1. Le monde islamique, proche et lointain à la fois, fascine l’Europe
des Lumières, et le XVIIIe siècle se clôt
sur des expéditions militaires vers des pays islamiques: la première
expédition de la nouvelle république américaine fut
entreprise contre Tripoli, et la brève conquête napoléonienne
de l’Egypte est suivie au XIXe siècle par celle,
plus durable, de l’Algérie. Nous avons ainsi une tendance à
tout voir à travers ces expéditions et à la lumière
des opinions qui en sont sorties. En fait, cependant, les relations entre
l’Europe du XVIIIe siècle et le monde islamique
furent nettement plus complexes et même contradictoires: dans le Dictionnaire
de Bayle, comme dans l’Encyclopédie, on trouve des positions
contrastées, ce qui indique bien la difficulté de caractériser
de façon unilatérale la vision de cet Autre. A cette complexité
répondent des différences d’interprétation parmi
les spécialistes modernes. Edward Said, dans une interprétation
influente mais aussi contestée, souligne la domination par l’Europe
de l’Orient en général et du monde islamique en particulier,
et sur la construction d’un Orient soumis par l’Occident[1].
Ceci me semble beaucoup plus vrai du XIXème siècle (c’est
à dire depuis la conquête coloniale), mais pour le XVIIIe
les choses sont moins simples: à côté de préjugés
traditionnels et très répandus nous constatons des tentatives
de comprendre ce monde autrement, même si la sympathie des Lumières
pour le monde islamique ne doit pas être exagérée. Les
perceptions de cet autre monde étaient toujours colorées non
seulement par des débats strictement européens, mais par la
réalité politique.
Au début du XVIIIe siècle le monde islamique était
en général ce monde voisin, étrange et familier à
la fois, perçu comme potentiellement menaçant. Il était
essentiellement représenté par l’empire ottoman, qui
occupait l’est et le sud de la Méditerranée et une grande
partie des Balkans, et le mot Turc était ainsi synonyme de ‘musulman’[2].
L’armée ottomane était encore arrivée jusqu’aux
portes de Vienne en 1683, et pendant la première moitié du
siècle au moins, malgré la fin de son expansion vers l’ouest
marquée par le Traité de Karlowitz en 1699, la Porte était
toujours perçue comme une menace, d’autant plus que les corsaires
musulmans s’attaquaient au commerce maritime en Méditerranée.
Les voyageurs pouvaient toujours craindre d’être pris par des
Barbaresques et retenus captifs (‘esclaves’ comme disaient les
Européens) en attendant qu’on paie leur rançon[3].
Mais l’empire était en déclin et sa technologie militaire
en retard par rapport à celle des Européens: à travers
le siècle, la conscience grandissante de sa faiblesse et de son infériorité
par rapport aux puissances européennes fait de l’Empire ottoman
davantage un objet de curiosité que de peur. C’est un enjeu
de la concurrence entre la Grande-Bretagne et la France, car les Français
jouissent de relations nettement plus favorables avec la Porte, et leur
commerce y est plus florissant. En même temps, l’affrontement
entre Ottomans et Russes pendant la deuxième moitié du siècle
complique les manœuvres diplomatiques, car la France soutient la Porte
par crainte des ambitions russes. La guerre désastreuse contre les
Russes en 1768, qui termine en 1774 avec un traité qui force Istanbul
à céder la Crimée, semble fournir la preuve de la faiblesse
ottomane, et même de la chute imminente de l’Empire. Ainsi les
Ottomans se trouvent impliqués dans les manœuvres diplomatiques
européens; comme l’écrit un historien: «the Ottomans
became more dependent for survival on Europe’s system of international
relations, that is to say, upon the determinants of the European balance
of power»[4]. Dans cet article
on étudiera plus particulièrement la façon dont ces
données politiques conditionnent le débat sur l’empire
ottoman dans la deuxième moitié du siècle, après
un rappel des aspects principaux de la perception du monde islamique dans
laquelle s’inscrit ce débat.
2. Au XVIIIe siècle, le monde musulman, qui faisait partie
du monde ‘civilisé’ et familier par certains côtés,
excite la curiosité des Européens et un soif de connaître,
mais les attitudes à son égard ne sont pas exemptes de contradictions.
D’un côté, il ne faut pas oublier que depuis le Moyen
Âge l’islam est l’ennemi par excellence, une religion
survenue après le christianisme et se posant en rival. Le discours
sur cette religion et sur ce monde ne pouvait être que celui de l’affrontement,
et la connaissance qu’on pouvait acquérir de ce qu’on
appellait la religion ‘musulmane’ ou de la langue arabe était
destinée à servir avant tout à la polémique.
Les stéréotypes présentant le Prophète comme
l’antéchrist ou comme un imposteur étaient loin d’avoir
disparu, surtout dans la littérature populaire, mais on trouve aussi
autre chose. Avec le recul de la menace représentée par l’islam,
on constate une nouvelle curiosité et un désir d’acquérir
de vraies connaissances sur cette civilisation. Même si le développement
des études de la langue arabe, avec la création de chaires
dans plusieurs universités au XVIIe siècle, est
tributaire des études bibliques, elle pouvait cependant mener à
une meilleure compréhension, bien que la première traduction
française du Coran, par du Ryer en 1647, continue la tradition médiévale
du dénigrement. La Bibliothèque orientale de Barthélemy
d’Herbelot, publiée par Galland en 1697, encyclopédie
d’une érudition impressionnante fondée en grande partie
sur des sources arabes, reste un ouvrage très important de référence
pendant tout le XVIIIe siècle. En même temps, nombre
de traductions latines d’ouvrages arabes voient le jour à travers
l’Europe, même si ceux qui tentent d’éviter l’esprit
de polémique encouraient l’accusation d’irréligion
ou étaient dénoncés comme des convertis secrets. La
marge de manœuvre était donc étroite pour ceux qui souhaitaient
répondre à la curiosité indéniable du public
cultivé pour l’islam, et en même temps contrer les préjugés
qui empêchaient une vraie connaissance. Ce qui n’a pas empêché
de nombreux auteurs de le tenter. Richard Simon écrit en 1684 De
la créance et des coutumes des Mahométans, «afin
que ceux qui voyagent en Levant se défassent de quantité de
préjugés qu’ils ont contre cette Religion»[5].
