d’Aguesseau “qui était si saintement avare du temps” n’en a pas à perdre en intrigues: “À Dieu ne plaise, dit-il, que j’occupe jamais la place d’un homme vivant”. Le commentaire de Thomas souligne alors la “simplicité” d’une parole “sublime” en ce qu’elle révèle “un sentiment vertueux” (ibid., p. 102 et n. f). “Vertu […] rare” encore que ce “désintéressement” dont fait preuve Duguay-Trouin, animé du “même sentiment” qu’expriment les paroles de Pyrrhus “aux ambassadeurs de Rome qui lui offraient des richesses: Je ne suis pas un marchand, je suis un roi: je ne viens pas chercher de l’or, mais combattre avec le fer” (Éloge de Duguay-Trouin, n. r, p. 195). Désintéressement prolongé par l’idée de prodigalité: “on le vit prodiguer ses propres richesses pour récompenser la valeur de ses troupes”, un “trait”, rapporté en note venant illustrer la générosité du personnage (ibid., n. t, p. 197). Du reste, c’est aussi à sa simplicité que l’on reconnaît le héros. En témoignent ce que d’Aguesseau appelle “les beaux jours de sa vie” lorsque, pendant sa retraite, il se livre à des occupations livresques et champêtres (Éloge de d’Aguesseau, n. i, p. 108), de même que la frugalité de la table de Sully qui, lorsqu’on lui en faisait “des reproches”, “répondait toujours par ces paroles d’un Ancien: Si les convives sont sages, il y en a suffisamment pour eux ; s’ils ne le sont pas, je me passe sans peine de leur compagnie” (Éloge de Sully, n. 45, p. 85). C’est encore la modestie du personnage qu’apprécie Henri IV[22], modestie que révèlent aussi les paroles de Maurice qui, à sa mort, veut que son corps disparaisse “afin qu’il ne reste rien de moi dans le monde, que ma mémoire parmi mes amis” (Éloge du comte de Saxe, n. p, p. 52).

“Il est de grands hommes qui ne le sont que par les vertus: d’Aguesseau était destiné à l’être encore par les talents” (Éloge de d’Aguesseau, p. 63-64). L’accord des “vertus” et des “talents”, qui apparaît encore chez Sully (Éloge de Sully, p. 50), résume cet ensemble de valeurs qui signent la “gloire” des personnages[23]. Or la célébration de ces valeurs correspond précisément à ce qui, selon l’Essai sur les éloges, doit être recherché dans le “genre actuel des éloges parmi nous”:

Depuis un demi-siècle, il s’est fait parmi nous une espèce de révolution ; on apprécie mieux la gloire ; on juge mieux les hommes ; on distingue les talents des succès ; on sépare ce qui est utile de ce qui est éclatant et dangereux ; on ne pardonne pas le génie sans la vertu ; on respecte quelquefois la vertu sans la grandeur ; on perce enfin à travers les dignités pour aller jusqu’à l’homme. (OC, t. IV, p. 169-170.)

De là ces “panégyriques des grands hommes” qui “offrent de grandes vertus à nos mœurs, ou de grands talents à notre faiblesse” que, dans sa sagesse, l’Académie française a substitués à ses “sujets anciens”: “Elle crut qu’il valait mieux présenter la vertu en action, que des lieux communs de morale, souvent usés” (ibid., p. 171). C’est du reste sous l’effet de l’enthousiasme que suscite en lui les “vertus” qu’il célèbre que le locuteur atteint une certaine éloquence: “Malheur à vous, si les intérêts des États, si les maux des hommes, si les remèdes à ces maux, si la vertu, si le génie, si tout ce qu’il y a de grand et de noble, vous laisse sans émotion, et si en traitant tous ces objets vous pouvez vous défendre à vous-même d’être éloquent” (ibid., p. 176). Et c’est en rapportant les actes et les pensées des grands hommes que le locuteur trouve son inspiration:

Faites agir ou penser les grands hommes ; vous verrez naître vos idées en foule ; vous les verrez s’arranger, se combiner, se réfléchir les unes sur les autres ; vous verrez les principes marcher devant les actions, les actions éclairer les principes, les idées se fondre avec les faits, les réflexions générales sortir ou des succès, ou des obstacles, ou des moyens ; vous verrez l’histoire, la politique, la morale, les arts et les sciences, tout ce système de connaissances liées dans votre tête, féconder à chaque pas votre imagination, et joindre partout, aux idées principales, une foule d’idées accessoires. (Ibid., p. 180-181.)

