1. « Historien » et « militant » : ce sont les adjectifs qui ont le plus souvent qualifié Yves Benot (1920-2005) pendant la journée d’études qui a été consacrée à sa mémoire à l’auditorium de la Bibliothèque nationale de France le 21 octobre 2005. La personnalité et l’œuvre d’Yves Benot, à la fois interprète des phénomènes coloniaux et acteur engagé dans les mouvements de décolonisation, ont été au centre d’un débat non seulement académique, mais aussi politique et passionnel, parfois instrumentalisé, qui témoigne de la force du retour de la question coloniale sur la scène nationale. Le problème de la mémoire et de l’héritage coloniaux interpelle à la fois la société, la culture et la politique françaises avec une intensité et une fréquence grandissantes ; le passé identitaire de la nation jusqu’à présent largement partagé se trouve par là même remis en cause en maintes occasions: d’un côté, une loi discutable et discutée comme celle sur la reconnaissance de la Nation aux rapatriés, votée par le Parlement le 23 février, voudrait que les programmes scolaires reconnaissent «le rôle positif de la présence française outre-mer» (art. 4)[1] ; de l’autre, une réappréciation critique de l’histoire de la colonisation française est déjà largement entamée, et entraîne avec elle la construction de la mémoire et de la culture coloniales. Rétrospectives cinématographiques, émissions radiophoniques, articles de journaux ou expositions contribuent à ce débat. Plus récemment encore, celui-ci a gagné en ampleur et intensité au cours des troubles récents dans les banlieues parisiennes, face auxquels ont été mises en œuvre des politiques élaborées à l’origine dans la situation coloniale, avec les imaginaires et les langages qui les accompagnent[2]. Il a été aussi affirmé que la nation est traversée par une «fracture coloniale», c'est-à-dire un passé longuement refoulé, oublié, dissimulé, dont le retour et l’héritage ne peuvent plus être ignorés[3].
Les enjeux du questionnement sur le problème colonial n’ont pas manqué de rebondir dans cette journée d’études sur Yves Benot. La présence d’un nombreux public n’a d’ailleurs pas surpris: La modernité de l’esclavage: essai sur la servitude au coeur du capitalisme (2003), Massacres coloniaux (1994), La démence coloniale sous Napoléon (1992), La Révolution française et la fin des colonies (1988), voilà des titres qui ne passent pas inaperçus, qui peuvent même être gênants, qui ont en tout cas considérablement contribué à la difficile tâche de poser l’histoire coloniale française au centre de l’intérêt du public. En outre, l’empreinte laissée par Yves Benot dépasse la recherche historique[4], non seulement par ses articles publiés dans les revues communistes dirigées par Louis Aragon – Ce Soir et Lettres françaises (1953-1956) – mais aussi par son soutien actif aux mouvements de la décolonisation en Afrique, où il a vécu pendant plusieurs années. Par la suite, Benot n’a cessé de s’intéresser à la vie politique africaine et aux indépendantismes des ex-colonies françaises (par exemple à Haïti), et de discuter avec les différentes forces sociales. Il n’a pas reculé devant de prises de positions polémiques, voire des initiatives judiciaires telles que l’action menée comme membre du comité pour la mise en accusation de Duvalier, en soutien à la liberté d’information et en solidarité vers les journalistes tués, Jean Dominique et Brignol Lindor. Les témoignages des personnes qui ont rencontré Yves Benot et qui l’ont accompagné en Afrique, à Haïti ou en France même, ont ainsi considérablement contribué à ajouter épaisseur et humanité à l’œuvre de celui qui a été un interprète parmi les plus originaux et contrastés de la culture et de l’histoire coloniale françaises.
2. La pluralité et la variété des orateurs (une vingtaine d’invités étaient présents, des historiens, des écrivains, des journalistes, des politiques, des éditorialistes), les contraintes très strictes des temps et la nature des nombreuses interventions (qui relevaient du souvenir biographique, de l’analyse historique, du questionnement politique) rendent difficile de proposer un compte rendu analytique: le risque serait de perdre la perspective d’ensemble sur les multiples facettes du problème colonial abordées. Il est possible en revanche de faire ressortir, au miroir des études d’Yves Benot et des commentaires qu’ils ont provoqués, les enjeux à la fois politiques et culturels du problème colonial en France, et de suivre certaines des grandes lignes du développement du débat culturel et historiographique à ce sujet.
