1. Quand il s’agit de la circulation d’idées, on sait
que pour le 18e siècle, il y a un lien étroit entre l’activité
de traducteurs et celle de journalistes. Il suffit de jeter un coup d’oeil
sur la correspondence d’un Pierre Des Maizeaux pour constater que le
désir de faire connaître l’actualité intellectuelle
française au public britannique et surtout celle anglaise au public
francophone se traduit aussi bien par la publication de compte-rendus et d’extraits
dans les périodiques que par la diffusion de traductions. Et Des Maizeaux
n’est pas le seul, bien sûr, à s’occuper de ces deux
activités conjointement. On commence depuis quelque temps à
prendre au sérieux ces activités et à s’intéresser
à la façon dont les idées circulaient et l’information
était diffusée. On sait qu’un compte-rendu est un moyen
privilégié, car tout ne peut pas être traduit et la vente
de certains livres ne justifierait pas une traduction de l’ouvrage en
entier. Un résumé fournissant l’essentiel suffisait souvent
pour informer les lecteurs.
Le sujet qui m’intéresse ici relève de ces deux acitivités
à la fois. Je ne crois pas, loin de là, que tout ait été
dit sur les traductions d’ouvrages. C’est au contraire un terrain
qui reste encore largement à défricher et qui à énormément
à nous apprendre sur la circulation des idées et leur réception.
Mais j’ai choisi d’attirer l’attention sur un aspect de
cette circulation qui risque de passer inaperçu du fait de son caractère
relativement caché. Il s’agit de la traduction non de livres
en entiers, mais d’extraits, le plus souvent dans des périodiques.
Ces extraits permettent au public d’avoir une connaissance précise
des arguments de tel ou tel auteur. De nombreux lecteurs tirent leurs informations
de ces extraits, qui ont quelquefois par la suite une vie autonome. Donc certains
ouvrages, jamais traduits, circulent néanmoins partiellement à
l’étranger. Le présent article a pour but d’attirer
l’attention sur cette question négligée, car les recensions
de traductions publiées ne tiennent pas compte de ce phénomène,
qui mériterait qu’on s’y penche plus longuement.
La raison de la publication des extraits peut varier. Il peut s’agir
de s’octroyer des droits sur une traduction future: par exemple l’imprimeur
du Sauzet de La Haye, qui publie plusieurs périodiques dont les Nouvelles
littéraires, écrit à Pierre Des Maizeaux en 1722
concernant les nouvelles de la publication en Angleterre des Mémoires
du duc de Marlborough: “Mandez moi ce que vous en savez, et s’il
seroit possible d’avoir une feuille de l’Anglois avant que le
livre se publie, afin de la faire traduire et de s’en assurer le droit
pour l’imprimer dans ce pais en François.”[1]
Mais le plus souvent il s’agit de répondre à l’attente
du public friand de nouvelles, notamment concernant des livres en anglais,
langue peu connue en dehors de l’île, et ces extraits se substituent
en général à une traduction intégrale. Quelquefois,
dans ce cas, il s’agit de traduire uniquement quelques brefs passages
au cours d’un résumé des arguments principaux d’un
ouvrage. Etant donné la difficulté de faire paraître la
traduction d’un ouvrage hétérodoxe qui pourrait attirer
à l’imprimeur “des affaires” ou l’attention
des théologiens, la connaissance de tels ouvrages passe donc essentiellement
par de tels compte-rendus et extraits.
2. Les périodiques ne sont pas les seuls vecteurs de cette information:
il ne faut pas oublier des livres semi-journalistiques comme ceux du marquis
d’Argens, qui contiennent de nombreuses informations concernant la vie
intellectuelle, ou de Thémiseul de Saint-Hyacinthe, qui sert de voie
de transmission pour des ouvrages anglais. Il est par exemple intéressant
de constater que ce dernier donne dans ses Recherches philosophiques sur
la nécessité de s’assurer par soi-même de la vérité;
sur la certitude de nos connoissances, et sur la nature des êtres
publiées en Hollande en 1743 non seulement une indication des arguments
de Toland, exposés dans Letters to Serena, pour démontrer
que le mouvement est essentiel à la matière (information fournie
par des journaux hollandais dès sa publication), mais également
la traduction française de quelques extraits du Pantheisticon.[2]
L’année précédente, son ami suisse Caspar Cuenz
publie à Neuchâtel un livre très curieux intitulé
Essai d’un sisteme nouveau concernant la nature des etres spirituels,
fondé en partie sur les principes du célèbre Mr Locke,
philosophe anglois, dont l’auteur fait l’apologie —
sur lequel je reviendrai. Dans cet ouvrage Cuenz fournit, pour le critiquer,
un court extrait de la 4e Letter to Serena en précisant “Je
me sers de la Traduction dun Ami que je ne garantis cependant pas. Je n’ai
pas vû l’original & je ne sais pas assés d’Anglois
pour l’entendre à fond”.[3]
On peut conjecturer que cet ami est Thémiseul. L’extrait, qui
concerne la définition du mouvement et sa différence d’avec
l’action, reçoit ici une traduction assez différente de
celle qui sera publiée par d’Holbach en 1768 mais qui rend le
même sens. Nous constatons donc que par le biais du livre de Cuenz et
de celui de Thémiseul, les thèses de Toland peuvent ête
connues longtemps avant la traduction intégrale du livre, et ceci malgré
le fait que ces deux auteurs ne partagent pas son point de vue.