12. Mais cette éloquence a vocation à être “utile”: “Qu’importe vos vains éloges pour les morts ? C’est aux vivants qu’il faut parler ; c’est dans leur âme qu’il faut aller remuer le germe de l’honneur et de la gloire […] présentez-leur sans cesse l’image des héros et des hommes utiles ; que cette idée les réveille” (ibid, p. 186). Se pose toutefois la question de la modernité de ce système de valeurs, de cet ensemble de “vertus” prônées à travers les éloges qu’effectue Thomas. Justice, courage, tempérance, magnificence, libéralité, mansuétude, bon sens, sagesse: telles sont les qualités que Thomas reconnaît aux grands hommes qu’il célèbre ; mais telles étaient aussi déjà les “vertus” que, selon Aristote, le discours démonstratif de l’éloge se devait de mettre en valeur[24]. On retrouve encore, dans la Rhétorique, le même rapport entre le “précepte” et l’éloge[25], la même perspective orientée vers le présent, la même manière d’envisager ce que sont les “belles” choses qu’il s’agit de recueillir dans l’éloge: les choses “qui sont les signes de ce qu’on loue dans chaque classe d’individus”. À ce titre, les paroles rapportées pourraient être considérées comme de tels “signes” étayant la valeur qu’il s’agit de célébrer. La parole serait ainsi à la fois indice servant à désigner les valeurs dont on veut assurer la promotion et composante esthétique du discours de l’éloge. Doit-on alors considérer les éloges de Thomas – notamment ceux destinés à concourir pour un prix de l’Académie – comme des exercices rhétoriques d’école[26] dont la vocation première serait de se conformer aux règles codifiées du discours de l’éloge ?

13. Thomas met en scène une circulation de la parole qui rend le dispositif d’ensemble plus complexe. Certes, la parole rapportée peut occasionnellement prendre la forme d’un précepte, d’un “principe” ou d’une maxime qui véhicule un ensemble de valeurs ; ainsi de cette formule exprimant le sens politique de Sully: “La multiplicité des offices, dit Sully, est la marque assurée de la décadence prochaine d’un État” (Éloge de Sully, n. 39, p. 80). Mais la parole se trouve alors relayée par le locuteur lui-même qui développe, à la suite de cette citation, une sorte de dissertation qui en illustre le bien-fondé. Le phénomène était d’ailleurs amorcé, dans la note précédente, avec les indices répétés d’une présence du locuteur (“Je sais que… mais je sais bien aussi que… Je sais que… Je sais que…”, ibid., n. 38, p. 80). Si le grand homme célébré est un “modèle”[27], il appartient alors à l’auteur de l’éloge d’en transmettre la valeur à l’intention d’un destinataire dont l’identité est parfois explicitée. Au début de l’Éloge du Dauphin, Thomas affirme vouloir livrer “quelques vérités utiles à ceux qui comme lui sont destinés à gouverner” (p. 3), et il en vient, par la suite, à les apostropher: “Ô vous […] qui êtes destinés à régner”, “apprenez par l’exemple de ce prince à vous instruire” (ibid., p. 25). C’est d’abord à Commode que s’adressent certains des propos tenus par Apollonius dans l’Éloge de Marc Aurèle : il suffit, pour en prendre conscience, de suivre le regard du locuteur (“ici Apollonius fixa un moment les yeux sur le nouvel empereur”, p. 27), mais aussi celui de la foule des auditeurs présents auquel le locuteur donne sens: “Fils de Marc Aurèle, s’écria Apollonius, ces regards tournés sur toi, te demandent si tu seras semblable à ton père[28] ; n’oublie pas les larmes que tu vois couler” (p. 38). Apollonius ne tarde cependant pas à se tourner “vers le peuple”, qui constitue l’autre destinataire du discours. Dans l’Éloge de d’Aguesseau, c’est aussi “à des citoyens et à des hommes” que Thomas “parle” (p. 60). C’est enfin “à la patrie” qu’il entend “rendre compte” des travaux du Dauphin, de ses pensées, mais aussi de “tout ce qu’il eût voulu faire pour la rendre heureuse” (Éloge du Dauphin, p. 3-4). Inversement, si le locuteur joue le rôle d’intermédiaire, de relais, c’est de la “renommée” ou de la “patrie” dont il se fait le porte-parole: “pour louer ce grand homme, je n’aurai besoin que d’écouter la renommée”, déclare-t-il dans l’Éloge de Sully ; “la voix des siècles et des nations me dictera ce que je dois écrire” (p. 2). Même dans l’Éloge du Dauphin, qui bénéficie d’un statut particulier en raison des circonstances de sa rédaction, Thomas fera entendre “la voix de la patrie et de la vérité” (p. 6) et, par opposition aux “éloges sacrés” des ministres de la religion, il ne se veut que “l’orateur de la patrie” (p. 64). On retrouve là l’idée, exprimée par J.‑C. Bonnet, d’une concurrence entre l’éloge et l’éloquence de la chaire, Thomas se fixant pour horizon “l’âge d’or antérieur de la première éloquence civique[29]“: “Il serait à souhaiter que l’on continue ainsi les éloges de nos grands hommes”, écrit Thomas dans son Essai sur les éloges. “Là, tous les états et tous les rangs trouveraient des modèles. Les vrais citoyens désireraient d’y obtenir une place. Cet honneur parmi nous suppléerait aux statues de l’ancienne Rome, aux arcs de triomphe de la Chine, aux mausolées de Westminster” (OC, t. IV, p. 171). En ce sens, la conformité éventuelle des éloges de Thomas avec des règles codifiées n’inviterait pas tant à réduire ces textes à des exercices de concours – ce qu’ils sont malgré tout, d’une certaine façon –, mais à en envisager les enjeux idéologiques qui s’affirment avec netteté lorsque les éloges ne s’inscrivent plus dans la perspective d’un prix littéraire.