La première session de la journée, consacrée aux premières études d’Yves Benot - et notamment à son Diderot, de l’athéisme à l’anticolonialisme (1970) - a réexaminé les enjeux de la redécouverte de la pensée coloniale des Lumières au XXe siècle. A’ côté de l’étude de Gabriel Esquer sur Raynal, l’Anticolonialisme au XVIIIe siècle (1951) le livre de Benot témoigne en effet de la fortune de la catégorie d’«anticolonialisme» dans les années 1950-1970, un courant qui n’a pas fini de susciter le débat[5]. Les orateurs ont indiqué plusieurs pistes de recherche pour apprécier le développement des études coloniales en France dans le contexte culturel et politique de cette période. La redécouverte de la pensée anticoloniale des Lumières au cœur du XXe siècle relève ainsi de facteurs multiples, qui restent à évaluer dans le détail : les secousses de la décolonisation et des mouvements de libération africains jouèrent certes un rôle important, mais aussi l’apparition d’idéologies tiers-mondistes et la remise en question des idées reçues sur les rapports internationaux et les dynamiques du capitalisme, parfois même un repli des nations occidentales sur elles-mêmes[6]. C’est justement à ces problèmes qu’Yves Benot s’est attelé. Évoquant le milieu culturel des études de Benot, Roland Desné a ainsi rappelé l’attitude de la gauche française (le Parti communiste) envers la culture des Lumières dans les années 1950-1970, et notamment le programme de diffusion de cette culture par des initiatives telles que la série des «classiques du peuple», dans laquelle publiaient Jean Varlot et Jacques Proust. Les textes philosophiques et littéraires de Diderot étaient pour eux une référence incontournable, un matériel précieux à diffuser en raison du renouvellement culturel qu’il prônait, des élans critiques et révolutionnaires, des valeurs de liberté qu’il transmettait. Au sein de ce groupe Benot soulève l’étonnement et l’embarras par sa façon d’exploiter les manuscrits : il édite en effet très rapidement et dans un style qui se détache de la tradition académique d’abord des textes littéraires (Le pour et le contre, 1954, Mystification, 1954) et ensuite, dans la série des «classiques du peuple», une anthologie d’écrits politiques[7] qui est l’étape préalable à son étude du 1970, Diderot, de l’athéisme à l’anticolonialisme. Celle-ci fait ressortir, dans les passages rédigés pour l’Histoire des deux Indes, les appels de Diderot à la liberté et à la révolte, en valorisant son message politique et sa critique à la colonisation par la force et le pouvoir. Tout en s’enracinant dans une très riche information documentaire et une solide érudition, la lecture de Benot s’éloigne ainsi d’une démarche méthodologique et d’une interrogation des textes illustrées par Michèle Duchet un an plus tard : empruntant un parcours différent, son Anthropologie et politique au siècle des Lumières (1971) conclue en effet aux implications colonialistes du discours anthropologique des Lumières et de l’Histoire des deux Indes[8]. La rencontre et la confrontation directe entre ces deux chercheurs n’a pas eu lieu, comme Roland Desné l’a rappelé dans un touchant souvenir. C’est là une trace des rapports contrastés de Benot au monde de l’Université, de son choix délibéré de se situer en dehors de la recherche institutionnelle, comme d’autres épisodes le confirment, par exemple l’adhésion tardive à la Société française des études sur le XVIIIe siècle, alors qu’il était l’un des chercheurs les plus actifs dans le domaine.
Loin de se contredire, les deux facettes, littéraire et anticoloniale, des études d’Yves Benot sur Diderot étaient complémentaires, comme Gian Luigi Goggi l’a montré. La rhétorique de Diderot, la force de son imagination et de ses paradoxes portaient la critique des abus de pouvoir de la colonisation européenne, en même temps qu’elles nourrissaient un message de liberté et d’indépendance qui aux yeux de Benot constituait son héritage le plus important[9]. Poursuivant cette intervention, Samir Amin[10] a insisté sur le militantisme sous-jacent les études de Benot. Ce militantisme, qui dans les années 1960 conduit Benot à s’engager dans les mouvements indépendantistes africains (dont il étudia les idéologies : Idéologies des indépendances africaines, 1969 et Indépendances africaines. Idéologies et réalités, 1975), inspire également la redécouverte de la pensée anticoloniale du XVIIIe siècle. Cette redécouverte se chargeait aussi d’une signification politique interne au débat communiste : insistant sur les valeurs égalitaires et révolutionnaires des Lumières, Benot contrastait avec les interprétations des courants savants de Russie qui inscrivaient ce phénomène dans le socle de la culture bourgeoise, capitaliste et proto-impérialiste.