On pourrait prendre de nombreux exemples de livres dont des extraits traduits
sont mis à la dispoition du public curieux, mais dans cet article j’ai
choisi d’en étudier un seul, qui me semble particulièrement
important. Et nous retrouvons les auteurs que je viens de citer. Il s’agit
d’un extrait d’un ouvrage de John Locke. On connaît la fortune
en France de l’hypothèse de Locke formulée dans son Essay
concerning Human Understanding à propos de la possibilité
d’une matière pensante. C’est bien sûr cette hypothèse
qui joua un rôle certain dans les arguments matérialistes par
la suite, y compris en France, même si à mon avis on a peut-être
exagéré ce rôle. Elle a certainement joué un rôle
chez des “matérialistes déistes” comme Voltaire
ou le marquis d’Argens, mais elle fut nettement moins importante dans
la deuxième moitié du 18e siècle, avec le développement
du matérialisme athée. Je ne rentrerai pas dans cette question
ici: notons seulement qu’on a moins fait attention au fait que ce qu’on
connaît en France n’est pas uniquement le passage assez bref de
l’Essai mais également un texte nettement moins connu
d’un livre qui n’a jamais paru en traduction: il s’agit
du long débat entre Locke et l’evêque Stillingfleet entre
1697 et 1699. S’il est vrai qu’on n’a pas traduit en français
les pamphlets échangés par Locke et l’evêque de
Worcester, on en a par contre donné quelques extraits en traduction
française, qui ont eu une histoire remarquable. Je crois qu’un
étude de la fortune de ces extraits peut fournir un cas intéressant
pour comprendre la façon dont les idées circulaient au 18e siècle.
Bien sûr, par sa nature même cette histoire échappe au
réportoire bibliographique de Jean Yolton.
3. Commençons avec quelques rappels: en 1697 Edward Stillingfleet Evêque de Worcester publie A Discourse in Vindication of the Doctrine of the Trinity, avec une critique de l’Essay de Locke, qui publie en réponse une Letter to the Bishop of Worcester. Stillingfleet y répond immédiatement, ce qui suscite de la part de Locke une deuxième Lettre l’année suivante. Il y eut encore une réponse de Stillingfleet et une troisième très longue réponse de Locke en 1699.[4] Dans ces textes il est question avant tout de la notion de substance matérielle et immatérielle et de certaines doctrines chrétiennes, notamment la résurrection du même corps. Locke défend longuement dans la troisième lettre l’hypothèse concernant la matière pensante, c’est à dire précisément l’affirmation que Dieu peut ajouter à la matière la faculté de penser. Dans son livre Locke and French Materialism John Yolton évoque le fait qu’en France on se réfère à des extraits de l’échange avec Stillingfleet aussi bien qu’au passage de l’Essay, mais sans s’y attarder ou approfondir cette dernière question.[5] Par ailleurs, dans les pages qu’il consacre à la réception de l’échange entre Locke et Stillingfleet en France, Jørn Schøsler signale les extraits et les résume, sans toutefois les étudier spécifiquement.[6] Dans ce qui suit j’étudierai d’abord des différents Extraits avant de donner des indications concernant leur diffusion.
4. Des extraits du débat entre Locke et Stillingfleet apparaissent
en français très rapidement, dès octobre 1699, dans les
Nouvelles de la République des Lettres de J. Bernard. Un deuxième
article, au mois de novembre, commence par résumer la discussion concernant
la résurrection du même corps avant d’aborder la question
de l’immatérialité de l’âme. Ici le journaliste
donne un extrait de 9 pages, traduit de la 3e lettre (ou 2e réponse)
de Locke, défendant la possibilité que Dieu ait pu ajouter la
faculté de penser à des parcelles de matière organisée.
Cet extrait est de Pierre Coste, comme il nous l’apprend lui-même
dans l’avis à la deuxième édition de sa traduction
française de l’Essay de Locke en 1729.[7]
Coste, qui était en 1699 engagé à traduire l’Essay
de Locke, remercie celui-ci en juillet 1697 de l’envoi de la première
lettre à Stillingfleet.[8]
On sait qu’il a reçu également la troisième, mais
on n’y trouve aucune référence dans sa correspondance.
Dans une note sur ses traductions de Locke que Coste remit à Matthieu
Marais en 1736, il signale son extrait, en ajoutant: “Je le montrai
à M. Locke avant que de l’envoyer en Hollande, où il devait
être imprimé.”[9]
Mais cet Extrait de Coste n’était pas le seul, car en 1699 également
Jean Le Clerc incorpore dans son Parrhasiana un extrait d’un
autre passage de la même réponse de Locke. Pour défendre
sa propre position concernant l’immortalité de l’âme,
qu’il fonde non sur son immatérialité mais sur la bonté
divine, Le Clerc cite les arguments de Locke en expliquant: “J’en
mettrai ici le sens en François, parce qu’il n’y a pas
d’apparence que l’on traduise jamais les Livres éristiques
de ces deux habiles hommes”.[10]
Il en informe d’ailleurs Locke:
Vous verrez que je me suis servi d’un endroit de vôtre derniere replique à Mr Stillingfleet, contre une objection toute semblable. On peut dire, de ce Prélat, ce qu’on a dit de Pompée, que s’il étoit mort de quelque maladie antérieure à la dispute qu’il a eue avec vous, il seroit mort beaucoup plus glorieusement.[11]
Cependant ce deuxième extrait ne connaît pas la même diffusion que celui de Coste, dont il sera surtout question ici et qui a connu une histoire asez compliquée.
L’extrait de 1729
5. Dans la deuxième édition de sa traduction de l’Essai
philosophique concernant l’entendement humain en 1729, Coste ajoute
une longue note au passage où Locke exprime son hypothèse concernant
la matière pensante (L.IV, ch.3, §6), note dans laquelle le traducteur
fournit un extrait de la troisième réponse à l’Evêque
Stillingfleet (p.435-9). Il s’en explique dans son ‘Avis’
de cette édition (déjà cité ci-dessus): il pensait
d’abord, dit-il, insérer à leur place des extraits de
tout ce que Locke avait publié en réponse à Stillingfleet
mais finalement, comme les objections de ce dernier “ne contenoient
rien de solide contre cet ouvrage; & que les réponses de M.Locke
tendoient plûtôt à confondre son antagoniste qu’à
éclaircir ou à confirmer la doctrine de son livre”, il
a décidé de donner uniquement ses arguments en défense
de cet unique passage, concernant “une question curieuse”. Il
a ainsi transcrit “une bonne partie” de l’Extrait de 1699
qu’il avait composé lui-même.[12]
Remarquons au passage que Coste passe sous silence le fait que dans la cinquième
édition anglaise, en 1706, on avait déjà ajouté
plusieurs notes reproduisant de longs extraits des réponses à
Stillingfleet. L’idée ne venait donc pas de Coste, mais au lieu
de suivre l’édition anglaise il a décidé d’en
rester à l’Extrait de 1699 et à la question importante
de savoir si la matière pourrait penser. Dans un compte-rendu de cette
édition inséré dans la Bibliothèque raisonnée,
un journaliste (peut-être Armand de La Chapelle), relève le fait
que Coste, à la différence de l’éditeur anglais,
n’a reproduit que des passages concernant “la supposition qui
donne à dieu le pouvoir de revêtir la matière de la faculté
de penser”. Tout en avouant que “le sujet est d’une nature
à rendre précieux tout ce que deux habiles personnes peuvent
dire pour ou contre”, le journaliste fait remarquer que tout le monde
ne sera sans doute pas de l’avis du traducteur, et il donne une liste
de sujets théologiques importants abordés dans ces discussions.
