English abstract
Treating the eulogies written by Thomas between 1759 and 1770, we show how the use of reported speech of the persons being eulogised is part of a memorial ceremony that brings the character to life. This theatrical process helps to blur the generic status of these texts, which are halfway between historical narration and rhetorical speech. The use of reported speech may be understood less as a means of individualising the person in question, however, than of promoting him as an exemplum embodying virtues in action. These virtues derive from Aristotles analysis of the aims and values of epideictic rhetoric, but the rhetorical design of Thomas eulogies shapes an underlying ideological discourse designed to make a pragmatic impact on the reader: transforming the genre from an academic exercise of scholarship into an engaged discourse, Thomas clearly sides with French philosophes, and his eulogies confirm the evolution of the genre described by Jean-Claude Bonnet: their purpose is at one to celebrate the past, to satirise the present and, perhaps, to influence the future.
1. En dehors de quelques poésies de circonstances, Thomas nest guère connu que pour ses triomphes académiques: avant dêtre élu à lAcadémie française en 1767, il remporte en effet sans interruption le prix déloquence dans les concours organisés entre 1759 et 1765, ce qui lui vaut une (éphémère) notoriété dans le genre de léloge, quil passe pour avoir renouvelé et à propos duquel il a développé, avec son Essai sur les éloges de 1773, une ébauche de théorisation[1]. Depuis les travaux de Jean-Claude Bonnet, on sait ainsi que, quoique complètement tombé dans loubli aujourdhui, le petit genre de léloge a pu passionner toute une époque, notamment lorsquil est mis à la mode dans sa forme nouvelle par la transformation du concours de lAcadémie française: petite révolution académique, dans la mesure où le sujet du prix déloquence décerné après le panégyrique du roi, lors des séances du 25 août, ne vise plus à débattre de questions de dévotion ou de morale, mais à faire léloge des hommes célèbres de la nation ; grands effets toutefois, puisque lAcadémie se transforme ainsi en conservatoire de la gloire et que les hommes de lettres, se désignant eux-mêmes comme les seuls guides capables de former lesprit de la nation, viendront occuper cette nouvelle chaire laïque parfaitement appropriée au messianisme des Lumières[2]. Lidentité des hommes dont léloge est mis au concours illustre ces nouvelles ambitions: pour sen tenir aux seuls prix remportés par Thomas, il sagit en effet de célébrer un maréchal de France, héros de la bataille de Fontenoy (Maurice, comte de Saxe, en 1759), un magistrat devenu chancelier de France (dAguesseau, en 1760), un lieutenant général des armées navales (Duguay-Trouin, en 1761), le principal ministre de Henri IV (le surintendant des finances Sully, en 1763), enfin le philosophe Descartes, en 1765. Deux autres éloges de Thomas retiennent lattention, tout en bénéficiant dun statut différent des précédents en raison notamment des circonstances de leur publication. Le premier, ouvrage de commande du comte dAngiviller, attaché à léducation des enfants du roi, est léloge, publié en 1766, du dauphin de France qui meurt le 20 décembre 1765. Le second est lÉloge de Marc Aurèle que Thomas prononce pour la Saint-Louis de 1770 et qui remporte un succès quelque peu tapageur: interdiction lui est faite de le publier[3].
2. Thomas est donc un auteur déloges dont le talent, quoique régulièrement couronné des lauriers académiques, paraît saffirmer au gré de ses participations successives. À en croire Grimm, principal rédacteur de la Correspondance littéraire, ce nest quen 1763, avec son Éloge de Sully, que lorateur a fait un grand pas: Cétait, dans les discours précédents, un rhéteur rempli de déclamations et de phrases ampoulées, et dérobant la disette des idées sous des amplifications de lécole. Cest à présent un philosophe qui parle et qui, même sil tient encore un peu à cette parure puérile et mesquine dont il sest affublé au collège, a accompli de significatifs progrès dans le goût et dans la véritable éloquence qui lui ont valu les suffrages du public éclairé, et même ceux du peuple: Cest peut-être le premier discours académique qui ait fait un effet si grand et si général. Il est plein de vérités utiles et hardies[4]. Thomas serait-il devenu philosophe ? Il est vrai que sa carrière sétait inaugurée par un malentendu: celui qui, en 1756, sétait fait connaître en prétendant réfuter Voltaire par ses Réflexions philosophiques et littéraires sur le poème de la Religion naturelle saffirme de plus en plus comme un soutien efficace des philosophes, notamment à cette tribune que constitue indéniablement lAcadémie dès lors que le texte des éloges est lu dans des séances publiques dont lassistance se réduit pas au seul cercle étroit des Quarante[5].
3. Je nentrerai point dans le détail de ses actions et de ses paroles, écrit Thomas à propos de Sully (Éloge de Sully, p. 53): cette déclaration reflète bien le fait que les paroles des grands hommes dont il fait léloge sont citées avec une parcimonie certaine extrême, même, si lon considère que la plupart des paroles rapportées se trouvent dans les notes que Thomas a ajoutées[6] au corps du texte et qui ne pouvaient, par conséquent, quêtre lues dans la version imprimée[7]. Partant de ce constat, on examinera lhypothèse selon laquelle les éloges de Thomas mettent en uvre, au sens propre comme au sens figuré, une authentique économie de la parole dont il sagira denvisager les fonctions et les enjeux. On verra ainsi que la parole rapportée constitue un élément du protocole commémoratif qui est au fondement de léloge. Lexamen du mode de fonctionnement des textes fera ensuite apparaître de quelle manière la parole rapportée acquiert un statut exemplaire. Il sera alors possible dapprécier les enjeux pragmatiques de la parole au sein de textes qui se signalent par le recours à une certaine forme déloquence.
4. Lentreprise de rédaction des éloges prend sens au sein dun cérémonial qui caractérise la situation dénonciation: le discours est écrit pour être prononcé le 25 août, lors dune séance publique de lAcadémie, devant une assemblée en général nombreuse. Ces circonstances confèrent à la prise de parole une dimension solennelle, à supposer que des conditions matérielles imprévues nen viennent pas parasiter la réception, comme ce fut semble-t-il le cas lors du premier triomphe académique de Thomas: son Éloge du comte de Saxe, déjà prôné dans Paris, eut le désavantage dêtre fort mal lu par Duclos, alors secrétaire perpétuel de lAcadémie ; DAlembert et Marmontel [ ] juraient entre leurs dents dune pareille lecture ; et moi, de mon côté, mon sang bouillait dans mes veines, écrit Thomas[8]. Dautres circonstances comme celles qui, à la mort du fils de Louis XV, président à la rédaction de lÉloge du Dauphin, confèrent au texte une solennité de rigueur. Dans les deux cas ce cérémonial, quoique sous-tendu par des enjeux très différents, entoure un rite de commémoration: il sagit de faire revivre, par lévocation du grand homme disparu, le souvenir qui sattache à ce personnage, voire de construire ce souvenir dans et par le texte. Ainsi sexplique le recours à des procédés rhétoriques qui visent à rendre présent, dans le discours, celui dont on fait léloge. Thomas multiplie les apostrophes aux lieux, mais aussi au personnage même: Partez, illustre vainqueur, remportez dans votre patrie les dépouilles de lAmérique (Éloge de Duguay-Trouin, p. 188). Le lecteur est également pris à partie:
Quon se représente Duguay-Trouin, au sortir dune glorieuse campagne, impatient de voir ce roi pour qui il a tant de fois prodigué sa vie, sans lavoir jamais vu. Il arrive à Versailles. Ce nest ni le faste de lopulence, ni le nom de ses ancêtres, ni ses titres qui lannoncent: il est annoncé par ses exploits. (Ibid., p. 158-159.)