3. Si les éléments ainsi évoqués esquissent l’imposant contexte socio-culturel des études coloniales au milieu du XXe siècle et précisent la contribution d’Yves Benot, tout au long du déroulement de la journée le problème colonial s’imposait comme horizon historique de longue durée et référence incontournable dans l’histoire nationale française. La perspective de l’historien se trouve ainsi déplacée par rapport à l’analyse interne de l’identité nationale, et replacée dans un contexte où la nation se construit par la confrontation aux problèmes et aux civilisations qu’elle rencontre. Benot a ainsi incontestablement montré, en raisonnant à une échelle globale, que l’identité nationale est le résultat de ces rapports multiples et d’une implication réciproque à plusieurs niveaux (social, économique, politique, culturel) entre métropoles et colonies. L’histoire nationale de la France ne peut se faire en dehors de cette articulation. L’importance de cette démarche et son actualité ne doivent pas être sous-estimées. En effet, comme cela a été souligné plusieurs fois, une simple lecture de la chronologie française du point de vue délocalisé de ses colonies peut favoriser une appréciation de l’histoire nationale à une échelle supérieure : 1804, année du sacre de Napoléon, correspond à l’indépendance de Saint-Domingue (Haïti) ; l’échec en 1802 du beau-fils de celui-ci, le général Leclerc, à Saint-Domingue même, où il avait été envoyé pour réprimer la révolte, symbolise la première défaite de l’Empire[11]. Ainsi, bien au-delà d’une dispute politique et idéologique des années 1950-1970, l’anticolonialisme des Lumières, les élans indépendantistes et révolutionnaire de la pensée de Diderot ne constituent selon Benot qu’une facette du problème colonial, qui dans son ensemble et dans sa longue durée construit la civilisation française. La cohérence de cette approche aboutit à une histoire de la France se construisant « en dehors d’elle-même», dont le cours a été mis en valeur par les études de Benot.
Cette construction se déroule autour de deux problèmes dont Benot a suivi le développement : celui de l’esclavage et celui des indépendantismes. Tous les deux, ils déterminent une dynamique non linéaire, certainement pas progressive mais pas régressive non plus. Les périodes révolutionnaire et napoléonienne en sont le premier jalon. Les commentaires historiographiques de Marcel Dorigny et de Bernard Gainot, renforcés par les souvenirs de Léo Élisabeth et de Jean Metellus, ont bien montré l’impulsion donnée par Yves Benot au débat sur l’esclavage et sur les tensions entre idéaux universels et pratiques de soumission, contribuant ainsi à articuler le passé colonial à la mémoire historique. Les recherches sur Haïti que Benot a poursuivies et encouragées – Marcel Dorigny a évoqué 1802 : rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises[12] - répondaient précisément au souci de contraster une « vulgate » de l’histoire de l’abolitionnisme trop linéaire et oublieuse de ses tensions internes. En 2003 Benot publiait aussi un ouvrage exemplaire : La modernité de l’esclavage, Essai sur la servitude au cœur du capitalisme[13]. Il ne s’agit pas là que d’une étude – déjà imposante - des rapports entre esclavage, colonisation et commerce ; l’esclavage est saisi comme problème de l’humanité à l’échelle universelle, évoluant selon des dynamiques qui se transforment aux fils des années et dont les métamorphoses doivent être examinées par une étude comparative des rapports qui en règlent les spécificités. Benot a ainsi reconstruit les poussées et les moments d’arrêt dans les dynamiques de l’esclavage, ses adaptations aux contextes, ses composantes culturelles et matérielles, sans oublier la voix des « autres », c'est-à-dire celle des esclaves, notamment par leurs insurrections. Le résultat est double : d’un côté une vue d’ensemble de l’esclavage comme phénomène de longue durée qui ne cesse de revenir, jusqu’à nos jours, sous des formes renouvelées ; de l’autre un précis de ses spécificités économiques, idéologiques, sociales et politiques à l’époque moderne. Les souvenirs de Bernard Gainot ont également mis en valeur la contribution d’Yves Benot au renouvellement des recherches sur l’esclavage ; c’est le cas, en effet, de la remise en cause du rôle de l’esclavage dans le développement du capitalisme anglais, un problème soulevé par des recherches récentes dont Benot invitait à tenir compte, lui-même ayant abordé cette question dans des termes plus généraux[14]. Il reste encore à remarquer, par rapport au débat grandissant sur la mauvaise conscience européenne dans l’appréciation de la dimension criminelle et violente de l’esclavage, que là aussi Benot a pris la parole, en opérant une distinction entre les crimes quotidiens - très souvent refoulés de la mémoire historique et nationale au XIXe et XXe siècles - et l’esclavage comme phénomène reçu et assimilé au cœur des sociétés modernes sous des formes et des