Il termine cependant en écrivant: “Je puis pourtant me tromper,
& le préjugé doit être en faveur de Mr Coste qui a
pesé le merite des Objections & des Reponses, là-dessus
avec plus de précision que je ne l’ai jamais fait.”[13]
La note ajoutée par Coste en 1729 commence par introduire ainsi la
question:
Le Docteur Stillingfleet, savant Prelat de l’Eglise Anglicane, ayant pris à tache de refuter plusieurs Opinions de M.Locke repandues dans cet ouvrage, se recria principament sur ce que M.Locke avance ici, que nous ne saurions decouvrir, si Dieu n’a point donné à certains amas de matiére, disposez comme il le trouve à propos, la puissance d’appercevoir & de penser. La question est délicate; & M. Locke ayant eu soin dans le dernier Ouvrage qu’il écrivit pour repoussser les attaques du Dr. Stillingfleet, d’étendre sa pensée sur cet Article, de l’éclaircir, & de la prouver par toutes les raisons dont il put s’aviser, j’ai cru qu’il étoit nécessaire de donner ici un Extrait exact de tout ce qu’il a dit pour établir son sentiment.[14]
L’inclusion de cette note de Coste — et donc la publication à nouveau en 1729 d’une version française des arguments de Locke à l’appui de l’hypothèse abordée brièvement dans l’Essay — redonne une publicité à ces arguments et assure leur diffusion plus large, comme on le verra.[15] Mais d’abord étudions brièvement les deux versions de l’Extrait, dont les différences n’ont jamais été relevées.[16]
6. Commençons par nous interroger brièvement sur la fidélité
de la traduction de Coste, tout en notant que les extraits de la réponse
à Stillingfleet nous permettent de voir plus nettement que dans le
seul passage de l’Essai le contexte théologique de la
question de la matière pensante. Locke reproche à Stillingfleet
de vouloir limiter la toute-puissance de Dieu en niant sa capacité
de faire penser la matière. Cette question de l’omnipotence de
Dieu est effectivement un aspect très important de la question dans
le contexte anglais. Elle apparait dans la traduction, mais avec une force
quand même un peu diminuée: Locke choisit à plusieurs
reprises d’utiliser le mot “Omnipotence” au lieu de Dieu,
mais dans la traduction française on ne lit que “Dieu”;
également, vers le début de l’extrait “the omnipotent
Creator” est traduit par “le souverain créateur”.
Coste ne traduit pas toujours toutes les phrases où Locke souligne
lourdement cet aspect. Par exemple, là où Locke écrit
: “I confess as much as you please, that we cannot conceive how a solid,
no nor how an unsolid created substance thinks; but this weakness of our apprehensions
reaches not the power of God, whose weakness is stronger than anything in
man”,[17] la fin de ce passage
devient simplement : “mais la foiblesse de notre compréhension
n’intéresse en aucune manière la puissance de Dieu”
et la dernière phrase est omise.[18]
Ou encore, Coste choisit de ne pas traduire un paragraphe dans lequel Locke
se réfère à son affirmation (L.II, ch.8,§11) que
les corps opèrent uniquement par impulsion: il explique que l’ouvrage
de Newton l’a depuis convaincu que Dieu peut accorder à des corps
des pouvoirs que nous ne pouvons pas comprendre.[19]
Ceci nous amène à la question des omissions: en effet, Coste
a choisi d’omettre de son extrait certains passages et même des
paragraphes entiers.
Ici les choses se compliquent car en 1729 Coste restitue certains des passages
supprimés en 1699. Il écrit d’ailleurs dans l’Avertissement
à la deuxième édition où il explique avoir retranscrit
l’extrait de 1699: “comme j’avois composé moi-même
cet Extrait, j’y ai changé, corrigé, ajoûté
& retranché plusieurs choses, après l’avoir comparé
de nouveau avec les Pieces Originales d’où je l’avois tiré”.
En comparant l’original à la traduction de Coste et en étudiant
les omissions de celle-ci, il faut donc tenir compte de la différence
entre les deux versions de Coste.
7. Notons d’abord un caractéristique de l’extrait de 1699
: c’est uniquement aux pages 498-506 de l’article que Coste fournit
une citation plus ou moins directe de Locke (avec quelques omissions) entre
guillements: la suite alterne les arguments de Stillingfleet (en italiques)
et de Locke sans mettre de guillements pour les phrases de Locke. Et en effet,
les citations de l’original sont ici plus éparpillées
et plus courtes, et Coste semble par moments avoir plutôt paraphrasé
le texte de Locke, tout en donnant des références précises
au livre de ce dernier. En outre, l’intervention éditoriale de
Coste est ici plus importante. Il indique par exemple, p.508 : “Cela
posé, voici quel avantage M. Locke prétend tirer de cet aveu”,
phrase suivie de 3 paragraphes numérotés, présentation
qui ne correspond pas à l’original.