Du bon usage de la rhétorique

14. L’importance de la fonction médiatrice du locuteur invite à envisager les rapports qui s’établissent entre parole rapportée et discours englobant. Apparaît alors un phénomène de redoublement du discours: le discours du locuteur invite le lecteur à suivre l’exemple du héros, tout en mettant en scène l’efficacité de sa parole. Dans l’Éloge de Marc Aurèle, la lecture, par Apollonius, de l’”Entretien de Marc Aurèle avec lui-même” donne lieu à plusieurs interruptions, notamment après que le vieil homme a lu le portrait, brossé par l’empereur, des “mauvais princes”:

Ici le peuple se mit à crier, jamais, jamais. Mille voix s’élevèrent ensemble. L’un disait: tu as été notre père ; un autre, tu ne souffris jamais d’oppresseurs ; d’autres, tu as soulagé tous nos maux ; et des milliers d’hommes à la fois, nous t’avons béni, nous te bénissons. Ô sage, ô clément, ô juste empereur, que ta mémoire soit sainte, qu’elle soit adorée à jamais. Elle le sera, reprit Apollonius, et le sera dans tous les siècles: mais c’est en s’effrayant lui-même des maux qu’il aurait pu vous causer, qu’il est parvenu à vous rendre heureux, et à mériter ces acclamations qui retentissent sur sa tombe. Écoutez ce qu’il ajoute. (p. 24)

L’épisode met ainsi en scène l’efficacité pragmatique d’une parole – c’est au défunt Marc Aurèle que s’adresse le peuple – parole dont le locuteur se fait le relais. Les éloges de Thomas proposent encore d’autres mises en scènes, notamment celle qui sous-tend le passage de l’”admiration” à l’”imitation”. Le personnage devient héros en imitant les grands hommes qui l’ont précédé, ou en se formant à leur contact. C’est ainsi que d’Aguesseau fréquente les écrits des grands hommes de l’Antiquité et, “en les admirant, apprend à les imiter” (Éloge de d’Aguesseau, p. 95). Régulus, Fabrice, Scipion, Épictète, Sénèque et Thraséas apparaissent en songe à Marc Aurèle et, par la suite, c’est Caton qui s’adresse à lui: “ne nous plains pas, mais imite-nous” (Éloge de Marc Aurèle, p. 31). Henri IV fait encore figure de Mentor lorsqu’il invite Sully à le suivre afin, explique-t-il, “que vous puissiez apprendre votre métier” (Éloge de Sully, n. 11, p. 63). À son tour, le lecteur, dont l’admiration a été suscitée, est enjoint à imiter l’exemple du héros: “Imitez Maurice dans ses études” (Éloge du comte de Saxe, p. 21), déclare le locuteur qui souhaite également, à propos de Duguay-Trouin, “que son exemple puisse enfanter des héros” (Éloge de Duguay-Trouin, p. 204). Ailleurs, Thomas insiste sur la dynamique de l’émulation, par exemple lorsqu’il évoque l’effet que produit sur Duguay-Trouin le souvenir de Rhuiter:

Le pavillon de Flessingue a frappé ses regards ; Flessingue, patrie de Rhuiter ! Il croit voir ce grand homme, il se le représente, non point chargé d’honneur, non point décoré par l’Espagne de tous les titres de la grandeur: il le voit montant par sa valeur des derniers rangs aux premiers, dispersant ses triomphes sur toutes les mers ; il le voit mourant pour son pays. Cette image l’enflamme. Il combat: trois vaisseaux fuient, le plus redoutable succombe et reconnaît son vainqueur. (Ibid., pp. 140-141.)