échelles différentes (à partir d’un imaginaire colonial largement répandu jusqu’aux expositions humaines). En effet, s’ouvre par là un domaine de recherche inédit, que les études récentes sont désormais en train de défricher, en s’intéressant aux effets de la situation coloniale qui ont structuré les sociétés contemporaines, au-delà de la propagande affichée, sous différentes formes, dans le cinéma, dans l’iconographie, dans les discours de genre[15]. Non seulement études érudites sur les expositions humaines, mais aussi associations culturelles et rétrospectives cinématographiques se proposent ainsi de faire ressortir les différents niveaux d’assimilation de l’imaginaire colonial dans les sociétés modernes. Les interventions des protagonistes de la redécouverte de ce riche imaginaire colonial ayant rencontré et collaboré avec Yves Benot (Oliver Barlet, président d’«Africultures»[16], François Gèze directeur des Édition la Découverte, et plusieurs journalistes) ont illustré par leurs témoignages la contribution d’Yves Benot à cette redécouverte, mais aussi les difficultés qui ont entravé ce processus.
4. Le deuxième fil conducteur de la journée d’études portait sur le lien problématique entre la métropole et ses colonies, les enjeux idéologiques de la poussée coloniale française et la construction de l’identité nationale par ces idéologies. Comme Benot l’a montré, le problème colonial porte atteinte à l’élargissement des droits universels que la Révolution et la République proclament : loin d’adoucir la soumission coloniale, l’universalité des droits ne fait qu’accentuer le contraste entre métropole et territoires dépendants, ce qui aboutit à une contradiction de l’idéologie égalitaire et universaliste que la Révolution avait enfantée. Les différentes inflexions que l’idéologie révolutionnaire assume en rapport avec le milieu colonial engendrent bientôt une idéologie impériale, qui prend son essor à l’époque napoléonienne et se poursuit à différents moments de l’histoire française. Là aussi Benot a abordé un sujet dont l’actualité et l’importance se trouvent confirmées chaque jour ou presque dans le débat français. Massacres coloniaux, 1944-1950 : la IV° République et la mise au pas des colonies françaises (1994) explore l’aboutissement de cette expérience ; la réticence française à reconnaître au niveau juridique et constitutionnel les valeurs de liberté et d’auto-détermination proclamés par la Révolution correspond en effet au virage du nationalisme vers une idéologie impériale[17]. La transition de la République à l’Empire de Bonaparte constitue la première étape du passage de l’ancien modèle colonial à l'identité impériale moderne. Deux ouvrages novateurs et audacieux ont été consacrés par Benot à l’étude de cette évolution : La Révolution française et la fin des colonies (1988) et La démence coloniale sous Napoléon (1992). Les tensions coloniales sont ainsi prises en compte à part entière dans la construction de l’histoire nationale. Celle-ci s’enrichit d’ailleurs par des études ancrées dans les localités et centrées sur les phénomènes de décolonisation selon des trajectoires divergentes : d’un côté la rupture violente et révolutionnaire de la colonie de Saint-Domingue qui conduit aux «origines d’Haïti» [18], de l’autre un processus bloqué de réforme aboutissant d’abord à une «impasse», dans la répression ensuite (La Guyane sous la Révolution, ou l’impasse de la révolution pacifique, 1997). L’ouvrage récent de Laurent Doubois, A Colony of Citizens: Revolution and Slave Emancipation in the French Caribbean, 1787-1804[19], qui a gagné le Frederick Douglass Prize, nous semble témoigner de la continuité de cet intérêt pour les inflexions des idéaux universalistes proclamés par la Révolution au-delà des frontières métropolitaines, et pour les évolutions politiques d’une République qui se transforme progressivement en Empire. Les recherches de Benot insistent d’ailleurs continuellement sur les discours idéologiques et les pratiques politiques s’entremêlant comme les deux facettes de l’étude du problème colonial ; il s’agit de mettre le langage et la philosophie des droits à l’épreuve des politiques de la raison d’État, d’historiciser la genèse moderne des valeurs tenues pour universelles. Là encore l’activité d’Yves Benot a été remarquable : Grégoire et la cause des nègres : combats et projets (1789-1831) en témoigne[20]. Comme Marcel Dorigny l’a souligné, ces études ont énormément contribué à la mise en valeur des années 1750-1850 comme un tournant dans les discours et les pratiques coloniales françaises. Cette idée a d’ailleurs animé l’activité d’Yves Benot en tant que président de l’Association pour l’étude de la colonisation européenne (1750-1850), qui se propose de promouvoir les recherches sur les problématiques esclavagistes et coloniales pour atteindre une compréhension plus complète des mouvements révolutionnaires et des racines fragiles de la civilisation contemporaine.