Le Hollandais Adrian Reland publie De religione mohammedica en 1705,
ouvrage qui entreprend de détruire certains préjugés
anti-musulmans. Et l’abbé Le Mascrier écrit dans sa
préface à l’ouvrage de Benoît de Maillet sur l’Egypte
que sa description de la bonté des Turcs envers leurs esclaves «contribuera
peut-être à faire revenir quelques personnes peu instruites
des faux préjugés qu’elles se sont formés au
désavantage de cette nation»[6].
Cet esprit d’ouverture se manifeste surtout dans la traduction anglaise
du Coran par Sale en 1734, avec une préface qui s’élève
contre l’image déformée du Prophète et qui montre
plus de compréhension pour Mohamed et pour l’islam. Il fut
donc, en conséquence, accusé lui aussi d’irréligion
ou même d’être un musulman clandestin: pour la Universal
History (dont il fut à l’origine l’un des auteurs)
son livre ressemble plutôt à une apologie de Mohammed et du
Coran et même de leurs cruautés envers les Chrétiens[7].
Mais son ouvrage, comme des récits de voyage ou des histoires fondées
sur une grande connaissance des textes arabes, resteront autant de sources
pour tous ceux qui écrivent sur l’islam au XVIIIe
siècle, et malgré leurs imperfections ils contribuèrent
à une meilleurs connaissance des pays islamiques, et aussi à
battre en brèche certains préjugés[8].
3. Un des aspects du monde musulman sur lequel les connaissances sont difficiles
à obtenir concerne la condition de la femme, généralement
perçue comme étant peu enviable. Il y a bien sûr la
fascination du sérail, de ce monde fermé, et du luxe et de
la volupté qui sont censées y régner. Ces femmes sont
représentées, comme dans les Lettres persanes, comme
les esclaves tristes des despotes, mais autrement on ne montre en général
que peu d’intérêt pour elles. Un exception est Mary Wortley
Montagu, femme de l’ambassadeur britannique à la Porte dans
la première moitié du siècle, dont les lettres décrivent
le monde fermé des femmes et du sérail de Constantinople.
Elle s’attache à souligner non seulement le luxe, mais aussi
le raffinement et la culture de ce monde, et elle donne des portraits très
attachants de certaines femmes du Sultan. Mais malgré sa tentative
de contrer l’image qu’on s’en fait en général,
le stéréotype qui reste de ce monde est bien celle des femmes
qui souffrent du despotisme, comme le font d’ailleurs les hommes.
On a déjà beaucoup étudié cette question du
«despotisme oriental». C’est un stéréotype
qui parcourt le siècle, et la référence au Sultan ottoman
comme l’exemple même du despotisme est un lieu commun[9].
La présentation faite par Montesquieu dans De L’Esprit des
Lois (1748) exerce une influence durable: la notion du «despotisme
oriental» souligne la soumission absolue à une seule personne
dont la volonté est suprême, «un seul, sans loi et sans
règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices»[10].
On souligne ainsi le peu de pouvoir des lois: c’est la peur qui domine.
Sans lois, personne n’est en sécurité. Le mérite
(ou la naissance) des sujets ne compte pour rien à côté
de la faveur du souverain, qui peut les élever et les abaisser d’un
moment à un autre. C’est le règne de l’arbitraire
et non de la raison. Tous les sujets, sans exception, sont donc des esclaves
et lui vouent une obéissance totale[11].
Or, la conception du despotisme oriental elle-même, ainsi que la description
de l’empire ottoman comme incarnation d’une telle monstruosité,
sont dès l’origine un outil polémique pour les besoins
du débat politique anglais. Car la description qui inspira toutes
les autres, y compris celle de Montesquieu, fut écrite par l’Anglais
Paul Rycaut dans son History of the Present State of the Ottoman Empire
(1668), ouvrage qui connut de nombreuses éditions et traductions
à la fin du XVIIe siècle. Rycaut, qui avait passé
plusieurs années comme agent de la compagnie du Levant, ambassadeur
puis consul à Smyrne, montre dès «l’épître
au lecteur», le ton de sa description, en soulignant la tyrannie,
l’oppression et la cruauté des Ottomans à l’opposé
de la liberté anglaise[12].
Les nombreuses références au bonheur des Anglais sous le gouvernement
de la monarchie Stuart restaurée, en la personne du Roi Charles II,
constituent la stratégie principale de l’ouvrage. Rycaut, issu
d’une famille royaliste, étudiait en Espagne pendant la république
anglaise, et il fut honoré par le roi Stuart en 1685. Il utilise
son ouvrage, écrit bien sûr en partie pour répondre
à la demande du public curieux de connaître cette partie du
monde, pour soutenir la monarchie restaurée et pour s’attaquer
aux excès du gouvernement républicain des Puritains et de
Cromwell. L’Angleterre, selon lui, a beaucoup à apprendre des
Turcs car, dès qu’elle s’est soustraite à l’obéissance
au Roi, on lui a enlevé tous ses droits ecclésiastiques et
civils. Rycaut se réfère à maintes reprises aux crimes
des Puritains, et il met en parallèle la religion de ces derniers
avec l’islam (p. 18). Il en tire aussi des leçons politiques
plus directes: il souligne la nécessité d’une aristocratie
héréditaire pour empêcher que la monarchie ne devienne
une tyrannie, comme parmi les Turcs (p. 128). Son livre est en partie, et
peut-être avant tout, un texte de propagande en faveur de la monarchie
Stuart et contre les Whigs et les Puritains. C’est sans doute pour
cette raison qu’après avoir été réédité
plusieurs fois pendant la Réstauration, le livre ne connaît
pas d’autre édition après 1701. Ce qui n’empêche
pas la diffusion de l’image qu’il a créée, à
travers Montesquieu et d’autres. Volney se réfère toujours
à lui comme autorité.