15. D’abord illusion (“Il croit voir”) puis représentation mentale consciemment élaborée (“il se le représente”) devenant vision (“il le voit”), l’”image” du grand homme est ce qui “enflamme”, ce qui invite au dépassement de soi, alors même que le locuteur, qui construit cette représentation exemplaire, en vient, en note, à prôner son efficacité: “Puisse un pareil exemple exciter l’émulation chez tous les peuples où le nom de Rhuiter sera connu” (ibid., n. o). L’efficacité de la voix est, quant à elle, thématisée dans un épisode où Sully, blessé, n’est plus en mesure de prendre part au combat: sa “tête” peut néanmoins continuer de “servir son prince” et “sa voix peut enflammer les troupes” (Éloge de Sully, p. 10). Thomas évoque encore “l’image redoutable de la postérité” qui “crie” au jeune prince: “C’est ici que tu auras toi-même place, c’est ici qu’un jour tu dois être jugé” (Éloge du Dauphin, p. 16). Le contexte a son importance: il vient d’être question de “l’histoire”, présentée comme “un vaste et immense mausolée” dans lequel le jeune prince peut “voir écrit sur chacune des urnes royales le jugement des nations et de la renommée”, c’est-à-dire ce dont l’auteur du texte s’affirme être le porte-parole et sans doute aussi ce que transmet l’éloge. Par différentes mises en scènes Thomas livre une défense et une illustration du pouvoir de la parole éloquente de l’éloge sur celui auquel elle s’adresse. C’est dire l’efficacité escomptée d’un discours conçu comme support de valeurs, de valeurs porteuses d’une charge idéologique, mais aussi de valeurs s’inscrivant contre de fausses valeurs qui deviennent alors objets de satire.