Dans sa note de 1729, par contre, la différence entre ces deux parties
de l’extrait est nettement moins claire car Coste n’insère
nulle part de guillemets. Tous les arguments de Locke sont présentés
de la même façon et il est plus difficile pour le lecteur de
distinguer les paroles mêmes de Locke des interventions de Coste. Cela
devient d’autant plus difficile du fait que là où en 1699
on parle de Stillingfleet à la troisième personne (par exemple,
“Cet Evêque ne niera pas”, p.508), Coste restitue en 1729
la façon dont Locke lui adresse directement la parole : “Vous
ne nierez pas” (p.438).
A ce sujet, on peu faire quelques remarques concernant les différences
stylistiques entre les deux extraits de Coste avant de considérer les
omissions de Coste et ce qu’il décide de restituer 30 ans plus
tard. Coste a effectivement revu sa traduction même si dans ses choix
il ne change pas l’essentiel. Les changements portent surtout sur des
tournures avec un évident souci de rendre plus clair le sens. Par exemple,
là où il écrit en 1699:
Il joint à quelques portions de matiére le mouvement: elle a toujours l’essence de la Matiére. Dieu façonne d’autres parties en en Plantes (p.498),
cela donne en 1729:
Il joint le mouvement à quelques-unes de ces parties, qui conservent toujours l’essence de la Matiére. Il en façonne d’autres parties en Plantes (p.436).
Locke a écrit à l’origine:
to some parts of it he superadds motion, but it still has the essence of matter: other parts of it he frames into plants (p.460).
8. Cela traduit, me semble-il, une volonté d’être plus
près de l’original, même si Coste laisse ‘joint’
pour ‘superadds’, tandis qu’ailleurs il ajoute: ‘par
dessus’. Ou encore, pour rendre: “all the difficulties that are
raised against the thinking of matter, from our ignorance” (p.466) —
tournure effectivement difficile — Coste se reprend. La version de 1699:
“toutes les difficultez qu’on forme contre la possibilité
qu’il y a que la Matiére pense, tirées de notre ignorance”
(p.506) devient: “toutes les diffficultez qu’on forme contre la
puissance de penser attachée à la Matiére, fondées
sur notre ignorance” (p.438). Il serait possible de donner d’autres
exemples, mais le travail scrupuleux de Coste et sa façon de retoucher
inlassablement ses traductions sont déjà bien connus. Et une
étude de telles différences, qui relève moins de la question
de la diffusion de la pensée, n’est pas possible dans le cadre
du présent article. Notons une chose cependant qui laisse perplexe.
En parlant des plantes que Dieu crée, Locke donne l’exemple de:
“a rose or a peach-tree” (p.460). Ce dernier semble poser un problème
pour Coste: en 1699 il le rend par ‘abricotier’ (p.498), qu’il
transforme en 1729 en ‘pommier’ (p.436). Il est difficile de trouver
une explication rationnelle de ce changement.
Revenons à la question des omissions de Coste, qu’il faut lier
à la question de ce qu’il change en 1729. Considérons
pour commencer l’exemple suivant:
|
Works, IV, pp. 463-464 |
NRL, 1699, pp. 501-52 |
Essai, 1729, pp. 436-37 |
9. On constate ici que Coste a omis quelques phrases dans sa traduction de
1699, phrases qui soulignent la puissance de Dieu et en même temps notre
expérience. En 1729 il retouche son texte et restitue le passage supprimé.
Mais curieusement, il n’enlève pas la phrase qui résumait,
après une omission, l’idée de Locke. Au lieu de supprimer
sa propre phrase et d’y substituer toutes les phrases omises, il restitue
à sa suite le passage supprimé, mais en y omettant toujours
la référence à notre propre expérience. Donc tout
en introduisant en 1729 une partie de ce qu’il avait supprimé
en 1699 il n’est toujours pas tout à fait fidèle au texte
de Locke.
Coste ne restitue pas en 1729 tous les passages supprimés en 1699,
loin de là. Vers le début de l’extrait 2 pages (p.461-3)
restent omises, qui contiennent des exemples tirés du monde naturel
concernant les propriétés de parties purement matérielles
de la création: les planètes qui tournent autour des centres
ou qui exercent leur attraction; les plantes; les animaux, dont les propriétés
ne détruisent pas l’essence de la matière qui les composent.
Locke en conclut que Dieu peut ajouter des perfections et qualités
plus nobles à la matière sans contradiction, même si nous
ne pouvons pas concevoir comment cela se fait. Coste a peut-être estimé
qu’il s’agissait d’une redondance. La même raison
a dû l’amener également à supprimer quelques phrases
et même un paragraphe en entier plus loin.
Par contre, il décide en 1729 de traduire le paragraphe qui suit directement
la fin du passage entre guillements en 1699, et qu’il avait alors supprimé.
Il y est question des bêtes: Locke démontre que selon les principes
de Stillingfleet, “les mouches & les cirons ont des ames immortelles
aussi bien que les hommes” (p.438). C’est effectivement un argument
qu’on retrouve chez beaucoup d’auteurs et qui n’est pas
redondant ici. Il est d’ailleurs étonnant que Coste l’ait
supprimé en 1699. Reste supprimée par contre la suite, qui constitue
une critique directe de ceux qui, comme Stillingfleet, accusent d’irréligion
les personnes qui ne sont pas de leur avis. C’est aussi le cas des références
faites par Locke plus loin à Epicure, à Hobbes et à Spinoza
(p.471). Tout ceci réflète sans doute le souci de Coste de supprimer
les passages trop polémiques. Autre exemple de passage restitué
par Coste:
|
Works, IV, p. 471 |
NRL, 1699, p. 509 |
Essai, 1729, p. 438 |
10. On voit que ce que Coste restitue ici (en enlevant la dernière
citation de Stillingfleet, sans doute à cause de sa redondance) concerne
l’affirmation de Locke que son adversaire veut limiter l’omnipotence
de Dieu. Il est intéressant de constater qu’ayant décidé
de le supprimer en 1699, Coste change d’avis 30 ans plus tard et le
réintroduit, donnant ainsi plus de relief à cet argument théologique.
Cependant la différence entre les 2 versions ne trahit pas toujours
une telle volonté, comme nous verrons ce-dessous.