4. Certains, à commencer par Mary Wortley Montagu, essaient de contrer
cette image si défavorable. Voltaire la critique, par exemple, dans
l’Essai sur les mœurs (1756-1759): tout en avouant que
ce gouvernement est loin de ressembler à celui de la France ou de
l’Espagne, et encore moins à celui de l’Angleterre, il
affirme qu’il n’est pas arbitraire en tout ou soumis aux caprices
d’un seul (ch. XCIII). En fait, il n’y a pas d’unanimité
sur le point de savoir si le despotisme du gouvernement turc est sui
generis, en tant que despotisme oriental, ou s’il peut être
comparé aux gouvernements arbitraires de l’Europe. Dans la
deuxième moitié du siècle, certains critiquent la notion
de despotisme oriental appliquée à la Porte, notamment en
Grande-Bretagne au moment où celle-ci essaie de développer
ses relations et son commerce avec la Porte pour contrecarrer l’influence
de la France[13]. Ceux qui condamnent
le despotisme turc soulignent notamment la façon dont ce gouvernement
détruit son propre pays, en semant la désolation et les ruines:
c’est un thème important de l’ouvrage du Voyage en
Egypte et en Syrie de Volney en 1787. Déjà la Universal
History oppose en permanence l’anciennes splendeur et richesse
des pays de Moyen-Orient avec les ruines actuelles, le manque de cultures,
la dépopulation et la faiblesse[14].
L’empire doit donc inévitablement tomber, face à un
peuple courageux et entreprenant[15].
Qui peut être cette nation libre et puissante sinon la Grande-Bretagne?
On peut mettre ce passage en parallèle avec un autre dans la partie
consacrée à l’Afrique du Nord, où les auteurs
appellent à la constitution d’une coalition de pays européens
pour subjuguer les corsaires barbaresques et ‘civiliser’ ces
pays en les libérant des Turcs. Ils deviendraient ainsi des marchés
pour les produits européens. De telles velléités d’expédition
s’affirment à travers le siècle, et cet appel à
la conquête de l’Afrique du Nord est repris dans L’Histoire
des Deux-Indes, ouvrage dont la description de la Barbarie souligne
également la dévastation résultant du despotisme des
Ottomans, description renforcée à travers les différentes
éditions[16]. En général,
la définition du gouvernement ottoman comme despotisme oriental s’accompagne
de visées de conquête ou simplement d’expédition
libératrice, opposées par ceux croient que ce pays peut se
régénérer sous un gouvernement éclairé.
Derrière toutes ces descriptions de désolation et de l’ignorance
des Turcs, on trouve l’idée que c’est la religion qui
y contribue puissamment. Que ce soit la forme du gouvernement, le manque
de liberté, la sujétion des femmes ou la ruine de l’agriculture,
tout est attribué à l’islam, qui équivaut à
l’ignorance. Comme l’écrit Volney, l’esprit du
Coran est «d’établir le despotisme le plus absolu dans
celui qui commande, par le dévouement le plus aveugle dans celui
qui obéit. Et tel fut le but de Mahomet: il ne voulait pas éclairer,
mais régner; il ne cherchait pas des disciples, mais des sujets»[17].
Le fatalisme des musulmans, aspect de leur religion et de leur superstition
souvent souligné par Volney, qui lui attribue également la
responsabilité de la peste qui sévit dans l’Empire (ch.
XII, § III), ne peut que contribuer à l’ignorance et au
manque de progrès que les Européens constatent dans le monde
musulman. Cet auteur rejoint donc l’hostilité traditionnelle
envers l’islam et envers son prophète[18].
Cependant, cette hostilité traditionnelle avait été
remise en question au XVIIIe siècle. Au début de
la partie moderne de la Universal History, les auteurs reconnaissent
des divergences d’opinion chez les écrivains européens
concernant le Prophète: d’un côté les auteurs
chrétiens le présentent comme un «odious impostor, contemptible
for defects of body and mind and dissolute morals»; d’autres
cependant le considèrent comme «one of the most eminent legislators»
et louent ses qualités intellectuelles, ses vertus sociales etc.
Quelques-uns même considèrent l’islam comme contenant
l’essentiel de la vraie religion sans les corruptions du christianisme,
et donc le tiennent pour le dernier grand prophète (vol. I, pt. 2,
pp. 1-2).
On pourrait citer ici le marquis d’Argens, journaliste philosophe
et déiste, qui avait visité Constantinople et l’Afrique
du Nord, et qui parle de l’islam dans ses Mémoires (1735)
et dans ses Lettres juives (1738). Tout en condamnant le despotisme
des Turcs, il loue à plusieurs reprises certains aspects de l’islam,
et il donne la parole dans un passage «Sur la religion des Turcs»
à un «grand théologien turc» rencontré
à Constantinople, qui défend les aspects de sa religion les
plus critiqués par les chrétiens, en les comparant aux dogmes
de ces derniers. Son but est surtout de démontrer que les critiques
s'appliquent aussi bien au christianisme qu’à l’islam[19].
5. En effet, l’islam est un enjeu dans les disputes religieuses européennes.
Le théologien anglais Humphrey Prideaux publie en 1697 un livre intitulé
The True Nature of Imposture fully Displayed in the Life of Mahomet,
qui reprend l’accusation traditionnelle d’imposture dirigée
contre le prophète avec l’intention proclamée de contrer
les déistes qui accusent l’église d’imposture.
Car l’islam est une arme pour les hétérodoxes et les
déistes. La critique faite par ces derniers du fanatisme chrétien
incite à louer la tolérance musulmane, car cette tolérance
fournit un exemple que l’église devait suivre[20].
De semblables présentations des Musulmans semblent être tellement
répandus que la Universal History tente d’y répondre
en soulignant l’oppression dont souffrent les chrétiens en
Asie[21].
Mais il ne s’agit pas uniquement de l’islam comme exemple de
tolérance, car certains déistes sont tentés d’y
voir une religion proche du déisme qui souligne l’unité
de dieu et qui prêche une morale pure. C’est quelquefois l’attitude
de d’Argens, qui affirme: «j’avoue que j’y trouve
des préceptes dignes de l’admiration des plus grands philosophes»[22].
Certains textes clandestins philosophiques français présentent
une telle interprétation de l’islam pour mieux condamner le
christianisme[23], et le comte
de Boulainviller décrit, dans sa Vie de Mohamed qui circule
sous forme manuscrit avant d’être publié après
sa mort en 1730, un prophète philosophe et s’érige contre
les préjugés à son égard[24].