16. La célébration des vertus du grand homme tourne ainsi à la satire de la cour, occasionnellement élargie à la censure du siècle. C’est ainsi, par exemple, que l’intégrité signalée de d’Aguesseau vaut aussi comme dénonciation de l’arrivisme des courtisans tenaillés par l’ambition: “Que ceux que cette passion dévore briguent à force de bassesse l’honneur de s’élever ; qu’ils jouent le rôle d’esclaves, pour parvenir un jour à être tyrans ; qu’ils prostituent leur dignité, pour obtenir le droit de déshonorer l’État dans une grande place: ces moyens ne sont pas faits pour d’Aguesseau” (Éloge de d’Aguesseau, p. 102). “La fierté noble et la franchise guerrière d’un héros intéresse plus, sans doute, l’âme d’un grand roi, que des hommages de courtisans”, écrit aussi Thomas dans l’Éloge de Duguay-Trouin (n. a, p. 158), qui présente aussi la cour comme un “pays où l’ambition étouffe l’amitié même” : dans un tel contexte, commente l’auteur, la générosité dont fait preuve Duguay-Trouin, quoiqu’elle ne soit que “juste”, doit “paraître grande” en raison de “la corruption de nos mœurs” (ibid., p. 196-197). Des propos de Henri IV apportent une touche finale à la dérision d’une noblesse qui vient “étaler à la cour des habits magnifiques”: “Il riait de ceux […] qui portaient, disait-il, leurs moulins et leurs bois de haute futaie sur le dos” (Éloge de Sully, n. 38, p. 79-80)[30]. C’est encore parce qu’”on l’arracha de Rome et de la cour” que Marc Aurèle s’est formé, loin des “vices” et d’un “faste” et d’un “luxe” corrupteurs, “une âme qui devait être austère et pure”: “Loin de Rome, il apprit à faire un jour le bonheur de Rome. Loin de la cour, il mérita d’y revenir pour commander” (Éloge de Marc Aurèle, p. 10-11). La cour est aussi l’endroit où un héros comme Duguay-Trouin est en butte à l’envie des “hommes lâches et vains” qui osent “se vanter des actions de leurs ancêtres” sans lui pardonner “d’avoir fait les siennes” (Éloge de Duguay-Trouin, p. 193-194). Le discours se charge ainsi occasionnellement d’une portée politique lorsque se trouve, par exemple, mis en avant le mérite individuel contre la noblesse du sang. Si Duguay-Trouin est “annoncé” à Versailles, ce n’est ni par “le faste de l’opulence”, ni par “les noms de ses ancêtres”, ni par “ses titres”, mais bien par “ses exploits” (ibid., p. 159). “La véritable noblesse est de servir l’État”, signalait Thomas plus haut: “le sang qui coule pour la patrie est toujours noble” (ibid., p. 128). C’est du reste afin d’”honorer son mérite” que le roi du Danemark a donné à Rhuiter “une pension, et des lettres de noblesse” (ibid., n. o, p. 140). À la mort de Maurice, Louis XV donne aussi “à ses sujets l’exemple d’honorer ce grand homme”: “On prodigua à sa cendre tous ces honneurs funèbres, si vains lorsqu’ils ne sont accordés qu’aux titres et à la naissance, si respectables lorsque c’est un hommage que la reconnaissance rend au mérite” (Éloge du comte de Saxe, n. p, p. 52). Un semblable prestige ressort des propos d’Apollonius: “Gardons-nous, Romains, d’outrager la vertu jusqu’à croire qu’elle ait besoin de la naissance” (Éloge de Marc Aurèle, p. 7). C’est cette même “vertu” à laquelle aspire le Dauphin, soucieux de “montrer à la terre” la “ligue de tous les hommes vertueux pour faire le bonheur d’une nation”. Au terme de la longue tirade prêtée à son personnage, Thomas reprend: “Croit-on qu’avec de tels sentiments, il regardât les honneurs, le rang ou la naissance comme un droit qui dispense d’être vertueux ?” (Éloge du Dauphin, p. 39.) Au cours de cet éloge, explicitement adressé au futur Louis XVI, le destinataire est invité à “apprendre à s’instruire par l’exemple” du Dauphin (ibid., p. 25). Il lui faudra ainsi chercher “partout la vérité”, à l’instar de celui qui conjurait “ses amis de ne pas le traiter comme prince: offrez-moi, leur dit-il, la vérité sans détour, si vous m’en croyez digne” (ibid., p. 42). Ses propos explicitent encore certaines des “leçons” que le Dauphin “voulait qu’on donnât” à ses enfants: “Conduisez mes enfants, disait-il, dans la chaumière du paysan ; montrez-leur tout ce qui peut les attendrir ; qu’ils voient le pain noir dont se nourrit le pauvre ; qu’ils touchent de leurs mains la paille qui leur sert de lit. Je veux qu’ils apprennent à pleurer. Un prince qui n’a jamais versé de larmes ne peut être bon” (ibid., p. 59). Un tel souci du peuple animait encore Henri IV, à en juger par les dernières paroles qui sont rapportées au moment de sa mort: “je ne nierai pas que je n’aie regret de sortir de la vie sans avoir témoigné à mes peuples que je les aime comme s’ils étaient mes enfants […] en les gouvernant avec douceur” (Éloge de Sully, n. 50, p. 89).

Certains discours ne sont pas exempts de partis pris polémiques. La qualité de Marc Aurèle permet à Thomas d’effectuer, à travers les paroles d’Apollonius qui se désigne lui-même comme “un vieillard qui depuis quatre-vingts ans étudie la vertu, et cherche à la pratiquer”, un éloge de la “philosophie”:

Quel est ce nom sacré dans certains siècles, et abhorré dans d’autres ; objet tour à tour et du respect et de la haine ; que quelques princes ont persécuté avec fureur, que d’autres ont placé à côté d’eux sur le trône ? Romains, oserai-je louer la philosophie dans Rome, où tant de fois les philosophes ont été calomniés, d’où ils ont été bannis tant de fois ? […] C’est ici que nos livres ont été consumés par les flammes. C’est ici que notre sang a coulé sous les poignards. […] Quoi donc ! la philosophie serait-elle l’ennemie des hommes et le fléau des États ? […] La philosophie est l’art d’éclairer les hommes et de les rendre meilleurs. C’est la morale universelle des peuples et des rois, fondée sur la nature et sur l’ordre éternel. Regardez ce tombeau: celui que vous pleurez était un sage: la philosophie sur le trône a fait vingt ans le bonheur du monde. (Éloge de Marc Aurèle, p. 13-15.)