Notons également que le dans le paragraphe qui suit immédiatement
celui-ci, la version de 1729 est plus courte que celle de 1699:
|
Works, IV, p. 472 |
NRL, 1699, p. 509 |
Essai, 1729, pp. 438-39 |
11. La décision de Coste de raccourcir encore plus l’extrait, qui est déjà la réduction d’un passage nettement plus long de Locke, tient probablement à son désir d’enlever de la réponse de Locke toute référence à la façon dont Stillingfleet l’avait attaqué personnellement. Il semble vouloir réduire l’aspect polémique pour ne laisser que la discussion sur le fond Cet exemple nous montre aussi la façon dont Coste, dans cette partie de l’extrait, résume les arguments de Locke plutôt que de les traduire directement. Des pages suivantes de la troisième réponse de Locke, qui correspondent d’ailleurs à l’extrait fourni par Le Clerc en 1699, Coste ne cite qu’une dizaine de lignes. Ensuite il met en italiques les arguments de Locke, en donnant même en 1699 la référence. Il s’agit pourtant d’un collage édité, comme on peut le voir.
|
Works, IV, p. 475 |
NRL, 1699, pp. 510-511 |
Essai, 1729, pp. 439 |
12 Si en 1729 Coste ajoute quelques phrases supprimées en 1699, il
ne les traduit pas fidèlement. On peut même dire qu’il
commet ici un contresens: la phrase de Locke veut dire que s’il avait
adopté cette méthode, il mériterait une accusation nettement
plus grave que celle du simple scepticisme, tandis que Coste lui fait dire
(peut-être volontairement) que le reproche de scepticisme serait justifié.
Il ajoute même une phrase qui ne se trouve pas à cet endroit
de l’original.
A la fin de l’extrait Coste reprend une partie des citations concernant
l’esprit que Locke tire de Cicéron et de Virgile. Curieusement,
il ne les reproduit pas exactement toutes et une des citations de Cicéron
qu’il fournit en 1699 est supprimée en 1729; par contre une citation
de Virgile que Locke ne fournit pas est insérée en 1729. Et
il enlève alors la phrase de 1699 “Tout ce que M. Locke dit en
cet endroit est fort curieux; mais j’y renvoie le lecteur” (p.512).
Plus important sans doute est la fin des deux extraits qui diffère
entièrement. Les deux sont fabriquées par Coste, même
si en 1699 le lecteur reçoit l’impression que ce sont les paroles
mêmes de Locke qui sont retranscrites avant la conclusion de l’article,
dans laquelle le journaliste poursuit à la première personne:
il indique qu’il n’a pas pu transcrire tout ce que contient la
réponse de Locke et il fait la publicité de la traduction de
l’Essai à paraître bientôt. Voici les deux
conclusions de l’extrait:
|
NRL, 1699, p. 512 |
Essai, 1729, p. 439 |
Comme nous pouvons voir, là où en 1699 il termine sur un accent religieux en soulignant la croyance à l’immortalité de l’âme enseignée par l’écriture (attitude soulignée par Bayle en 1702) la note de 1729 souligne sans ambigüité la question essentielle de la possibilité d’une matière pensante. La question de l’immortalité de l’âme est passée sous silence. L’ensemble prend alors une tonalité nettement plus irreligieuse En outre, Coste insère en 1729 une critique directe du cartésianisme qui était absente en 1699. Ceci n’a pas dû passer inaperçu par ceux qui reprennent cet extrait en soulignant l’opposition entre la philosophie de Locke et celle de Descartes et en insérant l’argument de Locke dans un contexte irreligieux. C’est cette version qui contribua plus à faire connaître auprès du public francophone l’argument de Locke, comme nous verrons en étudiant la diffusion des deux versions, à commencer par celle de 1699.
13. La première personne à citer l’extrait de Coste cite
également celui fait par Le Clerc. Dans l’édition de 1702
de son Dictionnaire, Bayle ajoute à la remarque ‘M’
de l’article ‘Dicéarque’ une discussion du débat
entre Locke et Stillingfleet par rapport à “la question, si l’âme
de l’homme est distincte de la matière”. Citant quelques
phrases de Locke qui avoue l’incompréhensibilité de la
chose et qui souligne la toute-puissance de Dieu, il en donne la source comme
étant l’article des Nouvelles de la République des
Lettres de 1699.[20] Dans
la remarque ‘L’ de l’article ‘Perrot’ il donne
à nouveau cette référence mais cite tout un passage concernant
la révélation divine comme fondement de la croyance en l’immortalité
de l’âme, passage tiré de Parrhasiana de Le Clerc.
Soulignons que les extraits de Locke cités par Bayle font clairement
ressortir le contexte théologique de l’argument de Locke: c’est
moins la possible matérialité de l’âme qui est soulignée
que notre ignorance, la toute-puissance de Dieu et la nécessité
d’avoir recours à la révélation.
Cette présentation n’a pas empêché l’argument
de Locke tel qu’il est présenté dans l’extrait des
Nouvelles de la République des Lettres d’être utilisé
très rapidement dans un sens irreligieux. Le manuscrit clandestin intitulé
l’Ame matérielle, probablement composé au début
du 18e siècle et qui est en grande partie un collage de passages tirés
d’ouvrages divers, y compris de ceux de Bayle, reproduit une partie
de l’extrait donné dans l’article de 1699. L’auteur
a certainement trouvé la référence dans le Dictionnaire,
car il cite également une partie de l’article ‘Dicéarque’
à ce sujet. Le passage qu’il recopie en réponse
à l’argument des Cartésiens concerne la possibilité
pour Dieu d’ajouter la faculté de penser à la matière.[21]
L’evêque de Worcester, adversaire de Locke, est ainsi remplacé
par les Cartésiens. Même si ce manuscrit ne connut pas une très
grande diffusion, il fournit un démonstration claire de la façon
dont l’extrait des Nouvelles de la République des Lettres
permit au texte de Locke de circuler et de rentrer dans le fonds de textes
dans lequel on puise pour trouver des arguments irreligieux.