Les problématiques jusques là touchées débouchent spontanément sur l’actualité du débat colonial en France, dont la journée d’étude sur Yves Benot a offert deux pistes d’analyse très contrastées : l’issue des indépendantismes africains et l’héritage colonial dans la société française. Il n’est pas surprenant que le climat politique et les urgences sociales aient eu des répercussions dans le débat : un public varié d’écrivains, de réalisateurs et de chercheurs issus des anciennes colonies a pris la parole pour commenter, critiquer et remettre en question la politique française à l’égard de ses anciens domaines coloniaux, ainsi qu’en métropole. L’amertume pour des politiques récentes perçues comme discriminatoires et racistes l’a parfois emporté sur les convenances, et a donné lieu à des interventions passionnelles qui n’ont néanmoins nullement troublé le climat de dialogue et d’échange d’idées. Au-delà des formes d’extériorisation du débat, le questionnement revenait constamment au problème de fond, la construction contrastée de la culture et de la mémoire coloniales, et la possibilité d’assumer le passé colonial en tant qu’élément partagé de l’identité actuelle. De nombreuses considérations ont été développées par rapport au rôle des études de Benot dans la réappréciation de ce passé colonial.
5. L’héritage de ces études a d’abord été reconnu dans la redécouverte militante de l’anticolonialisme comme fil conducteur de l’histoire moderne et contemporaine, et comme apprentissage problématique de liberté (c’est le cas des considérations de Samir Amin). La complexité de la mémoire coloniale est cependant loin d’avoir été entièrement explorée. Les nouvelles perspectives de recherche récemment mises en œuvre appellent une mise en perspective avec les études de Benot. Les rapprochements sont nombreux, mais la filiation n’est ni automatique, ni voulue. C’est le cas des recherches récentes portant sur les politiques de violence perpétrées par les régimes coloniaux à l’âge contemporain et les hypocrisies qui les ont longtemps cachées. S’il s’agit là d’un rétablissement de la vérité historique solidaire et cohérent avec les études de Benot (Massacres coloniaux ne pouvait pas ne pas être évoqué), certaines des interventions ont aussi mis en évidence les limites de cette démarche quand elle en reste à une énumération de chiffres ou à un répertoire de citations issues de différents auteurs. En effet, les recherches de Benot invitent au contraire à dépasser les données événementielles pour se placer dans le terrain de la recherche historique, en analysant les phénomènes de violence dans leurs causes, leurs formes, leurs rapports aux idéologies et aux politiques, leurs réceptions. Des ouvrages récents animent le débat, comme celui d’Olivier Le Cour Grandmaison, qui est intervenu lors de la journée d’études avec une dénonciation quelque peu rhétorique des crimes coloniaux: son Coloniser, Exterminer (2005) est par contre une étude articulée, riche d’intéressants outils conceptuels pour penser le phénomène colonial comme moment de formation de pratiques de violence issues des situations de domination et exportables selon les lieux et les moments: on est redevable à l’auteur du développement du concept de «champ d’expérience», de l’insistance sur les importations en métropole des pratiques de répression élaborées dans le milieu colonial, en même temps que du rappel des discontinuités et des spécificités qui accompagnent ces transferts[21]. L’importance de ce retour critique sur l’expérience coloniale française pour l’appréciation des racines républicaines ne saurait être sous-estimée. Il reste à savoir si cette expérience coloniale doit être réduite aux politiques de violences dont elle serait la source, et surtout dans quelle mesure la représentation du passé qui en découle peut prendre place dans la mémoire nationale, ou bien risque d’en interdire la possibilité même.