On peut constater une utilisation parallèle de cette religion chez
les protestants unitariens ou sociniens, qui sont assez nombreux dans l’Angleterre
du début du siècle, et dont les écrits donnent lieu
à des polémiques passionnées[25].
Vers la fin du siècle, l’abbé Bergier répond
toujours à ces arguments dans l’article Mahométisme
de son Dictionnaire de théologie, où la description
de l’islam comme religion fausse, fanatique, intolérante et
ridicule sert toujours à condamner les déistes[26].
On peut dire en général que les attitudes envers l’islam
répondent le plus souvent aux intérêts et aux besoins
propres des auteurs. On constate de ce fait la coexistence chez certains
auteurs de remarques hostiles à l’Islam et d’une certaine
sympathie, comme chez Voltaire, Montesquieu, Gibbon ou Robertson. L’islam
est en même temps une religion plus tolérante ou plus pure
que le christianisme corrompu, et une religion fanatique qui prêche
le fatalisme; c’est une religion philosophique proche du déisme,
mais comme elle empêche tout progrès elle est de plus en plus
perçue comme l’ennemi des Lumières. Tout au long du
siècle on trouve des attitudes contrastées, souvent à
des moments différents, chez la même personne selon le but
précis poursuivi. Le fait donc que l’islam est un enjeu dans
des débats à l’intérieur du monde chrétien
rend une vraie compréhension difficile. Vers la fin du XVIIIe
siècle, cependant, on constate une hostilité plus prononcée
envers les Turcs, liée sans doute à la situation politique
et diplomatique.
6. Dans le débat des dernières décennies du siècle concernant le monde islamique en général et l’empire ottoman en particulier, l’affrontement entre ces différentes façons de percevoir le monde musulman permet en effet de voir l’empreinte d’autres préoccupations. L’opinion plutôt bienveillante sur la cour ottomane exprimée par Mary Wortley Montagu est d’abord reprise en 1768 par l’ancien ambassadeur britannique à Constantinople, James Porter, qui conteste l’étiquette ‘despotique’ appliquée au gouvernement ottoman. Il prétend que le Sultan n’est pas plus despotique que plusieurs souverains européens, et que son pouvoir est limité par certaines lois. Selon lui, les problèmes sont en général créés non par le manque de bonnes lois, mais par le fait que ces lois ne sont pas respectées. Il écrit:
The tremendous accounts given of its despotism have misled many, and raised the religious passions of some to abhorrence and utter detestation ; while others, not under the influence of religious passions, have found their nature shocked at the image these accounts conveyed to them ; and well regulated as the system of this haughty court may be, both have been brought to annex the idea of barbarism to it, have supposed it without order or plan, entirely subjected to the caprice, cruelty, and avarice of a tyrant, tending merely to the oppression of his subjects, and, as far as its power extended, to the destruction of mankind. Surely these men did not, or would not, look nearer home: it was, perhaps, too near ; for let us only cast our eyes about us, and impartially examine the governments with which we are surrounded, we may then perhaps find, that the Sultan is not more despotic than many Christian sovereigns ; perhaps not so much as some of them[27].
Notons aussi qu’il interprète de manière positive l’absence de hiérarchie héréditaire, dénoncée par Rycaut et par ceux qui le suivent (II, 57-58). L’attitude relativement favorable exprimée par Porter réflète sans doute la politique britannique plus favorable envers ce pays. Il ne faut pas oublier l’arrière-plan politique et diplomatique, essentiellement la rivalité entre la France et la Grande-Bretagne pour dominer la Méditerranée, et la conception du rôle que peuvent jouer les Ottomans vis-à-vis de la Russie. Porter désire clairement contrer des préjugés déraisonnables et inciter à juger ce pays selon les mêmes critères utilisés pour juger les pays européens. Il remet aussi en question le rôle attribué à la religion comme soutien au despotisme, tout en parsemant son ouvrage de remarques concernant le danger de la superstition et de l’hostilité envers les autres religions manifestées par les Turcs. Ce sont apparemment ces remarques qui ont attiré l’attention du traducteur français de l’ouvrage, qui s’en saisit pour souligner, dans des notes de bas de page, la leçon à en tirer. Il retourne ces critiques contre les Catholiques, pour condamner notamment l’intolérance et la persécution. On y lit, par exemple:
Toute religion, qui enseigne la persécution ne sauroit venir de Dieu, qui est la charité même. C’est l’orgueil, la haine, le ressentiment qui inspirent l’intolérance. Une religion céleste doit remplir l’ame de douceur, de bonté, de support, d’indulgence & de charité.
Et, plus directement:
Ce n’est pas les Turcs seuls, à qui dès l’enfance on cherche à inspirer de la haine contre les hérétiques. Ne voit-on pas les mêmes excès chez plusieurs chrétiens ? On les condamne & on les imite[28].
7. Les notes condamnent également la croyance que le pélerinage
ou d’autres actions formelles puissent racheter le péché,
et elles défendent la tolérance; là où le texte
décrit les divergences d’opinion et les différentes sectes
parmi les musulmans, une note fait remarquer:
Ces sectes ne causeront plus aucun trouble, dès que la tolérance sera universellement établie. La plupart même tomberont dans l’oubli dès que l’esprit de parti, allumé par la persécution, ne les entretiendra plus.
Et, plus loin même:
Toutes les Loix, par lesquelles on a gêné, en Turquie, comme ailleurs, la liberté de penser, sont contraires aux droits de la nature, à ceux de la conscience, à la tranquillité publique, à la liberté & à la sûreté des Citoyens, aux progrès de la raison humaine &c. &c. On ne peut trop lire les ouvrages triomphans de Baile, de Collins, de Locke, de Noodt, sur cette matière. Ce que l’on reproche aux Turcs, on peut le reprocher de-même à la plupart des sociétés chrétiennes. Les Turcs, intolérans contre les infidèles, sont tolérans entr’eux. C’est ce que l’on ne peut pas dire des Chrétiens. Les diverses sectes chez les Turcs vivent en paix & ne se damnent pas[29].
Malgré ces références aux libres-penseurs, et plusieurs
citations de la Lettre d’un médecin arabe attribuée
à John Toland, l’auteur de ces notes semble avant tout soucieux
de critiquer les attitudes catholiques du point de vue d’un protestant,
plutôt que la religion chrétienne en général. Il
démontre encore une fois que les Turcs peuvent toujours servir dans
diverses polémiques.