Il est cependant aussi intéressant de constater que ce ce ne sont pas
uniquement les irreligieux qui se servent de ce texte. En 1755 le médecin
Jean Astruc entreprend de défendre l’immatérialité
et l’immortalité de l’âme contre les matérialistes,
en s’en prenant directement notamment au texte clandestin De l’âme
et de son immortalité imprimé en 1751 sous le nom de Mirabaud.
Après avoir présenté une objection à l’immatérialité
de l’âme, “fondée sur l’autorité de
Locke”, Astruc entreprend d’y répondre en se servant de
Stillingfleet, “distingué par sa profonde érudition”
et de l’échange avec Locke. Il indique clairement la source:
Je n’ai pas lû les écrits réciproques qui parurent en Angleterre pendant le cours de cette dispute, & qui n’ont point été traduits. Je ne les connois que par les Extraits, que M.Bernard en donna en 1699 dans les Nouvelles de la Répub des Lettres, au mois d’Octobre, p.363 & surtout au mois de Nov p.483 mais ces Extraits me paroissent assez exacts pour mettre en état d’en juger.[22]
Suit un assez long résumé du débat et des arguments des deux protagonistes, avec de longues citations de Locke tirées de l’extrait de 1699. Astruc répond à l’argument de Locke concernant la toute-puissance de dieu en tentant de démontrer qu’affirmer que Dieu peut communiquer à la matière la faculté de penser implique une contradiction, car cela reviendrait à dire que Dieu ferait qu’une substance soit solide et non-solide — ce que Locke a expressément exclu. Astruc s’en prend également aux protestations de Locke qui affirme croire en l’immortalité de l’âme comme une vérité révélée: pour le médecin cette opinion est condamnable, elle “est faussse & choque les Lumières de la raison: elle favorise l’incrédulité”.[23] Malgré la critique d’Astruc, on peut cependant estimer que les citations qu’il donne du Locke ont pu servir à faire connaître les arguments de Locke tel que Coste les avait traduits et ainsi permettre à d’autres de les utiliser dans un sens opposé.
14. Mais c’est surtout l’extrait tel qu’il est donné
par Coste dans l’édition de l’Essai de 1729 qui
en assure la diffusion. Le compte-rendu de cette deuxième édition
de la traduction de l’Essai par Coste paru dans la Bibliothèque
raisonnée en 1730, qui relève particulièrement le
débat avec Stillingfleet et la note sur l’âme, lui assure
une publicité qui a sans doute contribué à aguiser l’intérêt
des lecteurs.[24]
D’abord rappelons pour mémoire la treizième Lettre
philosophique de Voltaire, à laquelle on attribue généralement
un rôle important dans la connaissance de l’hypothèse de
Locke en France. Même s’il ne le cite pas directement, Voltaire
se réfère explicitement au débat avec Stillingfleet,
qu’il connaissait sans doute grâce à la note de Coste,
parue au moment où Voltaire écrivait son texte.[25]
Il souligne bien évidemment que la conjecture de Locke suscita la colère
des théologiens, ce qui lui permet de les accuser d’intolérance.
De très mauvaise foi, il ajoute que la question est purement philosophique
et qu’elle n’a rien à voir avec la foi et la révélation.
Il s’amuse également à s’en prendre à Stillingfleet
et à son incompétence philosophique. L’ensemble inscrit
clairement Locke dans un contexte irreligieux et renforce l’opposition
à Descartes soulignée, comme nous l’avons vu, dans la
conclusion de cet extrait.
D’autres citent directement l’extrait de 1729, et le reproduisent
même intégralement. Peu de temps après Voltaire le marquis
d’Argens, déiste et lockéen, fait un sort particulier
à cet extrait, lui donnant ainsi beaucoup de publicité. C’est
sans doute grace à d’Argens que ce texte connut une grande diffusion,
car les nombreux ouvrages sémi-journalistiques de cet exilé
qui vivait de sa plume ont rencontré un vif succès et de nombreuses
éditions. Il donne d’abord, dans son ‘best-seller’
les Lettres juives en 1736, un résumé de la réponse
aux objections de Stillingfleet. C’est ensuite dans une longue lettre
sur la vie et la philosophie de Locke dans le quatrième tome de ses
Mémoires secrets de la république des lettres (1738)
que le marquis cite le passage de l’Essay sur la matière
pensante, en expliquant qu’on a accusé son auteur de vouloir
détruire la croyance en l’immortalité de l’Ame.
Il poursuit :
Parmi les adversaires de Mr Locke le Docteur Stillingfleet tient le premier rang. Ce Prelat attaqua vivement plusieurs sentimens du Philosophe Anglois. Il s’efforça surtout de détuire ce qu’il avoit dit sur la connoissance parfait de l’immatérialité de l’Ame. Le sage & savant Traducteur de Mr. Locke a donné dans une note un précis très–exact & très-bon de cette dispute. Comme il est d’une étendue assez bornée, je crois vous faire plaisir de vous en envoyer un Extrait entier.
15. En effet il reproduit intégralement en note l’extrait de
Coste de 1729, en commentant: “vous verrez aisément que la cause
du Philosophe étoit bien plus raisonnable que celle du Theologien”.
Il termine en citant ce qu’en dit Voltaire dans la treizième
Lettre philosophique.[26]
Comme l’ouvrage de d’Argens connut plusieurs rééditions,
il ne fait pas de doute qu’il contribue puissamment à la circulation
de ce texte et à la connaissance des arguments de Locke. Il a dû
également contribuer à son utilisation dans un sens irreligieux,
renforcé par ce dernier commentaire, qui oppose le philosophe Locke
à l’evêque théologien en sortant Locke du terrain
théologique, où se situait pourtant ce débat.
Nettement plus confidentiel est l’autre ouvrage qui reproduit également,
quelques années plus tard, la note de Coste de 1729. Il s’agit
du livre déjà cité de Caspar Cuentz (ou Künz) de
Neuchâtel, un homme de lettres qui se définit comme ‘métaphysicien’.