17. Même si Thomas prend soin de rappeler sans cesse le contexte romain, ce plaidoyer en faveur d’une philosophie calomniée et persécutée n’est pas sans rapports avec la situation qui est encore en partie celle de ceux qui se désignent volontiers comme des “philosophes” des Lumières. Plus loin, Marc Aurèle est encore présenté comme celui qui “veut placer avec lui sur le trône la morale et les lumières” (ibid., p. 57-58). Thomas entendrait-il “se monter au ton de quelques-uns de nos philosophes modernes pour en obtenir les suffrages”? Le propos émane de l’abbé Coger, à propos de l’Éloge du Dauphin qui donne aussi lieu à une réception contrastée. Dans l’Examen qu’il fait paraître en juillet 1766 dans les Mémoires de Trévoux, Coger regrette ainsi que seule une portion congrue soit accordée par Thomas à la religiosité du Dauphin qui n’est guère évoquée qu’au milieu d’”une description pompeuse de la religion naturelle[31]“. Si les avis sont parfois très virulents dans le camp des philosophes[32], on ne s’étonnera pas que ce soit la question religieuse qui ait intéressé Voltaire, et tout particulièrement une parole prêtée au Dauphin: “Ah ! dit-il plus d’une fois, ne persécutons point” (Éloge du Dauphin, p. 67). Voltaire écrit ainsi à Gabriel Cramer, vers le 5 avril 1766 (D 13239): “J’ai lu le panégyrique delphinois, ce qui m’a fait le plus plaisir, c’est que le Dauphin disait: ‘Ne persécutons personne’.” On trouve un écho de ces “paroles remarquables” dans le Petit commentaire sur l’éloge du Dauphin composé par M. Thomas que Voltaire fait paraître en 1766:

Ces mots ont pénétré dans mon cœur ; je me suis écrié: Quel sera le malheureux qui osera être persécuteur, quand l’héritier d’un grand royaume a déclaré qu’il ne faut pas l’être ? Ce prince savait que la persécution n’a jamais produit que du mal ; il avait lu beaucoup: la philosophie avait percé jusqu’à lui. Le plus grand bonheur d’un État monarchique est que le prince soit éclairé. […]
Le descendant et l’héritier de trente rois a dit: Ne persécutons point ; et un bourgeois d’une ville ignorée, un habitué de paroisse, un moine dirait: Persécutons !
Ravir aux hommes la liberté de penser ! juste ciel ! Tyrans fanatiques, commencez donc par nous couper les mains, qui peuvent écrire ; arrachez-nous la langue, qui parle contre vous ; arrachez-nous l’âme, qui n’a pour vous que des sentiments d’horreur. […]
Répétons donc mille fois avec un Dauphin tant regretté: Ne persécutons personne[33].”

18. On mesure le chemin parcouru depuis la mise au concours de l’éloge de d’Aguesseau. Les 7/8 mai [1761], Voltaire écrit ainsi à D’Alembert (D 9771): “Notre foutue Académie a donné pour sujet de son prix, les louanges d’un chancelier janséniste, persécuteur de toute vérité, mauvais cartésien, ennemi de Neuton, faux savant et faux honnête homme. Passe pour le maréchal de Saxe qui aimait les filles et qui ne persécutait personne. Je suis indigné de tout ce qui m’est revenu de Paris. Je ne connais que vous qui puissiez venger la raison.” On mesure aussi l’enjeu du renouvellement du genre de l’éloge: “on lit beaucoup moins d’oraisons funèbres”, déclare Thomas dans l’Essai sur les éloges: “les dédicaces deviennent rares ; elles ne s’ennoblissent que lorsque la philosophie sait parler avec dignité à la grandeur, ou lorsque la reconnaissance s’entretient avec l’amitié” (OC, t. IV, p. 170). C’est ce que perçoit Voltaire dans l’Éloge du Dauphin: “Il y a de l’éloquence et de la philosophie”, écrit-il à Damilaville le 4 avril 1766 (D 13234). Mais il remarquait déjà que l’Éloge de Sully comportait “de bien belles choses” (au cardinal de Bernis, 6 janvier 1764, D 11623).

19. Insérées dans un énoncé qui, en raison des circonstances qui en justifient la production, s’inscrit au cœur d’un protocole commémoratif, les paroles rapportées ont pour but premier de rendre présent – et d’abord audible – le personnage dont Thomas fait l’éloge. Il en résulte un effet de théâtralisation qui complexifie encore la définition générique d’un type de texte qui recourt aux procédés de la narration historique et de l’art oratoire. Toutefois, à envisager l’ensemble des éloges de Thomas, ces paroles visent peut-être moins à conférer une dimension singularisante à la représentation d’un individu qu’à mettre l’accent sur la dimension exemplaire d’un personnage qui incarne “la vertu en action”. Mais si les valeurs mises en avant, tout comme, plus généralement, la vocation du texte à l’utilité, entretiennent d’évidentes accointances avec les objectifs que la tradition rhétorique, depuis Aristote, a assignés au genre de l’éloge, le dispositif mis en œuvre par Thomas organise un discours adressé qui présente occasionnellement une forte orientation idéologique. De l’exercice académique au texte militant, l’évolution de la portée de tels éloges n’a pas échappé aux contemporains et reflète l’accomplissement des transformations des discours académiques analysées par J.‑C. Bonnet. Les paroles édifiantes que fait entendre Thomas deviennent alors conjointement célébration du passé, satire du présent mais aussi, et peut-être d’abord, ouverture sur l’avenir.