Mais l’ouvrage de Porter donne également lieu à d’autres
réactions en France. L’inquiétude suscitée par
le succès militaire des Russes, dans la guerre que le gouvernement
français avait encouragé les Ottomans à déclarer,
s’accompagne d’opinions divergentes sur les Turcs exprimées
dans un certain nombre d’ouvrages. Le Baron François de Tott,
agent du gouvernement français et conseiller militaire à la
cour de Mustafa III pendant les années 1770, critique l’opinion
de Porter. Dans ses Mémoires sur les Turcs et les Tartares (1784),
très hostiles envers les Ottomans, il raconte avec force détails
ses efforts inutiles pour instruire les Turcs dans les techniques de la guerre
moderne, mettant son échec sur le compte du despotisme, de l’ignorance,
du fanatisme et de la barbarie des Turcs. Pour lui: «Il n’est
point de nation sur laquelle on ait plus écrit que sur les Turcs, &
peu de préjugés plus accrédités, que ceux qu’on
a adoptés sur leurs moeurs»[30].
Son ouvrage suscite beaucoup d’intérêt, car il est reconnu
comme un observateur bien informé, ayant séjourné longtemps
dans l’Empire ottoman. Un compte-rendu de l’ouvrage dans le Mercure
de France par Mallet du Pan tente de contrer son tableau uniquement négatif,
en nuançant sa description du despotisme de la Porte. L’article
se termine ainsi:
On conçoit l’indignation d’une âme noble pour des usages flétrissans, quelquefois même le mépris que lui inspire la nation qui s’y est soumise lui empêche de la juger impartialement ; son humeur prend alors le caractère de celle du Misantrope honnête dans une Société corrompue, & souvent un abus local devient à ses yeux un usage universel[31].
8. Tott est cependant suivi par Volney, qui visite la Syrie et l’Egypte en 1783-1785, probablement comme envoyé du ministre Vergennes. Dans son Voyage en Egypte et en Syrie, publié en 1787 et qui exerça par la suite une influence assez considérable sur les attitudes envers le Levant, il décrit l’Egypte comme un pays ruiné par le despotisme:
Là où le cultivateur ne jouit pas du fruit de ses peines, il ne travaille que par contrainte, & l’agricultue est languissante; là où il n’y a point de sûreté dans les jouissances, il n’y a point de cette industrie qui les créé, & les arts sont dans l’enfance: là où les connaissances ne mènent à rien, l’on ne fait rien pour les acquérir, & les esprits sont dans la barbarie. Tel est l’état de l’Egypte.
Pour résumer: «Tout ce que l’on voit ou que l’on
entend, annonce qu’on est dans le pays de l’esclavage et de la
tyrannie»[32]. Il n’éprouve
que de l’antipathie pour cette société, tout en admettant
que son opinion n’est pas partagée par tous les autres voyageurs,
animés selon lui par le désir de se mettre en valeur. Pour lui,
cependant, «l’ignorance & la sottise ont sans doute leurs
jouissances, comme l’esprit & le savoir; mais, je l’avoue,
je n’ai pu envier le repos des esclaves, ni appeler bonheur l’apathie
des automates». Pour Volney le philosophe, c’est l’islam
qui est à l’origine de cette ignorance et de cette barbarie.
Dans ses Considérations sur la guerre des Turcs il critique
la politique du gouvernement français envers la Porte dans la guerre
qui l’oppose à l’empire russe, et il accuse Vergennes de
censurer toute critique des Ottomans en France. Il affirme que cette politique
est dictée par des intérêts commerciaux et diplomatiques:
selon lui, les intérêts de l’humanité exigent au
contraire que la Porte soit chassée de l’Europe.
Les opinions de Volney et de Tott sont critiquées à leur tour
par Charles de Peyssonel, ancien consul-général de la France
à Smyrne, qui soutient la politique française envers Constantinople.
Tout en exprimant son estime pour les connaissances de Tott, il s’attache
à traquer les erreurs, même très mineures, contenues dans
son livre et ce qu’il conçoit comme son «projet de dégrader
les Ottomans aux yeux de l’Europe»[33].
Peyssonnel entreprend au contraire de défendre le pays, sa justice
et et son gouvernement, estimant que la Porte ne mérite pas d’être
qualifiée de gouvernement despotique, et il souligne l’existence
du code des lois, passé sous silence par Tott. Après avoir rappellé
la grandeur passée des Ottomans, il écrit:
Quand on veut absolument présenter cette nation à l’Europe comme un essain [sic] anarchique de barbares, vivant sans ordre, sans justice, sans loix, sans mœurs, sans caractère, ignorant les premiers élémens de toutes choses, & énervé par le poids accablant, humiliant, flétrissant, de l’arbitraire le plus absolu ; il semble, dis-je, que, dans le jugement qu’on prononce contr’elle, les reproches doivent être plus profondément discutés, & la sentence mieux motivée[34].