Dans son Système nouveau (1742-3), il tente d’expliquer
comment l’être humain pense sans avoir recours à une âme
immatérielle tout en évitant le danger de l’athéisme
ou du Spinozisme. Il prétend au contraire que son système, selon
lequel c’est Dieu qui a insufflé la vie aux êtres matériels,
est le seul moyen efficace de combattre ces derniers et de défendre
la religion. Son système est fondé sur les principes de Locke,
qu’il cite copieusement. Dans le tome I il ne fait que mentionner le
débat sur la matière pensante, en se référant
au livre IV, ch.III de l’Essai :
Ce Passage est trop long, pour être entierement raporté ici. Ce sentiment a été ataqué par le Docteur Stillingfleet, mais Mr Locke, comme on le peut voir dans les dernières Editions de son excellent ouvrage, l’a defendu d’une manière, qui, au moins autant qu’il est conu à l’Auteur, a resté sans réplique.[27]
Dans le deuxieme tome cependant il fournit le passage en question de l’Essai
et retranscrit en entier l’extrait de la troisième lettre
à Stillingfleet donné par Coste en 1729. Cet extrait est suivi
de plus de 150 pages de remarques dans lesquelles Cuentz appuie et commente
les arguments de Locke.[28] Comme
selon Cuentz lui-même il n’a pas vendu 20 exemplaires de son ouvrage,[29]
malgré tous ses efforts pour donner de la publicité à
ses idées, il n’a pas dû beaucoup contribuer à la
circulation des arguments de Locke.
Il suscite néanmmoins un certain nombre de réactions, et notamment
celle du père Hyacinthe Sigismond Gerdil, Professeur de Philosophie
au College Royal de Casal. Le futur cardinal Gerdil publie en 1747 un livre
intitulé: L’Immatérialité de l’Ame démontrée
contre M. Locke, dans lequel il tente d’utiliser les arguments de
Locke en faveur de l’immatérialité de dieu pour démontrer
celle de l’âme. Gerdil consacre deux sections de son ouvrage au
débat avec Stillingfleet, en citant des passages de l’extrait
de Coste.[30] Et dans la section
suivante il s’en prend à “un nouveau Systême, fondé
en partie sur les principes de M.Locke, & dont la maxime fondamentale
est, qu’on ne peut rien concevoir sans étenduë”: il
s’agit de l’ouvrage de Cuentz, dont il donne un résumé
d’après “le journal de Hollande”, et nous fournit
ainsi encore un témoignage concernant le rôle important joué
par les extraits dans les périodiques. Notons finalement que Cuentz
est attaqué longuement en 1756 par Dom Sinsart, abbé de Munster,
dans un ouvrage contre le matérialisme, traité de “peste
publique”: Sinsart explique que Cuentz a “ramassé tout
ce qu’il a trouvé de plus séduisant pour prouver la matérialité
des esprits”, raisonnements que Sinsart trouve “très minces”.
Selon lui même “des très-grands génies [...] n’ont
pu aller plus loin que Cuentz”: ainsi, “Cet auteur renversé,
entraine par sa chute tous ceux qui pensent comme lui”.[31]
Une telle publicité a dû procurer à Cuentz des lecteurs
supplémentaires. Notons cependant que si Sinsart discute longuement
de l’hypothèse de Locke fondé sur la toute-puissance de
Dieu, il ne se réfère pas spécifiquement à l’extrait
de la lettre à Stillingfleet cité par Cuentz.
16. On constate que l’extrait de Locke écrit par Coste, dans ses deux versions, a connu une vie autonome, permettant ainsi une connaissance plus large des arguments de Locke concernant la possibilité d’une matière pensante et contre la nécessaire immatérialité de l’âme. Les lecteurs francophones ont pu avoir connaissance non seulement du passage célèbre de l’Essai mais également des développements de la troisième lettre à Stillingfleet, ouvrage relativement obscur et non traduit. Cet extrait, soulignant la question de la toute-puissance de Dieu et notre ignorance a pu ainsi donner lieu à des interprétations divergeantes. C’est finalement l’utilisation irreligieuse qui prime, ainsi que l’opposition de Locke au Cartésiens, favorisée par l’extrait de 1729. Paradoxalement, si l’échange avec Stillingfleet en entier souligne le contexte théologique de l’argument de Locke et la façon dont il s’insère dans l’interprétation socinienne des Ecritures, le fait que l’extrait souligne sa critique de l’evêque de Worcester a sans doute encouragé les interprétations irreligieuses de la pensée de Locke en France. La remarque de d’Argens opposant le philosophe au théologien va dans ce sens. Comme nous avons également vu, c’est la conclusion écrite par Coste en 1729 qui favorise aussi cette interprétation. L’importance du rôle de Pierre Coste dans cette histoire apparaît clairement. Son rôle dépasse largement celui du simple traducteur: il est bien celui qui a contribué à façonner un image de Locke comme penseur irreligieux et l’a inscrire dans la tradition matérialiste.[32]
[1] Lettre du 23 juillet 1722, British Library, Add.mss.4288, f°61 v°.
[2] Recherches philosophiques sur la ncessité de s’assurer par soi-même de la vérité; sur la certitude denos connoissances, & sur la nature des êtres. Par un membre de la Société Royale de Londres, Londres, chez Jean Nourse, 1743, pp.72-9, 357, 383. Letters to Serena ne seront traduites intégralement qu’en 1768.
[3] Essai d’un sisteme nouveau, Neuchâtel, 1742, vol.I, p.92. Cuenz a connu Saint-Hyacinthe à Paris quand il était chargé d’affaires de sa république dans cette ville : voir sa lettre à J.H.S.Formey le 16 octobre 1747 (Fonds Formey, Deutsche Staatsbibliothek, Berlin).
[4] Ces réponses sont reproduites dans J. LOCKE, Works, London, 1823 (reprint Scientia Verlag 1963), t.IV, où le titre courant de cette troisième réponse (la réponse à la deuxième réplique de Stillingfleet) indique, de façon déroutante, “Mr Locke’s Second Reply...”.