5. Hypotypose, mention de la voix de la renommée au moment où sopère le passage au présent de narration: tout participe du processus dactualisation auquel concourt aussi la récurrence, pour introduire les évocations, des expressions Je crois voir[9] , Je le vois (qui)[10] traduisant la forte présence du locuteur à son discours. Autant de tics stylistiques révélateurs dune ambition: celle de donner à voir, de rendre présent, par le texte, celui qui est absent. La vision est aussi relayée par louie, avec le tour Je crois lentendre qui annonce, dans lexemple suivant[11], tiré de lÉloge du Dauphin, les paroles prêtées à Louis XV, au sein dun développement qui est une adresse au futur Louis XVI: Je crois entendre votre auguste père qui vous dit encore: Mon fils, vous êtes né pour régner, mais votre naissance nest quun hasard dangereux, votre enfance nest quun état de faiblesse. [ ] (p. 76). Si les paroles rapportées jouent un rôle déterminant dans le processus dactualisation à luvre dans les éloges, la place qui leur est réservée évolue dans les textes de Thomas. Dans les éloges primés à lAcadémie, les paroles se trouvent presque exclusivement dans les notes, quelles soient placées en bas de page ou à la suite du texte: même si elles ne devaient pas être entendues à la lecture, elles font malgré tout partie intégrante du dispositif textuel, tout en demeurant dans une position ancillaire par rapport au texte de léloge. Dans lÉloge du Dauphin, cest en revanche dans le texte même, dépourvu de notes, que les paroles sont rapportées. Mais cest dans lÉloge de Marc Aurèle que lorchestration des voix est la plus concertée, contribuant à la mise en place de ce que J.‑C. Bonnet désigne comme une sombre dramaturgie[12]. Une rapide entrée en matière narrative prépare larrivée dun vieillard: cétait Apollonius, philosophe stoïcien, estimé dans Rome, et plus respecté encore par son caractère que pour son grand âge (p. 5-6). Toute la suite de léloge est placée dans la bouche du vieil Apollonius qui, élevant sa voix, sadresse aux Romains rassemblés aux obsèques, et en particulier au terrible Commode, fils du défunt: Ô fils de Marc Aurèle ! pardonne ; je te parle au nom des dieux, au nom de lunivers qui test confié ; je te parle pour le bonheur des hommes et pour le tien (ibid., p. 71). Au cur de ce dispositif énonciatif, lorsquil sagit doffrir aux Romains tout le développement de son âme, lenchaînement de ses idées, les principes sur lesquels il appuya sa vie morale, la parole est donnée à Marc Aurèle lui-même. LEntretien de Marc Aurèle avec lui-même est ainsi livré au terme dun relais préparé en amont par un premier effet de discours rapporté:
Ce nest pas moi qui vous offrirai ce tableau, cest Marc Aurèle lui-même. Je vais vous lire un écrit quil a tracé de ses mains, il y a plus de trente ans. Il nétait point encore empereur. Tiens, me dit-il, Apollonius, prends cet écrit, et si jamais je mécarte des sentiments que ma main a tracés, fais-moi rougir aux yeux de lunivers. Romains, et toi son successeur et son fils, vous allez juger si Marc Aurèle a conformé sa conduite à ces grandes idées, et sil sest écarté une seule fois du plan quil a cru lire dans la nature. (Ibid., p. 17-18.)
6. Il résulte de cette mise en scène lillusion dune éphémère résurrection[13] programmée par le texte lui-même: À ces mots, les Romains qui écoutaient dans un profond silence, parurent effrayés comme sils étaient menacés de perdre leur empereur ; ils oubliaient que ce grand homme nétait plus. Bientôt cette illusion se dissipa (ibid., p. 28). Dans les éloges antérieurs, certains phénomènes semblent annoncer une telle évolution. LÉloge de Sully amorçait déjà, sur le mode de la virtualité, la mise en scène dun locuteur fictif: avec son éloquence simple et grossière (p. 3), explique Thomas, Henri IV aurait pu prononcer léloge de son ministre. Surtout, dès lÉloge de Duguay-Trouin, Thomas recourt à la prosopopée, qui intervient au moment stratégique de la clôture du texte: Ah ! sil revivait aujourdhui, sil errait parmi nos ports et nos arsenaux, quelle serait sa douleur ! Français, sécrierait-il, que sont devenus ces vaisseaux que jai commandés, ces flottes victorieuses qui dominaient sur locéan ? [ ] (p. 204). La même figure intervient, à la même place, dans lÉloge de Descartes : cest alors la postérité qui savance (p. 172) et qui sadresse aux hommes. Leffet de théâtralisation apparaît encore à travers un ensemble de métaphores. Les lieux évoqués sont ainsi fréquemment désignés comme théâtre, en même temps que le personnage est présenté comme lobjet dun spectacle. Thomas apostrophe les plaines dIvry, théâtre de gloire et de carnage (Éloge de Sully, p. 9) et ajoute, en note: Ce fut un spectacle assez singulier de voir Sully couché sur un brancard fait à la hâte de branches darbres, environné de ses domestiques (ibid., n. 11, p. 63). Plus loin, Sully donne encore un plus grand spectacle au monde (p. 52). Il est aussi question du théâtre des victoires de Duguay-Trouin:
Le théâtre de ses victoires va donc devenir son tombeau ! Enfin, après deux jours de tempête, la mer se calme ; et ce héros est rendu à la France. Son nom est dans toutes les bouches ; partout où il paraît, les regards se fixent sur lui. Le peuple [ ] sassemble en foule autour de lui, le regarde, lenvironne. Il est devenu un spectacle pour la France. (Éloge de Duguay-Trouin, p. 189-190.)
Les mentions dune circulation de la parole, dune convergence des regards, dun mouvement de foule tendent à placer au centre le personnage devenu un spectacle. Objet dadmiration, il peut être érigé en héros. Une note en bas de page rapporte les propos dune dame de distinction qui fend la foule pour mieux voir Duguay-Trouin: je suis bien aise de voir un héros en vie. Cest encore le cas de Sully qui, recevant de Henri IV le titre de brave et de franc chevalier, reçoit par là même le titre des héros (Éloge de Sully, p. 9): le détail des paroles du roi, rapportées en note, authentifie et étoffe ce que la narration ne faisait quesquisser.