9. Peyssonnel fait montre de moins d’indulgence envers l’ouvrage de Volney sur la guerre russo-turque qui éclata en 1787. Il en fait une critique détaillée dans un livre, qui exprime clairement les intérêts politiques derrière ces attitudes envers les Turcs. Il accuse le philosophe d’ignorance concernant l’empire ottoman et d’injustice envers Vergennes, qui, selon Volney, aurait manifesté une «prévention bizarre pour les Turcs»: Peyssonnel rappelle la brièveté du séjour de Volney dans les seules Syrie et Egypte et remet en cause sa défence des Russes qui le pousse à déprécier systématiquement les Ottomans[35]. L’ancien consul relève les critiques faites par Volney des «amateurs des Turcs» et condamne son jugement favorable du livre de Tott, lui opposant l’ouvrage monumental du chevalier d’Ohsson. Avant d’écrire, Volnay auraît dû, selon lui, consulter ce livre «qui est le fruit de trente ans de travaux» de quelqu’un qui connaît les langues orientales et qui a eu accès aux membres du gouvernement de la Porte[36]. Peyssonnel admet que l’économie, la population, l’agriculture, les arts et les connaissances sont peut-être en retard comparés à ceux de l’Europe, mais il accuse Volney de jugements péremptoires et infondés, le conseillant de faire un second voyage afin de corriger son ouvrage (p. 42). Il ironise sur les contradictions de Volney qui, après avoir peint un tableau de la misère de l’empire ottoman, «empire barbare», souligne sa richesse et son luxe comparés à l’empire «policé» de la Russie (pp. 73-74) qui les convoite. Prenant le contrepied des opinions généralement répandues, Peyssonnel oppose le soldat russe, «un être passif né serf, dévoué au malheur», avec le soldat turc qui est fanatique parce qu’il est libre (p. 91) et affirme que le gouvernement russe est plus despotique que le turc (p. 98). Il prétend que les liens avec la Porte doivent être guidés par l’intérêt plutôt que par le dégoût inspiré par sa religion fanatique (pp. 150-151), et il oppose aux arguments moraux de Volney la realpolitik des intérêts (pp. 248-249). Mais Peyssonnel s’emploie néanmoins à contrer les préjugés qui font percevoir les Turcs comme des ignorants et des barbares, écrivant:
Peut-on appeler ignorante & barbare une nation qui a soutenu sa gloire & sa prospérité pendant tant de siècles, qui a jusques à la dernière guerre, prédominé en Europe, qui oppose encore ses seules forces à toutes celles de deux Grands Empire réunis, & qui n’est que reculée, relativement à nous, dans les Sciences & les Arts? N’est-ce pas porter l’exagération au dernier excès, de regarder comme nulles ses facultés morales & physiques?
Il ne craint pas d’affirmer: «Il n’y a peut-être
aucun gouvernement au monde plus humain que les Turcs, qui foule moins les
peuples, qui exige moins de contributions des sujets, qui impose au commerce
des droits plus modérés!»; et de louer les vertus des
Turcs, rejetant avec indignation la phrase de Volney qui les traite de «brigands»,
(pp. 239-244).
Plus nuancé est l’ouvrage sur l’Empire ottoman écrit
par un autre ancien consul, plus proche des opinions éclairées,
Louis de Chénier, qui admet les défauts du gouvernement ottoman,
fondé sur la superstition et le despotisme, mais qui tient à
les mettre en perspective. Il décrit les Ottomans comme des voisins
paisibles et tranquilles, écrivant:
Malgré la préséance fanatique que le peuple attache à sa religion, le gouvernement sait tolérer, & révère même les opinions étrangères ; pour peu qu’on veuille enfin juger les Ottomans avec impartialité, & abstraction faite des aversions qui tiennent aux préjugés, on sera forcé de convenir qu’il sont au-dessus des préventions que quelques Ecrivains ont répandues contre eux.
Tout en admettant l’ignorance et le fatalisme des Ottomans, et le fait qu’ils enferment leurs femmes, il poursuit:
mais ne seroit-il pas être encore plus barbare, & plus atroce qu’eux, de les chasser pour cela de leurs Etats & de les anéantir ? A Dieu ne plaise que ce soit jamais le vœu de l’Europe ; les occasions qu’ont les Nations de se détruire entre elles, ne sont que trop fréquentes, sans chercher à les multiplier ; elles n’ont pas besoin d’offrir cet aliment de plus à leur ambition, à leur avarice ; oserai-je dire aussi à leur férocité.
10. Contre Volney, qu’il accuse lui aussi d’ignorance, il estime
qu’il est de l’intérêt de l’Europe de protéger
l’existence de l’Empire ottoman[37].
S’il rejoint donc le point de vue de Peyssonnel, au point d’estimer
que l’ouvrage de ce dernier lui a enlevé la nécessité
de répondre en détail à Volney, il adopte certaines des
critiques éclairées des Ottomans, et défend ces derniers
moins systématiquement que ne le fait son collègue. Et son refus
des appels à chasser les Turcs de l’Europe ne repose pas uniquement
sur l’intérêt des puissances, mais également sur
un principe de justice.
Le désir de chasser les Ottomans de l’Europe s’exprime
avec une force particulière chez certains Britanniques pendant la période
révolutionnaire. C’est le cas d’un autre ancien diplomate,
un certain William Eton, qui estime que l’occupation de terres européennes
ne confère aucun droit aux Ottomans, et qu’il est du devoir de
la Grande-Bretagne de les en chasser. Grand pourfendeur de la France républicaine
et ami de la Russie, Eton publie en 1798 un livre qui entreprend de présenter
une vision totalement négative de l’empire ottoman, despotisme
absolu sans aucun élément qui puisse le racheter. Il tente de
convaincre ses lecteurs que la Grande-Bretagne doit s’opposer par tous
les moyens aux Turcs, pour libérer la Grèce et asseoir l’influence
britannique sur le nouvel empire ainsi créé. Comme l’écrit
l’auteur d’un compte-rendu du livre dans l’Analytical
Review,
The account that Mr.Eton gives of the government and manners of the the Turks coincides entirely with that given by the baron de Tott, who had so many and long continues opportunities of acquiring information. The picture which he exhibits of the Turks has been considered by many as severe and calumnious ; but we believe it to be accurately drawn from the life. Mr. Eton shows in a clear light the degeneracy of the sultans, the enervation of the people, the relaxation of military discipline, and, on the whole, the weakness of the government ; which it would, in his opinion, be easy to overthrow, and drive the Turks out of Europe[38].
Eton met en opposition le gouvernement turc et le gouvernement tout aussi autocratique de l’empire russe, écrivant par exemple:
The gloomy melancholy and solemn stupidity of the Turks is as little observable on the countenance of a Russian, as the murderous ferocity and enthusiastic fury which distorts the cadaverous physiognomy of the French brotherhood ; there is a smile diffused over the face of the whole country.
Pour lui, la chute de la Porte est inévitable:
Its dominion was founded in blood ; it is upheld by systematic terror and oppression, and the tyrants themselves, enervated by the licentiousness of their rapacity, and lost in the gross ignorance of habitual despotism, are as weak and ignorant at home, as they must appear abroad contemptible and insignificant. Interested views, it is true, have caused their alliance to be courted by France, but it is by no means improbable that that country, when it finds itself unable to defend its ally, may, with its usual versatility, readily join in their destruction[39].