[5] John W.YOLTON, Locke and French Materialism, Oxford, Clarendon Press, 1991; voir esp. p.57. Les extraits sont aussi discutés par Ross HUTCHINSON, qui ne les étudie pas spécifiquement non plus; voir: Locke in France, Oxford, Voltaire Foundation,1991 (SVEC, 290).
[6] J. SCHØSLER, “L’Essai sur l’entendement de Locke et la lutte philosophique en France au XVIIIe siècle: l’histoire des traductions, des éditions et de la diffusion journalistique”, in SVEC 2001:04 (2001), pp.35-49.
[7] Essai philosophique concernant l’entendement humain..., traduit de l’anglois par M.Coste, Seconde Edition, revüë, corrigée, & augmentée de quelques Additions imortantes de l’Auteur qui n’ont paru qu’après sa mort, & de quelques Remarques du Traducteur. Pierre Mortier, Amsterdam, 1729, p.XXII.
[8] Lettre de Coste à Locke, le 16 juillet 1697, Correspondance de Locke, éd. E.S.DE BEER, Oxford, Clarendon Press, vol.VI, p.154.
[9] Lettrre de Marais à Bouhier, le 17 juillet 1736, citée par R.SHACKLETON, “Renseignements inédits sur Locke, Coste et Bouhier”, in Revue de littérature comparée, vol.27 (1953), p.320.
[10] Parrhasiana, ou Pensées diverses sur des matières de critique, d’histoire, de morale et de politique. Avec la Défense de divers Ouvrages de Mr. L. C, Par Theodore Parrhase, héritiers d’Antoine Schelte, Amsterdam, 1699, pp.387ff.
[11] Lettre Le Clerc à Locke, 18 Juin 1699 (Correspondance, vol.VI, p.636).
[12] Essai philosophique concernant l’entendement humain..., 1729, p.XXII.
[13] Bibliothèque raisonnée, tomeIV, 2e partie, avril-juin 1730, pp.355-356.
[14] Essai philosophique concernant l’entendement humain..., 1729, p.435.
[15] Catherine Glyn Davies, sans l’étudier en détail, a déjà signalé l’importance de cette note de Coste en attirant l’attention des lecteurs français à cet aspect de la théorie de Locke, tout en l’orientant dans un sens matérialiste “far from Locke’s own intention” (Consciences as Consciousness : the idea of self-awareness in French philosophical writing from Descartes to Diderot, Oxford, Voltaire Foundation, 1990 (SVEC, 272), p.26.
[16] JØrn SCHØSLER cite l’introduction de Coste à cette note, mais ne se penche pas sur les différences entre les deux extraits (“L’Essai sur l’entendement de Locke ...”, p.165).
[17] J. LOCKE, Works, London, 1823, t.IV, p.468.
[18] NRL novembre 1699, p.507, Essai philosophique, 1729 p.438.
[19] Works, t.IV, pp.467-8.
[20] Comme le signale R. HUTCHINSON, Bayle se réfère à cet article dans une lettre à Shaftesbury, le 23 novembre 1699 (Locke in France, p.16).
[21] L’Ame matérielle, éd A.NIDERST, (1973) 2e éd revue, Champion, 2003, p.144ff.
[22] Dissertation sur l’immatérialité et l’immortalité de l’Ame, vve Cavelier & fils, Paris, 1755, p.96.
[23] ASTRUC, Dissertation, pp.102-3.
[24] Bibliothèque raisonnée, tomeIV, p.343-356. Jørn Schøsler a déjà souligné ce compte-rendu et son “attitude plutôt négative” à l’égard de Locke: voir La Bibliothèque raisonnée (1728-1753), Odense University Press, 1985, pp.13-16.
[25] La ressemblance entre la position de Voltaire ici et la note de Coste de 1729 a déjà été relevée par Ross Hutchison, pp.215f.
[26] D’ARGENS, Mémoires secrets de la république des lettres, Jacques Desbordes, Amsterdam, t.IV, 1738, pp.949-971. Yolton ne cite que La Philosophie du bon sens, publiée la même année, qui se réfère uniquement à l’Essay de Locke.
[27] Sic. Essai d’un sisteme nouveau concernant la nature des etres spirituels, fondé en partie sur les principes du célèbre Mr Locke, philosophe anglois, dont l’auteur fait l’apologie, Neufchâtel, imprimerie des editeurs du Journal helvétique, 1742, t.I, p.33.
[28] Essai, t.II, p.66-265: l’Extrait de Coste est aux pp. 76-92.
[29] Lettre à Bouhier, October 1744 ; voir I. O.WADE, “Notes on the Making of a philosophe : Cuenz and Bouhier”, in Literature and History in the Age of Ideas, Charles G. S.WILLIAMS (éd.), Ohio, 1975, p.122.
[30] Bien qu’il ne donne pas de référence précise, il a apparemment utilisé l’édition de 1729. Voir: le P. GERDIL Barnabite , Professeur de Philosophie au College Royal de Casal, L’Immatérialité de l’Ame démontrée contre M. Locke. Par les mêmes Principes, par lesquels ce Philosophe démontre l’Existence & l’Immatérialité de Dieu, avec des nouvelles prreuves de l’Immatérialité de Dieu et de l’Ame, Tirées de l’Ecriture, des Peres & de la raison, ouvrage dédié à S.A.R. Monseigneur le Duc de Savoye, Turin, de l’Imprimerie royale, 1747, Sixième et septième parties.
[31] Dom B. SINSART, Recueil de pensées diverses sur l’Immatérialité de l’âme, son immortalité, sa liberté, sa distinction d’avec le corps, ou Réfutation du Matérialisme, avec une réponse aux objections de Mr Cuentz et de Lucrèce le philosophe, Colmar, Imprimerie royale, 1756, p.6-8.
[32] A ce sujet, voir aussi S. MASON, “The Afterlife of Pierre Coste”, in La vie intellectuelle aux refuges protestants II: huguenots traducteurs, Jens Häseler et Antony McKenna (éd), Paris, Champion, 2002, pp.49-62.