Note

[1] Ébauche seulement, car Thomas se refuse à élaborer “la poétique de ce genre” et à “tracer des règles”: “On sait que la première règle est le génie, et celui qui l’a, trouve aisément les autres” (Essai sur les éloges, dans Œuvres complètes [désormais, OC], Paris, Desessarts, 1802, t. III, p. 9). De fait, l’essai propose plutôt un vaste panorama chronologique des formes qui ont successivement été prises par les éloges depuis l’Antiquité.

[2] J.‑C. Bonnet, Naissance du Panthéon. Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998, pp. 66-67. Les chapitres iv et v sont essentiellement consacrés aux éloges de Thomas.

[3] Par la suite, les extraits de ces éloges sont donnés dans les éditions suivantes: l’Éloge de Maurice, comte de Saxe, duc de Semigalle et de Curlande, maréchal général des armées de Sa Majesté très chrétienne, l’Éloge de Henri-François Daguesseau, chancelier de France, commandeur des ordres du roi et l’Éloge de René Duguay-Trouin, lieutenant général des armées navales, commandeur de l’ordre royal et militaire de Saint Louis sont rassemblés dans un volume d’Œuvres diverses de M. Thomas, Lyon, les frères Périsse, 1763; les textes ultérieurs sont cités dans une édition séparée – Éloge de Maximilien de Béthune, duc de Sully, surintendant des finances, etc., principal ministre sous Henri IV, Paris, Regnard, 1763, Éloge de René Descartes, Lyon, c. 1765, Éloge de Louis, Dauphin de France, Lyon, c. 1766, Éloge de Marc Aurèle, Amsterdam et Paris, Moutard, 1775. Dans les citations, l’orthographe a été modernisée mais la ponctuation originale a été respectée.

[4] Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. M. Tourneux, Paris, Garnier, 1877-1882, t. V, p. 389-390. Les comptes rendus des éloges précédents ne retiennent de l’auteur de l’Éloge du comte de Saxe qu’un “faiseur de phrases, ramasseur de lieux communs, entortilleur, etc.” (t. IV, p. 139) et dénoncent, dans l’Éloge de Duguay-Trouin, une “éloquence déclamatoire du collège qui peut plaire aux enfants, à la bonne heure, mais qui me déplaît souverainement” (ibid., p. 505).

[5] Voir J. Lough, “Did the philosophes take over the Académie française ?”, SVEC, 336 (1996), p. 191-193.

[6] À propos de cet Éloge de Sully, Grimm fait mention des “notes historiques” que Thomas “a ajoutées à son discours”, et qui “ont plus réussi que le discours même” (Correspondance littéraire, t. V, p. 391).

[7] La distinction que l’on peut être tenté d’effectuer entre le discours prononcé dans la séance et le texte imprimé n’est peut-être pas essentielle si l’on prête attention aux circonstances de la publication de certains des éloges de Thomas. Comme dans tout concours, le texte n’est d’abord connu que des seuls membres du jury. Grimm note ainsi, en août 1765, au sujet du prix d’éloquence partagé, cette année-là, entre Thomas et Gaillard, que “les deux discours paraîtront le 25 de ce mois, jour de la fête du roi et de la séance publique de l’Académie” et il ajoute: “nous verrons si le public confirmera le jugement de messieurs les Quarante” (ibid., t. VI, p. 342). Le mois suivant, Grimm signale que seuls “des extraits des deux discours couronnés faits par les auteurs eux-mêmes” ont été lus “à la séance publique”, “parce que le temps n’aurait pas permis de lire ces discours en entier”. Et, après avoir souligné que l’ouvrage de Gaillard (“une des plus tristes welcheries qu’on puisse lire”) a été “réellement déprimé” lorsqu’on l’a comparé au “chef-d’œuvre” de Thomas, Grimm précise que le “succès” de l’Éloge de Descartes par Thomas a été tellement “prodigieux” que “l’imprimeur de l’Académie n’a pu fournir assez d’exemplaires dans les premiers jours” (ibid., p. 351-353). Dans ce cas au moins, c’est donc par l’imprimé que le public a pu prendre connaissance de l’ensemble du texte.