7. Ces effets de théâtralisation illustrent la complexité de la définition générique de léloge, en ce quil emprunte des procédés à trois modes décriture en concurrence: le théâtre, mais aussi léloquence et lhistoire. Les exemples précédents présentent un traitement, sous la forme dune scène développée en note, de ce que le corps de léloge résume en un sommaire"[14]. Une autre note de lÉloge de Sully[15] développe de même le tableau attendu de la nuit de la Saint-Barthélemy. Dans cette évocation, la mention des cris confus de la populace ainsi que les notations visuelles données comme spectacle sorganisent en tableau historique dans lequel les cris rapportés créent un effet de réel. Ailleurs, lopposition entre le corps du texte et la note correspond à celle du discours éloquent et du récit historique. On se croit obligé davertir, que dans tout ce détail, on parle moins en orateur, quen historien (n. l, p. 21), précise Thomas dans une note de lÉloge du comte de Saxe, avant de mettre en évidence le rôle essentiel des faits, au fondement des éloges des grands hommes. On lit une déclaration semblable dans lÉloge de Duguay-Trouin: Lorateur nest ici quhistorien: exposer les faits, cest louer le héros (n. l, p. 182). Le phénomène est parfois poussé jusquà la dénégation, avec laffirmation dun refus de léloquence: Je ne suis ni courtisan ni orateur ; je ne suis quinterprète de la vérité, et simple historien des pensées de ce prince (p. 58), écrit Thomas dans lÉloge du Dauphin ; Je nai pas les mêmes talents que les orateurs athéniens qui célébraient les vainqueurs[16], avoue-t-il dans lÉloge de Duguay-Trouin, mais la vérité sera presque toujours étonnante par elle-même (p. 121). Le locuteur-historien prétend encore, dans lÉloge de dAguesseau, faire entendre la voix de la vérité (p. 100). Cependant, en dautres endroits, le rôle de lorateur nen est pas moins revendiqué: Cest au physicien plutôt quà lorateur à donner lidée de ce système (p. 87), déclare Thomas dans lÉloge de Descartes, pour signaler quil nen fera rien. Cest dire que le refus de léloquence relève dune posture de dénégation. Le recours aux figures de rhétorique évoquées plus haut suffirait dailleurs à convaincre que, derrière lhistorien, lorateur nest pas loin. On en trouvera confirmation dans lopposition nettement établie, dans lEssai sur les éloges, entre le simple éloge historique, mêlé de réflexions rédigé par un écrivain borné au rôle dhistorien-philosophe (que Thomas qualifie plus loin déloge froidement historique) et ces sortes douvrages qui sont moins des monuments historiques que des tableaux faits pour réveiller de grandes idées ou de grands sentiments, qui nécessitent que lon ne se contente pas de raconter à lesprit, mais que lon tâche de parler à lâme pour lintéresser fortement. Ainsi se justifierait une éloquence faite de traits énergiques et mâles et de traits touchants (OC, t. IV, p. 173-174). Éloquence, soit, mais pas nimporte laquelle: celui qui veut embellir, exagère, rétorquent les défenseurs de léloge historique; on perd du côté de lexacte vérité tout ce quon gagne du côté de la chaleur, bref toute éloquence est une espèce dart dont on se défie (ibid., p. 173). Il faudra donc recourir à une forme déloquence qui ne trahisse pas la vérité et veiller à ce que lillusion soit maintenue: Il en est des ouvrages déloquence comme dune pièce de théâtre ; si lillusion ne gagne, le ridicule perce, et lon rit (ibid., p. 185) où lon retrouve la référence au théâtre. La nécessité de recourir à une éloquence mesurée explique sans doute que Thomas, délaissant lhyperbole, privilégie une forme damplification rhétorique qui ne se réduit pas à lexagération. Lune de ses composantes tient aux rapprochements effectués entre le personnage célébré et dautres personnages historiques que viennent régulièrement étayer des effets de discours rapportés: Cest lâme de Socrate jointe au génie de Platon, déclare Thomas à propos de dAguesseau[17] ; Duguay-Trouin est rapproché de Marius et, une page plus loin, en note, de Pyrrhus[18]. Le couple Sully-Henri IV est aussi comparé au couple Parménion-Alexandre (Éloge de Sully, p. 6), et si le rapprochement nest pas ici lesté par des propos rapportés, on peut lire, dans une note ultérieure, la citation de cette lettre si connue de Mornay à Henri IV: Sire, vous avez fait lAlexandre ; il est temps que vous soyez Auguste (ibid., n. 14, p. 10). Les paroles rapportées ont alors vocation à accréditer lillusion de vérité du propos. De nombreux témoignages remplissent ainsi une fonction authentifiante au sein dune stratégie de léloge indirect: cest par la bouche dautres personnages que le héros reçoit son tribut de louanges, en particulier des louanges qui, prises en charge directement par lauteur, pourraient être perçues comme hyperboliques, donc sentir leur artifice et détruire lillusion. Cest la fonction de la citation dûment référencée du chevalier Follard, qui a passé sa vie à étudier la guerre et à en donner des leçons, à propos de la méthode du comte de Saxe:
Voici comment il sexprime lui-même dans ses Commentaires sur Polybe, tom. 3, liv. 2, ch. 14 § 4. Après avoir parlé de lutilité de plusieurs exercices, il ajoute: Ce que je viens de dire est excellent ; mais il faut encore exercer les troupes à tirer selon la nouvelle méthode que le comte de Saxe a introduite dans son régiment: méthode dont je fais grand cas, ainsi que de son inventeur, qui est un des plus beaux génies pour la guerre que jaie connu. Lon verra à la première guerre que je ne me trompe point dans ce que je pense. (Éloge du comte de Saxe, n. l, p. 22-23.)
8. Il en va de même des propos hyperboliques du maréchal de Berwick qui, sur le point dattaquer les ennemis à Etlinghen, voit arriver le comte de Saxe dans son camp: Comte, lui dit-il aussitôt, jallais faire venir trois mille hommes, mais vous me valez seul ce renfort. (ibid., n. s, p. 30) Ce sont encore les paroles du célèbre Denis Talon qui permettent de souligner léclat avec lequel dAguesseau paraît au Parlement, quoiquil ait obtenu la charge davocat général avec une extrême précocité: le président à mortier dit quil voudrait finir comme ce jeune homme commençait (Éloge de dAguesseau, n. e, p. 64).
9. La matière historique, ainsi que les procédés de léloquence et du théâtre, sont ainsi conjointement convoqués alors même que les paroles rapportées participent de lélaboration rhétorique du discours de léloge, assurant une certaine présence du héros dans le texte qui le célèbre. Faut-il en conclure que, lorsque les discours rapportés sont ceux du personnage lui-même, ils ont pour fonction de parachever lévocation du héros en apportant une touche de nature à le singulariser ? Peut-on les considérer comme des éléments susceptibles daccréditer une forme dillusion réaliste ? Rien nest moins sûr. La diversité des personnages célébrés en partie due au choix des sujets de concours qui échappe à Thomas ne se reflète pas nécessairement dans la manière dont chacun est dépeint. On est même surpris par la relative uniformité des paroles rapportées de ces héros, qui ne présentent aucune marque véritablement singularisante. Il est vrai quil arrive à Thomas décrire, au sujet des propos de Sully, en note: Voilà qui peint mieux un caractère que tous les discours du monde (Éloge de Sully, p. 89). Reste que ce phénomène relève de lexception. On fait ici parler Marc Aurèle daprès le système des stoïciens, écrit-il dans une autre note (Éloge de Marc Aurèle, n. 1, p. 20). Cest certes fonder la vraisemblance du discours, mais cest aussi laisser entendre que, loin dêtre authentique et singulier, un tel discours est le fruit dune reconstitution. Dans lÉloge du Dauphin, le locuteur se présente aussi comme simple historien, mais des pensées de ce prince (p. 58), et des pensées nont pas exactement le même statut que des paroles, même si elles sont rapportées selon des procédés identiques. En fait de paroles, certaines interviennent dans un contexte qui, loin dentretenir lillusion quil pourrait sagir de paroles historiques, produirait plutôt un effet déréalisant: ainsi de cette longue tirade, introduite par Quel spectacle que celui dun prince, qui du haut du trône donne le signal à la vertu, lui crie [ ] (ibid., p. 38). Plusieurs observateurs ont du reste souligné labsence de caractère typique du personnage évoqué: selon Grimm, Thomas a peint un être chimérique qui nexista jamais nulle part"[19]; jugement qui, une fois nest pas coutume, rejoint celui de labbé Coger qui déclare, dans lExamen publié dans les Mémoires de Trévoux en juillet 1766, que le dauphin de Thomas est un personnage abstrait, un prince déguisé dont la vie est un roman"[20]. Par delà la diversité des personnages célébrés par Thomas, il ne sagit pas tant de brosser le portrait au naturel dun individu singulier que de promouvoir un système de valeurs dont le personnage, au terme dun travail de sélection et de construction, devient symboliquement porteur. Les paroles rapportées auraient dès lors vocation à être le véhicule privilégié de la composante exemplaire du héros.
10. Léloge des grands hommes est la leçon du monde, écrit Thomas dans lÉloge de dAguesseau (p. 59). Ceci nest point ici léloge dun homme, répète-t-il dans lÉloge de Sully, cest une leçon pour les États et pour lhumanité entière (p. 2). Cest ainsi que le personnage est donné en exemple pour les valeurs mêmes qui font lobjet de léloge et que les paroles rapportées ont alors pour fonction de mettre en évidence. Thomas célèbre par exemple le courage, notamment militaire, de ses héros. Les paroles de Henri IV soulignent ainsi lintrépidité de Sully:
Devant Nérac, ce prince repoussa presque seul un gros de cavalerie, qui sétait avancé pour le surprendre. Rosni, à son exemple, alla le même jour avec douze ou quinze hommes, faire le coup de pistolet jusquà la portée de larmée catholique. Le roi, qui le remarqua, dit à Bethune: Allez à votre cousin le baron de Rosni, il est étourdi comme un hanneton ; retirez-le de là et les autres aussi, car ils seront pris ou tués. Rosni obéit, et le roi qui vit son cheval blessé à lépaule, lui reprocha sa témérité avec la colère de lamitié. (Ibid., n. 7, p. 61.)