La dernière séance de la journée, organisée autour d’un ouvrage collectif au titre évocateur, La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial (2005) a donné la preuve du développement des études coloniales en France et de leur enracinement dans le présent. En poursuivant un programme lancé par Culture coloniale : la France conquise par son empire, 1871-1931 (2003), ce recueil d’études témoigne de l’orientation la plus récente des recherches ; elle s’inscrit dans une approche inspirée par les post-colonial et les subaltern studies essayant d’interroger, voire de renverser ou de démasquer la logique européocentriste dominant – selon eux – la mémoire collective et les représentations des phénomènes coloniaux : les notions de «capitalisme», d’«universalisme», de world history ont ainsi été confrontées à des concepts alternatifs tels que «rule of colonial difference», «dominance without hegemony», «cultural displacements», «provincialisation de l’Europe»[22]. En France d’ailleurs cette optique de recherche s’éloigne du problème de l’«histoire globale» et des rapports de l’Europe au Monde qui intéresse les post-colonial studies, pour se concentrer plus spécifiquement sur les «tensions» et les «effets» de longue durée trop souvent méconnus de la situation coloniale dans l’identité nationale. Selon cette optique, le refus de prendre en compte le passé colonial et l’amputation de la part coloniale de l’histoire française auraient récemment ouvert des fractures identitaires affectant les champs très divers, mais intégrés, du social, du politique, du culturel au sens large[23]. Les problèmes de la citoyenneté, de l’assimilation, de l’exploitation, des expositions humaines et de l’immigration viennent d’être redécouverts et repensés au filtre des dynamiques de domination occultes ou explicites et par rapport à leurs permanence masquée jusqu’à nos jours.
6. Le rapprochement répété de cette démarche avec les études d’Yves Benot amène quelques réflexions. Sans aucun doute ces nouvelles approches partagent avec les recherches de Benot la conviction qu’il est important d’intégrer les périphéries coloniales dans l’histoire nationale, et que cette histoire constitue de plein droit une partie importante de l’histoire française. En même temps, les résultats produits par cette démarche commune ne manquent pas de s’en éloigner sous d’autres rapports. C’est justement le cas, nous semble-t-il, de l’appréciation des articulations de la situation coloniale à l’échelle de l’histoire nationale. La redécouverte des tensions dans l’histoire des États européens modernes, et de la France en particulier, favorise à coup sûr une meilleure appréciation des problèmes qui traversent les sociétés contemporaines et des idéologies faisant appel aux «guerres des civilisations» : les discours et les pratique racistes, la question de la citoyenneté, de l’inclusion et de l’exclusion des peuples colonisés, des droits civils et du gouvernement des colonies. Néanmoins, loin de promouvoir la réconciliation de la mémoire, l’attribution de ces tensions à un passé dont la conscience aurait été éloignée ou cachée au profit de la construction d’une identité métropolitaine épurée, semble manquer le but que cette redécouverte du passé voudrait atteindre. Le risque, nous paraît-il, est que la fracture coloniale se présente en tant que rupture de la co-implication que l’on voudrait faire ressortir à l’échelle de l’histoire intégrée de la métropole et ses colonies. Le fait colonial continue à être représenté comme un phénomène unidirectionnel, selon une polarisation des dynamiques de domination et de résistance qui ne laisse pas s’installer une vision apaisée et réciproque; il semble par ailleurs traversé par des zones d’ombre dont la mémoire serait impossible à récupérer, mais qui contrastent par leur obscurité même avec les récits officiels. Les études d’Yves Benot montrent qu’au contraire l’appréciation du problème colonial et de son héritage ne se réclame pas d’une fracture opposant le colonial au post-colonial, mais de la perspective de la longue durée du temps historique et des espaces intégrés : ici, les rapports entre centre et périphérie, et entre races et cultures, les hiérarchies économiques et les dominations politiques s’articulent selon des directions changeantes, engendrant des contaminations et des conséquences qui structurent l’identité nationale.