[8] Lettre à Barthe du 15 septembre 1759, citée par J.‑C. Bonnet, Naissance du Panthéon, p. 73. Thomas peut se consoler à l’idée – confirmant l’importance de la diffusion imprimée des éloges – que “le discours se débite beaucoup”, qu’”il fait grand bruit” et que “son succès surpasse [s]es espérances”: “Il y en a déjà huit cents exemplaires de débités”.

[9] Éloge du comte de Saxe, p. 38 ; Éloge de Descartes, p. 57.

[10] Éloge de d’Aguesseau, p. 93 ; Éloge de Duguay-Trouin, p. 139, p. 165 ; Éloge de Sully, p. 16 ; Éloge de Descartes, p. 44 ; Éloge du Dauphin, p. 58.

[11] Voir aussi l’Éloge de Descartes, p. 57-58.

[12] J.‑C. Bonnet, Naissance du Panthéon, p. 98.

[13] J.‑C. Bonnet (Naissance du Panthéon, p. 98) rapproche cette mise en scène de la “curieuse scénographie funèbre” à l’œuvre dans Le Fils naturel de Diderot.

[14] Ces termes sont ici employés selon la terminologie de G. Genette: voir Figures, III, Paris, Le Seuil, 1972.

[15] Éloge de Sully, n. 3, p. 59-60.

[16] Voir, sur ce point, le chapitre 5 de l’Essai sur les éloges.

[17] Du reste, “on disait de lui qu’il pensait en philosophe, et parlait en orateur” (Éloge de d’Aguesseau, p. 98 et n. b).

[18] “Duguay-Trouin pouvait leur dire ce que Marius disait aux grands de Rome…” ; “Pyrrhus disait aux ambassadeurs de Rome […]. Le même sentiment animait Duguay-Trouin” (Éloge de Duguay-Trouin, p. 194 et n. r, p. 195).

[19] Correspondance littéraire, t. VII, p. 7.

[20] Cité par J.‑C. Bonnet, Naissance du Panthéon, p. 77.

[21] Chez Sully, “occupé à travailler devant une table toute couverte de lettres et de papiers”, qui déclare se rendre à l’Arsenal “dès les trois heures du matin” (Éloge de Sully, n. 45, p. 85), l’ardeur au travail frise l’acharnement.

[22] Dans la bouche du roi, la “réponse modeste” de Sully est à la mesure de ses “actions signalées” (n. 11, p. 63).

[23] Le terme est omniprésent: Éloge du comte de Saxe, n. p, p. 52 ; Éloge de Duguay-Trouin, pp. 140, 158, 194, 205 ; Éloge de Sully, pp. 6, 9, 10 et n. 12 et 13, p. 64, etc.

[24] Rhétorique, 1366b.

[25] “Lorsque tu veux louer, vois d’abord ce que tu poserais comme précepte, et lorsque tu veux énoncer un précepte, vois sur quoi porterait ton éloge” (ibid., 1368a).

[26] On se souvient des critiques adressées par Grimm aux premiers éloges primés de Thomas.

[27] D’Aguesseau est le “modèle des savants et des sages comme celui des magistrats” (Éloge de d’Aguesseau, p. 87) ; Sully “mérita de servir de modèle à la postérité” (Éloge de Sully, p. 24), ce qui explique la présence d’expressions comme “il ne faut pas que la postérité ignore que [...] ” (ibid., p. 31).

[28] À la fin de l’éloge, Apollonius s’adresse à nouveau au “fils de Marc Aurèle”: “je te parle au nom des dieux, au nom de l’univers qui t’est confié ; je te parle pour le bonheur des hommes et pour le tien. Non, tu ne seras point insensible à une gloire si pure”. La réponse tient en un geste: “Commode, qui était en habit de guerrier, agita sa lance d’une manière terrible” (Éloge de Marc Aurèle, pp. 71-72). Chacun sait alors ce qu’il doit attendre du nouvel empereur.

[29] J.‑C. Bonnet, Naissance du Panthéon, p. 85.

[30] On a vu aussi que la frugalité de Sully contraste avec le luxe de la cour.

[31] Cité par J.‑C. Bonnet, Naissance du Panthéon, p. 77.

[32] Voir, en particulier, dans la Correspondance littéraire, le jugement de Diderot qui déclare que “jamais l’art de la parole n’a été si indignement prostitué” (t. VII, p. 17). Également cité par J.‑C. Bonnet, Naissance du Panthéon, p. 78.

[33] Œuvres complètes de Voltaire, éd. L. Moland, Paris, Garnier, 1877-1885, t. 25, p. 471-475.