11. On voit ici la façon dont l’appréciation portée
sur le gouvernement turc est dictée par la position politique de l’auteur,
ainsi que par ses préjugés, car sa cible à travers le
livre est l’islam et son effet sur le gouvernement et sur tous les aspects
de la société. Pour lui, comme pour Volney, l’islam fabrique
le despotisme.
L’accord sur ce point entre un Volney et un Eton démontre à
quel point la sympathie 'philosophique' pour les musulmans (y compris pour
les Turcs) qu’on trouvait chez certains penseurs de la première
moitié du siècle semble avoir disparu, cédant la place
à d’autres préoccupations. Pour le philosophe Volney,
l’islam apparaît comme l’ennemi du progrès tandis
que les défenseurs de la Porte sont plutôt mûs par des
intérêts politiques, condamnés par ce philosophe. Ils
cherchent à défendre la politique française en essayant
de présenter les Ottomans sous un meilleur jour et de contrer les stéréotypes
négatifs à leur égard. Dans l’article Mahométisme
de son Dictionnaire de théologie l’abbé Bergier,
polémiste anti-philosophe, associe à sa condamnation des «libres
penseurs» et déistes de la première moitié du siècle
qui ont montré de la sympathie pour l’islam (parmi lesquels il
classe Sale), une référence favorable au Voyage de
Volney: ce dernier démontrerait “que le gouvernement despotique
des Turcs et tous les fléaux de l’espèce humaine qu’il
traine à sa suite sont un effet naturel et inévitable de la
doctrine insensée de l’Alcoran”[40].
Cette approbation prouve, si besoin était, à quel point le souci
de la polémique anti-chrétienne de la première moitié
du siècle, qui a pu enrôler les Turcs aux côtés
des déistes et des sociniens, n’est plus à l’ordre
du jour. On privilégie maintenant la critique du despotisme soutenu
par le fanatisme, et qui opprime les peuples de l’empire. Ce sont maintenant
le souci des droits des peuples opprimés de l’empire ottoman
et la critique de la politique cynique des puissances européennes qui
prévalent: l’empire ottoman devient l’ennemi des philosophes
plutôt qu’un allié involontaire. Ainsi, l’inclusion
des Ottomans dans le jeu diplomatique européen, au lieu de les rendre
moins Autre aux yeux d’auteurs éclairés, les rejette au
contraire dans une altérité plus radicale, comme représentants
d’un état uniquement fanatique et despotique qui n’a pas
sa place en Europe.
[1] E.W. SAID, Orientalism, Routledge & Kegan, London 1978.
[2] Quant au reste du monde musulman, des voyages en Perse donnaient un aperçu de cet autre monde musulman, qui inspire les Lettres persanes, mais au fond on n’en sait que peu, au-delà des stéréotypes.
[3] On constate actuellement un certain regain d’intérêt pour l’histoire de ces captifs et leur ‘esclavage’, dans un contexte qui laisse percevoir des arrières-pensées idéologiques: voir L. COLLEY, Captives, London 2002; G. MILTON, White Gold, Hodder & Stoughton, London 2004.
[4] TH. NAFF, Ottoman Diplomatic Relations with Europe in the Eighteenth Century: patterns and trends, in TH. NAFF-R. OWEN (eds.), Studies in Eighteenth Century Islamic History, South. Illinois Univ Pres, Carbondale - London 1977, p.90.
[5] Histoire critique de la créance et des coutumes des Nations du Levant, publiée par le Sr de Moni, F. Arnaud, Francfort 1684, ch. XV.
[6] Description de l’Egypte, contenant plusieurs remarques curieuses sur la géographie ancienne et moderne de ce pais, sur ses moumens anciens, sur ses moeurs, les coutumes et la religion de ses habitans, sur le gouvernement et le commerce, sur les animaux, les arbres, les plantes, &c, I. Beauregard, La Haye 1740), t. I.
[7] « [...] looks more like an apology for Mahomed and the Koran, if not a palliation of the cruelties exercised by that impostor’s followers upon the professors of Christianity, than a true and just account either of the disposition of the one, or the spirit of the other», (An Universal History from the ealiest account of time [...], London 1747, t. I, pt. 2, p. 27).
[8] Simon Ockley explique par exemple les raisons pour sa traduction d’un manuscrit arabe en 1708: «to give those who are as yet unacquainted with it, a taste of the acumen & genius of the Arabian philosophers, & to excite young scholars to the reading of those authors which, through a groundless conceit of their impertinence & ignorance have been too long neglected», (The Improvement of Human Reason exhibited in the Life of Hai Ebn Yokdham, translation by S. OCKLEY, E. Powell & I Morphew, London 1708, Préface).
[9] Voir A. GROSRICHARD, Structure du sérail, Seuil, Paris 1979.
[10] MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, livre II, ch.1, édition R. Derathé, Garnier, Paris 1973, t. I, p. 14.
[11] Voir par exemple W. ROBERTSON, A View of the Progression of Society in Europe from the Subversion of the Roman Empire to the beginning of the 16th Century (1766), in The History of the Reign of the Emperor Charles V, T. Cadell and W Davis, London 1811 (Ie éd., 1769), t. I, p. 249.
[12] P. RYCAUT, The History of the Present State of the Ottoman Empire. Containing tha Maxims of the Turkish Polity, the most Material Points of the Mahometan Religion, their Sects and Heresies, their Convents and Religious votaries. Their Military Discipline, with an exact computation of their forces both by sea and land [...], cinquième édition, London 1682, «Epistle to the reader».
[13] Voir à ce sujet: R. MURPHEY, Bigots or informed observers? A periodization of pre-colonial English and European writing on the Middle East, «Journal of the American Oriental Society», CX, 2 (1990), p. .291-303. J’ai discuté ce débat britannique sur le despotisme turc dans un article à paraître.
[14] A l’époque biblique ce pays fut habité par «an industrious nation, who improved every inch of their land» et qui en plus jouissaient de la bénédiction de Dieu, tandis que maintenant «it is inhabited by a poor negligent set of people, groaning under intolerable slavery and oppression» et visiblement maudit, (op. cit., t. XLIII, p. 58).
[15] Ivi, t. XLIII, p. 131.