Les recherches de Benot sur l’esclavage et sur l’empire témoignent de la fécondité de cette démarche. Les barrières chronologiques entre le présent et le passé sont franchies, remplacées par les métamorphoses de l’esclavage aux différentes époques ; les tensions entre la patrie et les autres peuples s’estompent dans la problématique de l’empire, c'est-à-dire dans les politiques incertaines et contradictoires de l’assimilation et de l’exclusion. Il ne s’agit donc pas d’une fracture qui se poserait entre le passé colonial et le présent post-colonial, mais des inflexions et des présences de ce passé dans notre quotidien. Un quotidien dont les composantes sociales et culturelles s’enracinent dans les discours et les pratiques du passé qui ne cessent de revenir à notre conscience et de faire débat : idéologies de l’Empire qui vont de l’époque de Bonaparte à la Troisième République, systèmes esclavagistes s’intégrant dans les dynamiques du développement économique et capitaliste des pays européens, mais aussi élans révolutionnaires et indépendantistes qui traversent les époques et se répandent dans le monde, de l’âge des Lumières jusqu’à la décolonisation. En explorant toutes ces dimensions, Yves Benot a contribué de manière décisive au développement et au renouvellement des études coloniales[24].
[1] Le 29 novembre 2005, la pluralité des voix à l’Assemblée a rejeté la proposition du Parti Socialiste visant à abroger l’article 4 de ladite loi.
[2] Le décret du 8 novembre 2005 proclamant l'état d'urgence pour faire face aux désordres dans les banlieues (prorogé ensuite pour trois mois par la loi du 18 novembre) remet en œuvre, à quelques modifications près, la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 «instituant un état d'urgence et en déclarant l'application en Algérie». L’application de cette loi sur le territoire de la France métropolitaine est une première : elle a été appliquée en 1955, 1958 et 1961 en Algérie, en 1984 en Nouvelle Calédonie (voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/État_d’urgence#1958). Pour ce qui est de l’imaginaire et du langage colonial employés pour les banlieues, voir D. LAPEYRONNIE, La banlieue comme théâtre colonial, ou la fracture coloniale dans les quartiers, dans La Fracture coloniale. La société française au prisme de l'héritage colonial sous la direction de P. Blanchard, N. Bancel, S. Lemaire (Paris: La Découverte, 2005), p. 209-218 (pointant justement les rapprochements entre certains termes issus de la situation de domination coloniale et ceux qui se rapportent aux banlieues, cette démarche analytique se radicalise au point de refuser aux acteurs sociaux impliqués toute volonté et possibilité de favoriser l’intégration de la banlieue dans le tissu urbain, politique et économique).
[3] La Fracture coloniale, et Culture coloniale: La France conquise par son empire, 1871-1931 sous la direction de P. Blanchard, S. Lemaire, (Paris: Éd. Autrement, 2002) : ces études seront discutées dans la dernière partie du compte rendu.
[4] Par ailleurs, la carrière d’Yves Benot témoigne de ses rapports contrastés à la culture institutionnalisée: n’étant pas intéressé par le statut de professeur des Universités, il n’a pris le titre de «docteur ès lettres» qu’en 1976, à l’âge de 56 ans, et avec une certaine discrétion. Il a été professeur dans plusieurs lycées, au Maroc, en France, ainsi qu’en Guinée et au Ghana. Une esquisse biographique d’Yves Benot par Marcel Dorigny est publiée dans cette revue, http://www.cromohs.unifi.it/10_2005/dorigny_benot.html. Voir aussi l’esquisse par Roland Desné et Marcel Dorigny dans Y. BENOT, Les Lumières, l’esclavage, la colonisation, textes réunis et présentés par Roland Desnier et Marcel Dorigny (Paris : Éditions La Découverte, 2005), pp. 5-15.
[5] S. MUTHU, Enlightenment against the Empire, (Princeton: Princeton University Press, 2003), S. DAS, Myths and Realities of French Imperialism in India, 1763-1783 (New York: Peter Lang, 1992), et M. MERLE, L’anticolonialisme, dans Le livre noir du colonialisme, sous la direction de M. Ferro (Paris, Laffont, 2003), pp. 611-645.
[6] Cf. Colonisation: droit d’inventaire, sous la direction de C. Liauzu (Paris: Colin, 2004), p. 5.
[7] DIDEROT, Textes politiques, préface et notes par Yves Benot (Paris : Éditions sociales, 1960).
[8] Comparer avec le texte de Duchet: «aussi avons-nous jugé nécessaire de dénoncer le mythe de l’anticolonialisme des philosophes, et de ramener leur campagne en faveur des nègres et des Indiens à des justes proportions»: M. DUCHET, Anthropologie et politique au siècle des Lumières (Paris: Albin Michel, 1971, 1995), p. 18.