Leffet de miroir déjà signalé entre les deux personnages, et ici rappelé (à son exemple), se manifeste encore dans lévocation de lintrépidité de Henri IV, cette fois-ci soulignée par les paroles de Sully:
Ce prince, impatient de se trouver partout où il y avait des périls et des combats, accourt aussitôt dans la ville, suivi de quarante hommes. Rosni lapprend, court au-devant de lui, et dun air fort ému: Pardieu, sire, lui dit-il, vous avez fait là une belle levée de bouclier, qui infailliblement empêchera le service que nous voulions vous rendre. Hé quoi ! navez-vous pas acquis assez de gloire et dhonneur en tant de combats et de batailles, où vous vous êtes trouvé plus que mille autres de ce royaume, sans vouloir faire ainsi le carabin ? La colère de Rosni était assez bien fondée. En effet, on sut larrivée du roi, et les ennemis se retirèrent. (Ibid., n. 12, p. 64.)
Loin dêtre lapanage dune tête brûlée, lintrépidité est en effet signe de la bravoure. Ainsi de Henri IV au siège de Cahors, alors que les principaux officiers [ ] le conjurent de se retirer:
Ce prince, quoique blessé en plusieurs endroits, se tourne vers eux avec un visage riant, et leur dit dun ton dassurance: Il est écrit là-haut ce qui doit être fait de moi en cette occasion. Souvenez-vous que ma retraite hors cette ville, sans lavoir assurée au parti, sera la retraite de ma vie hors de ce corps ; il y va trop de mon honneur: ainsi, quon ne me parle plus que de combattre, de vaincre ou de mourir. (Ibid., n. 8, pp. 61-62.)
Outre ses qualités de bravoure, Sully se signale aussi par son dévouement au roi, qui lui vaut lamitié de Henri IV. Thomas fait état des inquiétudes que témoigne Henri IV lorsque, à la bataille dIvry, Sully reçoit sept blessures. Il lui parle plus en ami quen roi, et ce terme dami, sous la plume de Thomas, se trouve légitimé par les paroles rapportées qui suivent:
Rosni le remercia, et lui dit quil sestimait davoir souffert pour un si bon maître. Alors Henri lui répondit: Brave soldat et vaillant chevalier, javais toujours eu très bonne opinion de votre courage, et conçu de bonnes espérances de votre vertu: mais vos actions signalées, et votre réponse modeste, ont surpassé mon attente... et partant, en présence de ces princes, capitaines et grands chevaliers qui sont ici près de moi, vous veux-je embrasser des deux bras. Alors il se jeta à son cou, et le serra tendrement. Il lui dit encore beaucoup de choses pleines dune sensibilité touchante ; et en se séparant de lui, adieu mon ami, lui dit-il, portez-vous bien, et soyez sûr que vous avez un bon maître. (Ibid., n. 11, p. 63.)
11. Le dévouement au roi est aussi, plus généralement, dévouement à la patrie quillustrent les paroles de Marius, appliquées à Duguay-Trouin, dont la gloire fait des envieux: Vous menviez ma gloire ; enviez-moi donc aussi mes travaux, mes dangers, mes combats ; enviez-moi le sang que jai versé pour la patrie (Éloge de Duguay-Trouin, p. 194). La valeur nest pas uniquement militaire: devenant avocat, dAguesseau devient lorgane des lois, et lorateur de la patrie. Ses propos illustrent son dévouement au bien public : Ô ma patrie, dit-il, je nai à toffrir que ce que ma donné la nature, une vie courte et passagère ; mais jen déposerai dans ton sein tous les instants. Reçois le serment que je fais de ne vivre que pour toi. Ce que commente Thomas: Ainsi dAguesseau se consacre solennellement à lÉtat (Éloge de dAguesseau, p. 64-65). Cest aussi un idéal de justice qui anime les héros que peint Thomas: si comme guerrier, Sully brave les menaces, comme ministre, il écrase linjustice (Éloge de Sully, p. 32). Son souci de ne pas pressurer les marchands, artisans, laboureurs et pasteurs (ibid., n. 36, p. 78) en fait le protecteur des faibles et des malheureux. À linstar de Caton, Brutus, Thraséas, Épictète, Marc Aurèle déclare aussi ne vouloir faire que ce qui est juste (Éloge de Marc Aurèle, p. 16). Il en résulte une nécessaire soumission aux lois: si quelquun savisait davancer que le prince nétait pas soumis aux lois, Marc Aurèle lui aurait rétorqué: Apprends que cette soumission mhonore ; apprends que le pouvoir de faire ce qui est injuste, est une faiblesse (ibid., p. 41). LEntretien de Marc Aurèle avec lui-même livre encore certains de ses principes, au nombre desquels: Il faut protéger la faiblesse ; il faut enchaîner la force. Marc Aurèle, ne parle pas de délassements ; il ny en a plus pour toi, que lorsquil ny aura plus sur la terre de malheureux ni de coupables (ibid., p. 25). Une telle application au travail[21] est aussi le fait de dAguesseau: Puis-je me reposer, répond-il à celui qui lui conseillait de prendre du repos, tandis que je sais quil y a des hommes qui souffrent ? (Éloge de dAguesseau, n. h, p. 70.) Cette qualité va de pair avec lintégrité: dAguesseau qui était si saintement avare du temps nen a pas à perdre en intrigues: À Dieu ne plaise, dit-il, que joccupe jamais la place dun homme vivant. Le commentaire de Thomas souligne alors la simplicité dune parole sublime en ce quelle révèle un sentiment vertueux (ibid., p. 102 et n. f). Vertu [ ] rare encore que ce désintéressement dont fait preuve Duguay-Trouin, animé du même sentiment quexpriment les paroles de Pyrrhus aux ambassadeurs de Rome qui lui offraient des richesses: Je ne suis pas un marchand, je suis un roi: je ne viens pas chercher de lor, mais combattre avec le fer (Éloge de Duguay-Trouin, n. r, p. 195). Désintéressement prolongé par lidée de prodigalité: on le vit prodiguer ses propres richesses pour récompenser la valeur de ses troupes, un trait, rapporté en note venant illustrer la générosité du personnage (ibid., n. t, p. 197). Du reste, cest aussi à sa simplicité que lon reconnaît le héros. En témoignent ce que dAguesseau appelle les beaux jours de sa vie lorsque, pendant sa retraite, il se livre à des occupations livresques et champêtres (Éloge de dAguesseau, n. i, p. 108), de même que la frugalité de la table de Sully qui, lorsquon lui en faisait des reproches, répondait toujours par ces paroles dun Ancien: Si les convives sont sages, il y en a suffisamment pour eux ; sils ne le sont pas, je me passe sans peine de leur compagnie (Éloge de Sully, n. 45, p. 85). Cest encore la modestie du personnage quapprécie Henri IV[22], modestie que révèlent aussi les paroles de Maurice qui, à sa mort, veut que son corps disparaisse afin quil ne reste rien de moi dans le monde, que ma mémoire parmi mes amis (Éloge du comte de Saxe, n. p, p. 52).
Il est de grands hommes qui ne le sont que par les vertus: dAguesseau était destiné à lêtre encore par les talents (Éloge de dAguesseau, p. 63-64). Laccord des vertus et des talents, qui apparaît encore chez Sully (Éloge de Sully, p. 50), résume cet ensemble de valeurs qui signent la gloire des personnages[23]. Or la célébration de ces valeurs correspond précisément à ce qui, selon lEssai sur les éloges, doit être recherché dans le genre actuel des éloges parmi nous:
Depuis un demi-siècle, il sest fait parmi nous une espèce de révolution ; on apprécie mieux la gloire ; on juge mieux les hommes ; on distingue les talents des succès ; on sépare ce qui est utile de ce qui est éclatant et dangereux ; on ne pardonne pas le génie sans la vertu ; on respecte quelquefois la vertu sans la grandeur ; on perce enfin à travers les dignités pour aller jusquà lhomme. (OC, t. IV, p. 169-170.)