[16] Voir A. THOMSON, La Barbarie de l’Histoire des Deux Indes aux Mémoires de Raynal, in H. J. LÜSEBRINK - A. STRUGNELL (eds.), L’Histoire des Deux-Indes: réécriture et Polygraphie, Voltaire Foundation, Oxford 1996, pp. 133-148.
[17] VOLNEY, Voyage en Egypte et en Syrie (1787), «Etat politique de la Syrie», ch. XI (édition Gaulmier, La Haye 1959, p. 243).
[18] Voir par exemple l’Universal History : «Of all false religions, the Mohammadan is the most dangerous, as it not only flatters the senses, but in many points agrees with Christianity», (t. XLIII, p. 124). Pour une étude plus générale, voir A. GUNNY, Images of Islam in Eighteenth-Century Writings, Grat Seal, London 1996.
[19] Voir A. THOMSON, D'Argens et le monde islamique, in Le marquis d’Argens, Public. de l'Univ. de Provence, Aix-en-Provence 1990) pp. 167-179. De la même façon l’anglais Joseph Morgan, qui a passé de longues années à Alger, dit avoir publié son ouvrage sur ce pays pour dénoncer les préjugés à son sujet et au sujet des musulmans en général: J. MORGAN, Complete History of Algiers, London 1728-1729, édition de 1730, pp. 90-91. Voir mon article: Joseph Morgan et le monde islamique, «Dix-huitième Siècle», XXVII (1995), pp. 351-363.
[20] Outre Voltaire (Essai sur les mœurs), citons Lettre d’un médecin arabe à un fameux professeur de l’Université de Halle en Saxe, sur les reproches faits à Mahomet, de son recours aux crimes, de la pluralité de ses femmes, de l’entretien de ses concubines, et de l’idée de son Paradis, traduit de l’arabe, 1713 (écrit attribué à John Toland; cfr. G. CARABELLI, Tolandiana, La Nuova Italia, Firenze 1975, pp.167-168); ou W. ROBERTSON, A View of the Progression of Society cit., pp.34-35, 195-196.
[21] « [...] the tyranny of the Mohammedan governments has always endeavoured to obscure it [the light of the gospel], and to keep its professors under such servile subjection, that their condition, even at this day, is rather a state of oppression and misery, than of pity and toleration», (t. XLIII, pp. 22-23).
[22] Lettres juives, t. I, pp. 146-148.
[23] J’ai traité cet aspect des choses dans: L’utilisation de l’Islam dans la littérature clandestine, in A.MCKENNA - A.MOTHU (eds.), La Philosophie clandestine à l’Age classique, Universitas - Voltaire Foundation, Paris - Oxford 1997, pp. 247-256.
[24] Voir: D. VENTURINO, Un prophète ‘philosophe’? Une Vie de Mohamed à l’aube des Lumières, «Dix-huitième Siècle», XXIV (1992), pp. 321-331.
[25] Voir A.THOMSON, Travels among the Turks: discovery of the Other or ideological weapon?, in J. RENWICK (ed.), L’Invitation au voyage, Studies in honour of Peter France, Voltaire Foundation, Oxford 2000), pp. 31-39.
[26] Dictionnaire de théologie par M. l’abbé Bergier [...] extrait de l’Encyclopédie méthodique, édition augmentée de tous les articles renvoyés aux autres parties de l’Encyclopédie, à la Soc. Typographique, Liège 1789-1792 , t. V, pp. 67-82.
[27] Observations on the Religion, Law, Government and Manners of the Turks, Nourse, London 1768, vol. I, p. 82-83.
[28] J. PORTER, Observations sur la religion, les loix, le gouvernement et les mœurs des Turcs, traduites de l’anglois de M.. Porter, Ministre plénip. de Sa M. Britannique à Constantinople, nouvelle édition augmentée de notes [...], aux dépens de la Soc. Typographique, Neuchâtel 1770, t. I, pp. 26-27, 29.
[29] Observations sur la religion cit., t. I, pp. 57, 59-60.
[30] Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tartares, Amsterdam 1784, première partie, p. xxiii.
[31] Mercure de France, samedi 25 décembre 1784 , n° 52, p. 178.
[32] VOLNEY, Voyage en Egypte et en Syrie, édition J. Gaulmier cit., pp. 111-112.
[33] Lettre de M. Peyssonnel, ancien consul-général à Smyrne, ci-devant Consul de Sa Majesté auprès du Khan des Tartares, à M. le marquis de N [...] Contenant quelques Observations relatives aux Mémoires qui ont paru sous le nom de M. le Baron de Tott, Amsterdam 1785, p. 4. Il affirme même que Tott ne peut pas être responsable de la publication de l’ouvrage, avec ses erreurs.
[34] Lettre de M.Peyssonnel cit., pp. 53-54.
[35] PEYSSONNEL, Examen du livre intitulé Considérations sur la guerre actuelle des Turcs, par M. de Volney, Amsterdam 1788.
[36] PEYSSONNEL, Examen cit., pp. 24-25. Dans son ouvrage, qui paraît à partir de 1788, d’Ohssen souligne que la Porte est capable de se réformer, et il estime: «Pour réformer les Othomans, il ne faudrait qu’un sultan sage, éclairé, entreprenant». L’aveugle obéissance dictée au sujets du sultan par la religion, loin d’y être un obstacle, favoriserait seon lui une telle entreprise (M. D’OHSSON, Tableau général de l’empire Othman, divisé en 2 parties, dont l’une comprend la législation mahométane; l’autre l’Histoire de l’Empire Othman, dédié au Roi de Suède, par M. de M*** d’Ohsson, Imprim. de Monsieur, Paris 1788, t. I, pp. xxxiii-xxxiv.
[37] Révolutions de l’Empire ottoman, et observations sur ses progrès, sur ses revers, & sur l’état présent de cet Empire, par M. de Chénier, ancien consul général, & chargé des affaires du Roi auprès de l’Empereur du Maroc, Paris 1789, pp. xv-xxxvi.
[38] «The Analytical Review», XXVIII (July 1798), p. 4.
[39] W. ETON, A Survey of the Turkish Empire [...], seconde éditione, Londres 1799, pp. 443-445.
[40] Dictionnaire de théologie cit., t. V, p. 78.