[9] S’intéressant aux insurrections coloniales dans l’histoire française contemporaine, Benot rapprochait le droit d’insurrection de l’anticolonialisme de Diderot : «cette réflexion [sur l’idéologie coloniale en France au XXe siècle et sur ses résistances] ne peut que nous ramener à la question centrale du droit à l’insurrection, reconnu par la première Constitution française de 1946 [...]. Rappelons que, quelques années avant cette Constitution de l’An I qui l’avait pour la première fois consacré, Diderot voyait dans l’insurrection un droit de tout homme qu’on opprime, et même de celui que l’on n’opprime pas»: Y. BENOT, Massacres coloniaux. 1940-1950: la IVe République et la mise au pas des colonies françaises (Paris: Éditions la Découverte [1994] 2001), p. 6.
[10] Directeur du Forum du Tiers Monde, Président du Forum mondial des alternatives.
[11] Y. BENOT, La Révolution française et la fin des colonies, 1789-1794 (Paris: Éditions la Découverte, 1987, 2004), p. 10.
[12] 1802: rétablissement de l’esclavage dans le colonies françaises. Aux origines d’Haïti: ruptures et continuités de la politique coloniale française, 1800-1830. Actes du colloque international tenu à l’Université de Paris VIII les 20, 21 et 22 juin 2002, sous la direction d’Yves Benot et Marcel Dorigny (Paris: Maisonneuve & Larose, 2003).
[13] Paris: Éditions la Découverte, 2003.
[14] Y. BENOT, La modernité de l’esclavage. Essai sur la servitude au cœur du capitalisme (Paris : Éditions la Découverte, 2003), pp. 40-49, 150-166.
[15] Y. BENOT, La modernité de l’esclavage, p. 246. Une vue d’ensemble des études récentes sur les représentations de l’impérialisme français est offerte par E. T. JENNINGS, Visions and Representations of French Empire, “The Journal of Modern History”, 77 (September 2005), pp. 701-721. Parmi les initiatives organisées à Paris en 2005 sur l’imaginaire colonial, signalons le cycle de projections au Centre Pompidou, dont plusieurs séances ont fait salle comble.
[16] Africultures est une association qui souhaite « informer et proposer une réflexion sur les expressions culturelles contemporaines d'origine africaine ou sur l'Afrique ». Elle dispose d’une revue et d’un riche site internet <http://www.africultures.com>. Olivier Barlet est critique cinématographique, auteur d’études sur ce sujet et maintenant responsable des activités et sites internet de la revue et président de l'association Africultures.
[17] Voir les pages sur l’Union française de la IVe République, où les soucis d’Herriot que la France puisse être transformée en «la colonie de ses colonies» témoignent de la politique nationaliste: Y. BENOT, Massacres coloniaux, p. 86-92.
[18] 1802: rétablissement de l’esclavage dans le colonies françaises.
[19] L. DUBOIS, A Colony of Citizens: Revolution and Slave Emancipation in the French Caribbean, 1787-1804, (Williamsburg - Virginia: University of North Carolina Press, 2005).
[20] Grégoire et la cause des nègres : combats et projets (1789-1831), sous la direction d’Yves Benot et de Marcel Dorigny, Paris : Société française d’histoire d’outre-mer et Association pour l’étude de la colonisation européenne, 2000). Il faut signaler également le récent recueil: Y. BENOT, Les Lumières, l’esclavage, la colonisation, qui propose des études de Benot classées selon ses trois principaux domaines d’intérêt: l’Afrique des indépendantismes, la culture coloniale des Lumières, l’esclavage et l’abolitionnisme. L’intérêt de ce recueil repose non seulement sur le fait d’offrir des études rares (parfois inédites), mais surtout de regrouper les multiples facettes du problème colonial et d’en permettre une vision d’ensemble.
[21] O. LE COUR GRANDMAISON, Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’État colonial (Paris: Librairie Arthème Fayard, 2005), pp. 7-28 pour les précisions méthodologiques.
[22] Voir P. CHATTERJEE, The Nation and its Fragments (Princeton: Princeton University Press, 1993); After Colonialism: Imperial Histories and Postcolonial Displacements, G. Prakash ed. (Princeton: Princeton University Press, 1995); R. GUHA, Dominance without Hegemony (Cambridge-London: Harvard University Press, 1997), D. CHAKRABARTY, Provincializing Europe (Princeton-Oxford: Princeton University Press, 2000).
[23] La fracture coloniale, p. 12, 14-15, 26, et passim.
[24] Je tiens à remercier Audrey Provost pour l’aide offerte dans la révision de ce texte.