De là ces panégyriques des grands hommes qui offrent de grandes vertus à nos murs, ou de grands talents à notre faiblesse que, dans sa sagesse, lAcadémie française a substitués à ses sujets anciens: Elle crut quil valait mieux présenter la vertu en action, que des lieux communs de morale, souvent usés (ibid., p. 171). Cest du reste sous leffet de lenthousiasme que suscite en lui les vertus quil célèbre que le locuteur atteint une certaine éloquence: Malheur à vous, si les intérêts des États, si les maux des hommes, si les remèdes à ces maux, si la vertu, si le génie, si tout ce quil y a de grand et de noble, vous laisse sans émotion, et si en traitant tous ces objets vous pouvez vous défendre à vous-même dêtre éloquent (ibid., p. 176). Et cest en rapportant les actes et les pensées des grands hommes que le locuteur trouve son inspiration:
Faites agir ou penser les grands hommes ; vous verrez naître vos idées en foule ; vous les verrez sarranger, se combiner, se réfléchir les unes sur les autres ; vous verrez les principes marcher devant les actions, les actions éclairer les principes, les idées se fondre avec les faits, les réflexions générales sortir ou des succès, ou des obstacles, ou des moyens ; vous verrez lhistoire, la politique, la morale, les arts et les sciences, tout ce système de connaissances liées dans votre tête, féconder à chaque pas votre imagination, et joindre partout, aux idées principales, une foule didées accessoires. (Ibid., p. 180-181.)
12. Mais cette éloquence a vocation à être utile: Quimporte vos vains éloges pour les morts ? Cest aux vivants quil faut parler ; cest dans leur âme quil faut aller remuer le germe de lhonneur et de la gloire [ ] présentez-leur sans cesse limage des héros et des hommes utiles ; que cette idée les réveille (ibid, p. 186). Se pose toutefois la question de la modernité de ce système de valeurs, de cet ensemble de vertus prônées à travers les éloges queffectue Thomas. Justice, courage, tempérance, magnificence, libéralité, mansuétude, bon sens, sagesse: telles sont les qualités que Thomas reconnaît aux grands hommes quil célèbre ; mais telles étaient aussi déjà les vertus que, selon Aristote, le discours démonstratif de léloge se devait de mettre en valeur[24]. On retrouve encore, dans la Rhétorique, le même rapport entre le précepte et léloge[25], la même perspective orientée vers le présent, la même manière denvisager ce que sont les belles choses quil sagit de recueillir dans léloge: les choses qui sont les signes de ce quon loue dans chaque classe dindividus. À ce titre, les paroles rapportées pourraient être considérées comme de tels signes étayant la valeur quil sagit de célébrer. La parole serait ainsi à la fois indice servant à désigner les valeurs dont on veut assurer la promotion et composante esthétique du discours de léloge. Doit-on alors considérer les éloges de Thomas notamment ceux destinés à concourir pour un prix de lAcadémie comme des exercices rhétoriques décole[26] dont la vocation première serait de se conformer aux règles codifiées du discours de léloge ?
13. Thomas met en scène une circulation de la parole qui rend le dispositif densemble plus complexe. Certes, la parole rapportée peut occasionnellement prendre la forme dun précepte, dun principe ou dune maxime qui véhicule un ensemble de valeurs ; ainsi de cette formule exprimant le sens politique de Sully: La multiplicité des offices, dit Sully, est la marque assurée de la décadence prochaine dun État (Éloge de Sully, n. 39, p. 80). Mais la parole se trouve alors relayée par le locuteur lui-même qui développe, à la suite de cette citation, une sorte de dissertation qui en illustre le bien-fondé. Le phénomène était dailleurs amorcé, dans la note précédente, avec les indices répétés dune présence du locuteur (Je sais que mais je sais bien aussi que Je sais que Je sais que , ibid., n. 38, p. 80). Si le grand homme célébré est un modèle[27], il appartient alors à lauteur de léloge den transmettre la valeur à lintention dun destinataire dont lidentité est parfois explicitée. Au début de lÉloge du Dauphin, Thomas affirme vouloir livrer quelques vérités utiles à ceux qui comme lui sont destinés à gouverner (p. 3), et il en vient, par la suite, à les apostropher: Ô vous [ ] qui êtes destinés à régner, apprenez par lexemple de ce prince à vous instruire (ibid., p. 25). Cest dabord à Commode que sadressent certains des propos tenus par Apollonius dans lÉloge de Marc Aurèle : il suffit, pour en prendre conscience, de suivre le regard du locuteur (ici Apollonius fixa un moment les yeux sur le nouvel empereur, p. 27), mais aussi celui de la foule des auditeurs présents auquel le locuteur donne sens: Fils de Marc Aurèle, sécria Apollonius, ces regards tournés sur toi, te demandent si tu seras semblable à ton père[28] ; noublie pas les larmes que tu vois couler (p. 38). Apollonius ne tarde cependant pas à se tourner vers le peuple, qui constitue lautre destinataire du discours. Dans lÉloge de dAguesseau, cest aussi à des citoyens et à des hommes que Thomas parle (p. 60). Cest enfin à la patrie quil entend rendre compte des travaux du Dauphin, de ses pensées, mais aussi de tout ce quil eût voulu faire pour la rendre heureuse (Éloge du Dauphin, p. 3-4). Inversement, si le locuteur joue le rôle dintermédiaire, de relais, cest de la renommée ou de la patrie dont il se fait le porte-parole: pour louer ce grand homme, je naurai besoin que découter la renommée, déclare-t-il dans lÉloge de Sully ; la voix des siècles et des nations me dictera ce que je dois écrire (p. 2). Même dans lÉloge du Dauphin, qui bénéficie dun statut particulier en raison des circonstances de sa rédaction, Thomas fera entendre la voix de la patrie et de la vérité (p. 6) et, par opposition aux éloges sacrés des ministres de la religion, il ne se veut que lorateur de la patrie (p. 64). On retrouve là lidée, exprimée par J.‑C. Bonnet, dune concurrence entre léloge et léloquence de la chaire, Thomas se fixant pour horizon lâge dor antérieur de la première éloquence civique[29]: Il serait à souhaiter que lon continue ainsi les éloges de nos grands hommes, écrit Thomas dans son Essai sur les éloges. Là, tous les états et tous les rangs trouveraient des modèles. Les vrais citoyens désireraient dy obtenir une place. Cet honneur parmi nous suppléerait aux statues de lancienne Rome, aux arcs de triomphe de la Chine, aux mausolées de Westminster (OC, t. IV, p. 171). En ce sens, la conformité éventuelle des éloges de Thomas avec des règles codifiées ninviterait pas tant à réduire ces textes à des exercices de concours ce quils sont malgré tout, dune certaine façon , mais à en envisager les enjeux idéologiques qui saffirment avec netteté lorsque les éloges ne sinscrivent plus dans la perspective dun prix littéraire.
14. Limportance de la fonction médiatrice du locuteur invite à envisager les rapports qui sétablissent entre parole rapportée et discours englobant. Apparaît alors un phénomène de redoublement du discours: le discours du locuteur invite le lecteur à suivre lexemple du héros, tout en mettant en scène lefficacité de sa parole. Dans lÉloge de Marc Aurèle, la lecture, par Apollonius, de lEntretien de Marc Aurèle avec lui-même donne lieu à plusieurs interruptions, notamment après que le vieil homme a lu le portrait, brossé par lempereur, des mauvais princes:
Ici le peuple se mit à crier, jamais, jamais. Mille voix sélevèrent ensemble. Lun disait: tu as été notre père ; un autre, tu ne souffris jamais doppresseurs ; dautres, tu as soulagé tous nos maux ; et des milliers dhommes à la fois, nous tavons béni, nous te bénissons. Ô sage, ô clément, ô juste empereur, que ta mémoire soit sainte, quelle soit adorée à jamais. Elle le sera, reprit Apollonius, et le sera dans tous les siècles: mais cest en seffrayant lui-même des maux quil aurait pu vous causer, quil est parvenu à vous rendre heureux, et à mériter ces acclamations qui retentissent sur sa tombe. Écoutez ce quil ajoute. (p. 24)
Lépisode met ainsi en scène lefficacité pragmatique dune parole cest au défunt Marc Aurèle que sadresse le peuple parole dont le locuteur se fait le relais. Les éloges de Thomas proposent encore dautres mises en scènes, notamment celle qui sous-tend le passage de ladmiration à limitation. Le personnage devient héros en imitant les grands hommes qui lont précédé, ou en se formant à leur contact. Cest ainsi que dAguesseau fréquente les écrits des grands hommes de lAntiquité et, en les admirant, apprend à les imiter (Éloge de dAguesseau, p. 95). Régulus, Fabrice, Scipion, Épictète, Sénèque et Thraséas apparaissent en songe à Marc Aurèle et, par la suite, cest Caton qui sadresse à lui: ne nous plains pas, mais imite-nous (Éloge de Marc Aurèle, p. 31). Henri IV fait encore figure de Mentor lorsquil invite Sully à le suivre afin, explique-t-il, que vous puissiez apprendre votre métier (Éloge de Sully, n. 11, p. 63). À son tour, le lecteur, dont ladmiration a été suscitée, est enjoint à imiter lexemple du héros: Imitez Maurice dans ses études (Éloge du comte de Saxe, p. 21), déclare le locuteur qui souhaite également, à propos de Duguay-Trouin, que son exemple puisse enfanter des héros (Éloge de Duguay-Trouin, p. 204). Ailleurs, Thomas insiste sur la dynamique de lémulation, par exemple lorsquil évoque leffet que produit sur Duguay-Trouin le souvenir de Rhuiter:
Le pavillon de Flessingue a frappé ses regards ; Flessingue, patrie de Rhuiter ! Il croit voir ce grand homme, il se le représente, non point chargé dhonneur, non point décoré par lEspagne de tous les titres de la grandeur: il le voit montant par sa valeur des derniers rangs aux premiers, dispersant ses triomphes sur toutes les mers ; il le voit mourant pour son pays. Cette image lenflamme. Il combat: trois vaisseaux fuient, le plus redoutable succombe et reconnaît son vainqueur. (Ibid., pp. 140-141.)
15. Dabord illusion (Il croit voir) puis représentation mentale consciemment élaborée (il se le représente) devenant vision (il le voit), limage du grand homme est ce qui enflamme, ce qui invite au dépassement de soi, alors même que le locuteur, qui construit cette représentation exemplaire, en vient, en note, à prôner son efficacité: Puisse un pareil exemple exciter lémulation chez tous les peuples où le nom de Rhuiter sera connu (ibid., n. o). Lefficacité de la voix est, quant à elle, thématisée dans un épisode où Sully, blessé, nest plus en mesure de prendre part au combat: sa tête peut néanmoins continuer de servir son prince et sa voix peut enflammer les troupes (Éloge de Sully, p. 10). Thomas évoque encore limage redoutable de la postérité qui crie au jeune prince: Cest ici que tu auras toi-même place, cest ici quun jour tu dois être jugé (Éloge du Dauphin, p. 16). Le contexte a son importance: il vient dêtre question de lhistoire, présentée comme un vaste et immense mausolée dans lequel le jeune prince peut voir écrit sur chacune des urnes royales le jugement des nations et de la renommée, cest-à-dire ce dont lauteur du texte saffirme être le porte-parole et sans doute aussi ce que transmet léloge. Par différentes mises en scènes Thomas livre une défense et une illustration du pouvoir de la parole éloquente de léloge sur celui auquel elle sadresse. Cest dire lefficacité escomptée dun discours conçu comme support de valeurs, de valeurs porteuses dune charge idéologique, mais aussi de valeurs sinscrivant contre de fausses valeurs qui deviennent alors objets de satire.
16. La célébration des vertus du grand homme tourne ainsi à la satire de la cour, occasionnellement élargie à la censure du siècle. Cest ainsi, par exemple, que lintégrité signalée de dAguesseau vaut aussi comme dénonciation de larrivisme des courtisans tenaillés par lambition: Que ceux que cette passion dévore briguent à force de bassesse lhonneur de sélever ; quils jouent le rôle desclaves, pour parvenir un jour à être tyrans ; quils prostituent leur dignité, pour obtenir le droit de déshonorer lÉtat dans une grande place: ces moyens ne sont pas faits pour dAguesseau (Éloge de dAguesseau, p. 102). La fierté noble et la franchise guerrière dun héros intéresse plus, sans doute, lâme dun grand roi, que des hommages de courtisans, écrit aussi Thomas dans lÉloge de Duguay-Trouin (n. a, p. 158), qui présente aussi la cour comme un pays où lambition étouffe lamitié même : dans un tel contexte, commente lauteur, la générosité dont fait preuve Duguay-Trouin, quoiquelle ne soit que juste, doit paraître grande en raison de la corruption de nos murs (ibid., p. 196-197). Des propos de Henri IV apportent une touche finale à la dérision dune noblesse qui vient étaler à la cour des habits magnifiques: Il riait de ceux [ ] qui portaient, disait-il, leurs moulins et leurs bois de haute futaie sur le dos (Éloge de Sully, n. 38, p. 79-80)[30]. Cest encore parce quon larracha de Rome et de la cour que Marc Aurèle sest formé, loin des vices et dun faste et dun luxe corrupteurs, une âme qui devait être austère et pure: Loin de Rome, il apprit à faire un jour le bonheur de Rome. Loin de la cour, il mérita dy revenir pour commander (Éloge de Marc Aurèle, p. 10-11). La cour est aussi lendroit où un héros comme Duguay-Trouin est en butte à lenvie des hommes lâches et vains qui osent se vanter des actions de leurs ancêtres sans lui pardonner davoir fait les siennes (Éloge de Duguay-Trouin, p. 193-194). Le discours se charge ainsi occasionnellement dune portée politique lorsque se trouve, par exemple, mis en avant le mérite individuel contre la noblesse du sang. Si Duguay-Trouin est annoncé à Versailles, ce nest ni par le faste de lopulence, ni par les noms de ses ancêtres, ni par ses titres, mais bien par ses exploits (ibid., p. 159). La véritable noblesse est de servir lÉtat, signalait Thomas plus haut: le sang qui coule pour la patrie est toujours noble (ibid., p. 128). Cest du reste afin dhonorer son mérite que le roi du Danemark a donné à Rhuiter une pension, et des lettres de noblesse (ibid., n. o, p. 140). À la mort de Maurice, Louis XV donne aussi à ses sujets lexemple dhonorer ce grand homme: On prodigua à sa cendre tous ces honneurs funèbres, si vains lorsquils ne sont accordés quaux titres et à la naissance, si respectables lorsque cest un hommage que la reconnaissance rend au mérite (Éloge du comte de Saxe, n. p, p. 52). Un semblable prestige ressort des propos dApollonius: Gardons-nous, Romains, doutrager la vertu jusquà croire quelle ait besoin de la naissance (Éloge de Marc Aurèle, p. 7). Cest cette même vertu à laquelle aspire le Dauphin, soucieux de montrer à la terre la ligue de tous les hommes vertueux pour faire le bonheur dune nation. Au terme de la longue tirade prêtée à son personnage, Thomas reprend: Croit-on quavec de tels sentiments, il regardât les honneurs, le rang ou la naissance comme un droit qui dispense dêtre vertueux ? (Éloge du Dauphin, p. 39.) Au cours de cet éloge, explicitement adressé au futur Louis XVI, le destinataire est invité à apprendre à sinstruire par lexemple du Dauphin (ibid., p. 25). Il lui faudra ainsi chercher partout la vérité, à linstar de celui qui conjurait ses amis de ne pas le traiter comme prince: offrez-moi, leur dit-il, la vérité sans détour, si vous men croyez digne (ibid., p. 42). Ses propos explicitent encore certaines des leçons que le Dauphin voulait quon donnât à ses enfants: Conduisez mes enfants, disait-il, dans la chaumière du paysan ; montrez-leur tout ce qui peut les attendrir ; quils voient le pain noir dont se nourrit le pauvre ; quils touchent de leurs mains la paille qui leur sert de lit. Je veux quils apprennent à pleurer. Un prince qui na jamais versé de larmes ne peut être bon (ibid., p. 59). Un tel souci du peuple animait encore Henri IV, à en juger par les dernières paroles qui sont rapportées au moment de sa mort: je ne nierai pas que je naie regret de sortir de la vie sans avoir témoigné à mes peuples que je les aime comme sils étaient mes enfants [ ] en les gouvernant avec douceur (Éloge de Sully, n. 50, p. 89).
Certains discours ne sont pas exempts de partis pris polémiques. La qualité de Marc Aurèle permet à Thomas deffectuer, à travers les paroles dApollonius qui se désigne lui-même comme un vieillard qui depuis quatre-vingts ans étudie la vertu, et cherche à la pratiquer, un éloge de la philosophie:
Quel est ce nom sacré dans certains siècles, et abhorré dans dautres ; objet tour à tour et du respect et de la haine ; que quelques princes ont persécuté avec fureur, que dautres ont placé à côté deux sur le trône ? Romains, oserai-je louer la philosophie dans Rome, où tant de fois les philosophes ont été calomniés, doù ils ont été bannis tant de fois ? [ ] Cest ici que nos livres ont été consumés par les flammes. Cest ici que notre sang a coulé sous les poignards. [ ] Quoi donc ! la philosophie serait-elle lennemie des hommes et le fléau des États ? [ ] La philosophie est lart déclairer les hommes et de les rendre meilleurs. Cest la morale universelle des peuples et des rois, fondée sur la nature et sur lordre éternel. Regardez ce tombeau: celui que vous pleurez était un sage: la philosophie sur le trône a fait vingt ans le bonheur du monde. (Éloge de Marc Aurèle, p. 13-15.)
17. Même si Thomas prend soin de rappeler sans cesse le contexte romain, ce plaidoyer en faveur dune philosophie calomniée et persécutée nest pas sans rapports avec la situation qui est encore en partie celle de ceux qui se désignent volontiers comme des philosophes des Lumières. Plus loin, Marc Aurèle est encore présenté comme celui qui veut placer avec lui sur le trône la morale et les lumières (ibid., p. 57-58). Thomas entendrait-il se monter au ton de quelques-uns de nos philosophes modernes pour en obtenir les suffrages? Le propos émane de labbé Coger, à propos de lÉloge du Dauphin qui donne aussi lieu à une réception contrastée. Dans lExamen quil fait paraître en juillet 1766 dans les Mémoires de Trévoux, Coger regrette ainsi que seule une portion congrue soit accordée par Thomas à la religiosité du Dauphin qui nest guère évoquée quau milieu dune description pompeuse de la religion naturelle[31]. Si les avis sont parfois très virulents dans le camp des philosophes[32], on ne sétonnera pas que ce soit la question religieuse qui ait intéressé Voltaire, et tout particulièrement une parole prêtée au Dauphin: Ah ! dit-il plus dune fois, ne persécutons point (Éloge du Dauphin, p. 67). Voltaire écrit ainsi à Gabriel Cramer, vers le 5 avril 1766 (D 13239): Jai lu le panégyrique delphinois, ce qui ma fait le plus plaisir, cest que le Dauphin disait: Ne persécutons personne. On trouve un écho de ces paroles remarquables dans le Petit commentaire sur léloge du Dauphin composé par M. Thomas que Voltaire fait paraître en 1766:
Ces mots ont pénétré dans mon cur ; je me suis écrié: Quel sera le malheureux qui osera être persécuteur, quand lhéritier dun grand royaume a déclaré quil ne faut pas lêtre ? Ce prince savait que la persécution na jamais produit que du mal ; il avait lu beaucoup: la philosophie avait percé jusquà lui. Le plus grand bonheur dun État monarchique est que le prince soit éclairé. [ ]
Le descendant et lhéritier de trente rois a dit: Ne persécutons point ; et un bourgeois dune ville ignorée, un habitué de paroisse, un moine dirait: Persécutons !
Ravir aux hommes la liberté de penser ! juste ciel ! Tyrans fanatiques, commencez donc par nous couper les mains, qui peuvent écrire ; arrachez-nous la langue, qui parle contre vous ; arrachez-nous lâme, qui na pour vous que des sentiments dhorreur. [ ]
Répétons donc mille fois avec un Dauphin tant regretté: Ne persécutons personne[33].
18. On mesure le chemin parcouru depuis la mise au concours de léloge de dAguesseau. Les 7/8 mai [1761], Voltaire écrit ainsi à DAlembert (D 9771): Notre foutue Académie a donné pour sujet de son prix, les louanges dun chancelier janséniste, persécuteur de toute vérité, mauvais cartésien, ennemi de Neuton, faux savant et faux honnête homme. Passe pour le maréchal de Saxe qui aimait les filles et qui ne persécutait personne. Je suis indigné de tout ce qui mest revenu de Paris. Je ne connais que vous qui puissiez venger la raison. On mesure aussi lenjeu du renouvellement du genre de léloge: on lit beaucoup moins doraisons funèbres, déclare Thomas dans lEssai sur les éloges: les dédicaces deviennent rares ; elles ne sennoblissent que lorsque la philosophie sait parler avec dignité à la grandeur, ou lorsque la reconnaissance sentretient avec lamitié (OC, t. IV, p. 170). Cest ce que perçoit Voltaire dans lÉloge du Dauphin: Il y a de léloquence et de la philosophie, écrit-il à Damilaville le 4 avril 1766 (D 13234). Mais il remarquait déjà que lÉloge de Sully comportait de bien belles choses (au cardinal de Bernis, 6 janvier 1764, D 11623).
19. Insérées dans un énoncé qui, en raison des circonstances qui en justifient la production, sinscrit au cur dun protocole commémoratif, les paroles rapportées ont pour but premier de rendre présent et dabord audible le personnage dont Thomas fait léloge. Il en résulte un effet de théâtralisation qui complexifie encore la définition générique dun type de texte qui recourt aux procédés de la narration historique et de lart oratoire. Toutefois, à envisager lensemble des éloges de Thomas, ces paroles visent peut-être moins à conférer une dimension singularisante à la représentation dun individu quà mettre laccent sur la dimension exemplaire dun personnage qui incarne la vertu en action. Mais si les valeurs mises en avant, tout comme, plus généralement, la vocation du texte à lutilité, entretiennent dévidentes accointances avec les objectifs que la tradition rhétorique, depuis Aristote, a assignés au genre de léloge, le dispositif mis en uvre par Thomas organise un discours adressé qui présente occasionnellement une forte orientation idéologique. De lexercice académique au texte militant, lévolution de la portée de tels éloges na pas échappé aux contemporains et reflète laccomplissement des transformations des discours académiques analysées par J.‑C. Bonnet. Les paroles édifiantes que fait entendre Thomas deviennent alors conjointement célébration du passé, satire du présent mais aussi, et peut-être dabord, ouverture sur lavenir.
[1] Ébauche seulement, car Thomas se refuse à élaborer “la poétique de ce genre” et à “tracer des règles”: “On sait que la première règle est le génie, et celui qui l’a, trouve aisément les autres” (Essai sur les éloges, dans Œuvres complètes [désormais, OC], Paris, Desessarts, 1802, t. III, p. 9). De fait, l’essai propose plutôt un vaste panorama chronologique des formes qui ont successivement été prises par les éloges depuis l’Antiquité.
[2] J.‑C. Bonnet, Naissance du Panthéon. Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998, pp. 66-67. Les chapitres iv et v sont essentiellement consacrés aux éloges de Thomas.
[3] Par la suite, les extraits de ces éloges sont donnés dans les éditions suivantes: l’Éloge de Maurice, comte de Saxe, duc de Semigalle et de Curlande, maréchal général des armées de Sa Majesté très chrétienne, l’Éloge de Henri-François Daguesseau, chancelier de France, commandeur des ordres du roi et l’Éloge de René Duguay-Trouin, lieutenant général des armées navales, commandeur de l’ordre royal et militaire de Saint Louis sont rassemblés dans un volume d’Œuvres diverses de M. Thomas, Lyon, les frères Périsse, 1763; les textes ultérieurs sont cités dans une édition séparée – Éloge de Maximilien de Béthune, duc de Sully, surintendant des finances, etc., principal ministre sous Henri IV, Paris, Regnard, 1763, Éloge de René Descartes, Lyon, c. 1765, Éloge de Louis, Dauphin de France, Lyon, c. 1766, Éloge de Marc Aurèle, Amsterdam et Paris, Moutard, 1775. Dans les citations, l’orthographe a été modernisée mais la ponctuation originale a été respectée.
[4] Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. M. Tourneux, Paris, Garnier, 1877-1882, t. V, p. 389-390. Les comptes rendus des éloges précédents ne retiennent de l’auteur de l’Éloge du comte de Saxe qu’un “faiseur de phrases, ramasseur de lieux communs, entortilleur, etc.” (t. IV, p. 139) et dénoncent, dans l’Éloge de Duguay-Trouin, une “éloquence déclamatoire du collège qui peut plaire aux enfants, à la bonne heure, mais qui me déplaît souverainement” (ibid., p. 505).
[5] Voir J. Lough, “Did the philosophes take over the Académie française ?”, SVEC, 336 (1996), p. 191-193.
[6] À propos de cet Éloge de Sully, Grimm fait mention des “notes historiques” que Thomas “a ajoutées à son discours”, et qui “ont plus réussi que le discours même” (Correspondance littéraire, t. V, p. 391).
[7] La distinction que l’on peut être tenté d’effectuer entre le discours prononcé dans la séance et le texte imprimé n’est peut-être pas essentielle si l’on prête attention aux circonstances de la publication de certains des éloges de Thomas. Comme dans tout concours, le texte n’est d’abord connu que des seuls membres du jury. Grimm note ainsi, en août 1765, au sujet du prix d’éloquence partagé, cette année-là, entre Thomas et Gaillard, que “les deux discours paraîtront le 25 de ce mois, jour de la fête du roi et de la séance publique de l’Académie” et il ajoute: “nous verrons si le public confirmera le jugement de messieurs les Quarante” (ibid., t. VI, p. 342). Le mois suivant, Grimm signale que seuls “des extraits des deux discours couronnés faits par les auteurs eux-mêmes” ont été lus “à la séance publique”, “parce que le temps n’aurait pas permis de lire ces discours en entier”. Et, après avoir souligné que l’ouvrage de Gaillard (“une des plus tristes welcheries qu’on puisse lire”) a été “réellement déprimé” lorsqu’on l’a comparé au “chef-d’œuvre” de Thomas, Grimm précise que le “succès” de l’Éloge de Descartes par Thomas a été tellement “prodigieux” que “l’imprimeur de l’Académie n’a pu fournir assez d’exemplaires dans les premiers jours” (ibid., p. 351-353). Dans ce cas au moins, c’est donc par l’imprimé que le public a pu prendre connaissance de l’ensemble du texte.
[8] Lettre à Barthe du 15 septembre 1759, citée par J.‑C. Bonnet, Naissance du Panthéon, p. 73. Thomas peut se consoler à l’idée – confirmant l’importance de la diffusion imprimée des éloges – que “le discours se débite beaucoup”, qu’”il fait grand bruit” et que “son succès surpasse [s]es espérances”: “Il y en a déjà huit cents exemplaires de débités”.
[9] Éloge du comte de Saxe, p. 38 ; Éloge de Descartes, p. 57.
[10] Éloge de d’Aguesseau, p. 93 ; Éloge de Duguay-Trouin, p. 139, p. 165 ; Éloge de Sully, p. 16 ; Éloge de Descartes, p. 44 ; Éloge du Dauphin, p. 58.
[11] Voir aussi l’Éloge de Descartes, p. 57-58.
[12] J.‑C. Bonnet, Naissance du Panthéon, p. 98.
[13] J.‑C. Bonnet (Naissance du Panthéon, p. 98) rapproche cette mise en scène de la “curieuse scénographie funèbre” à l’œuvre dans Le Fils naturel de Diderot.
[14] Ces termes sont ici employés selon la terminologie de G. Genette: voir Figures, III, Paris, Le Seuil, 1972.
[15] Éloge de Sully, n. 3, p. 59-60.
[16] Voir, sur ce point, le chapitre 5 de l’Essai sur les éloges.
[17] Du reste, “on disait de lui qu’il pensait en philosophe, et parlait en orateur” (Éloge de d’Aguesseau, p. 98 et n. b).
[18] “Duguay-Trouin pouvait leur dire ce que Marius disait aux grands de Rome…” ; “Pyrrhus disait aux ambassadeurs de Rome […]. Le même sentiment animait Duguay-Trouin” (Éloge de Duguay-Trouin, p. 194 et n. r, p. 195).
[19] Correspondance littéraire, t. VII, p. 7.
[20] Cité par J.‑C. Bonnet, Naissance du Panthéon, p. 77.
[21] Chez Sully, “occupé à travailler devant une table toute couverte de lettres et de papiers”, qui déclare se rendre à l’Arsenal “dès les trois heures du matin” (Éloge de Sully, n. 45, p. 85), l’ardeur au travail frise l’acharnement.
[22] Dans la bouche du roi, la “réponse modeste” de Sully est à la mesure de ses “actions signalées” (n. 11, p. 63).
[23] Le terme est omniprésent: Éloge du comte de Saxe, n. p, p. 52 ; Éloge de Duguay-Trouin, pp. 140, 158, 194, 205 ; Éloge de Sully, pp. 6, 9, 10 et n. 12 et 13, p. 64, etc.
[24] Rhétorique, 1366b.
[25] “Lorsque tu veux louer, vois d’abord ce que tu poserais comme précepte, et lorsque tu veux énoncer un précepte, vois sur quoi porterait ton éloge” (ibid., 1368a).
[26] On se souvient des critiques adressées par Grimm aux premiers éloges primés de Thomas.
[27] D’Aguesseau est le “modèle des savants et des sages comme celui des magistrats” (Éloge de d’Aguesseau, p. 87) ; Sully “mérita de servir de modèle à la postérité” (Éloge de Sully, p. 24), ce qui explique la présence d’expressions comme “il ne faut pas que la postérité ignore que [...] ” (ibid., p. 31).
[28] À la fin de l’éloge, Apollonius s’adresse à nouveau au “fils de Marc Aurèle”: “je te parle au nom des dieux, au nom de l’univers qui t’est confié ; je te parle pour le bonheur des hommes et pour le tien. Non, tu ne seras point insensible à une gloire si pure”. La réponse tient en un geste: “Commode, qui était en habit de guerrier, agita sa lance d’une manière terrible” (Éloge de Marc Aurèle, pp. 71-72). Chacun sait alors ce qu’il doit attendre du nouvel empereur.
[29] J.‑C. Bonnet, Naissance du Panthéon, p. 85.
[30] On a vu aussi que la frugalité de Sully contraste avec le luxe de la cour.
[31] Cité par J.‑C. Bonnet, Naissance du Panthéon, p. 77.
[32] Voir, en particulier, dans la Correspondance littéraire, le jugement de Diderot qui déclare que “jamais l’art de la parole n’a été si indignement prostitué” (t. VII, p. 17). Également cité par J.‑C. Bonnet, Naissance du Panthéon, p. 78.
[33] Œuvres complètes de Voltaire, éd. L. Moland, Paris, Garnier, 1877-1885, t. 25, p. 471-475.