Vouloir qu’un inventeur ne s’écarte pas
des idées reçues, c’est comme si l’on exigeait qu’un
naturaliste, au retour d’un voyage d’exploration, ne présentât
aucune plante nouvelle. Ceux qui nous ont rapporté d’Amérique
le quina, le tabac, la pomme de terre, le cacao, la vanille, l’indigo,
le vigogne, la cochenille, ne nous ont-ils pas mieux servis que s’ils
n’eussent rapporté que des espèces déjà connues?
CHARLES FOURIER, Le nouveau monde industriel et sociétaire,
(Librairie Sociétaire, Paris 1845), pp. ix-x.
1. Par les figures du bon sauvage et des cannibales, la découverte
de l’Amérique fut d’abord une révolution morale:
c’est par ses peuples et leurs coutumes que l’Amérique
parut, tour à tour modèle ou repoussoir. Une humanité étrangère surgissait, que l’histoire sacrée semblait
ignorer. La nature même, le caractère nouveau des espèces
qu’abritait ce continent, n’étaient perçus que par
le prisme des usages humains. Les plantes valaient comme nourriture (tomates),
matériaux (caoutchouc), remèdes (quinquina) et drogues (petun);
les oiseaux étaient des plumes dont on faisait commerce, les mammifères
offraient des services domestiques et occupaient des fonctions rituelles dans
les cultes[1]. Le tableau d’une
utilité si profuse avait, dans les récits, la tâche d’éveiller
la convoitise des princes et des marchands.
Mais cette face colorée, promesse de richesses, grouillant de formes
inouïes et de ressources neuves, s’assombrit bientôt et le
Nouveau Monde perdit alors son innocence et sa virginité. Par quels
caractères la nature de ce continent frappa-t-elle alors? On
observa que les chaînes de montagne y sont immenses; qu’une grande
humidité prévaut dans son climat, où s’étalent
lacs, marécages et larges fleuves; que les insectes nuisibles y abondent
quand les grands mammifères semblent y manquer; que les hommes enfin
y sont souvent imberbes. Autant de caractères qui accréditeront
la thèse d’une nature à la fois jeune et dépourvue
de forces. La nature américaine prit, dans un mouvement qui culmine
avec Buffon et De Pauw, la couleur de la dégénération[2].
L’idée des bêtes immondes répondit à celle
du riant pays où le blé pousse seul[3].
L’allégorie du continent reçut, comme trône emblématique,
un immense lézard: l’alligator, coutumier des boues et des marais
fétides[4].
Ainsi, passant de la nouveauté à la monstruosité, les
créatures inconnues dont les formes nouvelles dérangeaient l’ordre
ancien des classifications - l’ananas[5],
l’oiseau-mouche, le toucan - en attirant l’attention des curieux,
furent considérées non d’un point de vue strictement physique,
mais toujours en relation aux préoccupations morales, qu’elles
soient pratiques (relatives aux usages) ou ontologiques (leur dignité
et leur degré de perfection). La question que nous voudrions poser
pourtant reprend cette perspective physique: qu’en est-il de la nouveauté?
Pourquoi parler de Nouveau Monde du point de vue de l’histoire naturelle?
Cette dénomination qui semble donnée par l’histoire civile
(la chronologie des découvertes partant de 1492) et la géographie
(une quatrième partie du monde, en sus des trois anciennes), prend-elle
un sens spécifique aux yeux des naturalistes?
2. Le statut des terres découvertes fut longtemps incertain: d’abord
rattachées à l’Asie ancienne, dont Colomb et Vespucci pensaient
avoir touché les rives, elles deviennent l’Amérique nouvelle,
aux aspects merveilleux. Mundus novus: c’est le titre sous lequel
sera imprimée et largement diffusée en Europe la lettre d’Amerigo
Vespucci à Lorenzo di Pier Francesco de' Medici, dans des traductions
libres et enjolivées[6]. Pourtant,
passés l’étonnement et la surprise de la découverte,
la nouveauté n’intéresse que rarement les voyageurs: leurs
descriptions n’en font pas un caractère singulier des terres d’Amérique:
novus orbis n’est qu’un nom vulgaire, comme India Occidentalis,
pour désigner les îles et les continents situés à
l’ouest[7].
Prenons le cas de Thévet et de ses Singularités de la
France antarctique, autrement nommée Amérique. Le terme de
nouveauté ne figure pas sous sa plume, quand il décrit au long
son «lointain voyage fait en l’Inde Amérique (autrement, de
nous nommée la France Antarctique, pour être partie peuplée,
partie découverte par nos pilotes), terre, qui pour le jourd’hui
se peut dire la quatrième partie du monde». La nouveauté
est d’abord un bouleversement ou un complément nécessaire
à la cosmographie, science qui devient périmée et qu’il
faut reprendre ou compléter. La Cosmographie universelle (L’Huilier,
Paris 1575) rend la chose explicite: description des continents et des éléments,
elle est divisée en Afrique (livre I-V), Asie (Livre VI-XII), Europe
(Livres XIII-XX) et y adjoint: «la quatrième partie du Monde»,
au nom incertain et que Thévet ne nomme pas ici Amérique[8].
Dans les Singularités, Thévet soulignait qu’il n’y
a pas de raison d’appeler l’Amérique Inde «car
cette contrée du Levant que l’on nomme Inde, a pris ce nom du fleuve
notable Indus, qui est bien loin de notre Amérique. Il suffira donc de
l’appeler Amérique, ou France Antarctique»[9].
Si Thévet parle de «quatrième partie du monde»,
eu égard à la science cosmographique[10],
les motifs qu’il invoque sont intéressants: «non tant pour
l’éloignement de nos horizons que pour la diversité du naturel
des animaux et température du ciel de la contrée».[11]
Diversité du naturel, donc, mais de nouveauté, point.
Cette nouveauté, que l’histoire naturelle a du mal à prendre
en compte, s’étaie de différents discours. D’un point
de vue théologique, elle peut trouver des résonances dans l’histoire
sacrée. Avant d’être un trésor de diversité,
le Nouveau monde signale, dans une perspective millénariste, la fin imminente
de l’Ancien. L’Amérique apparaît aussi comme le mundus
novus promis par St. Jean dans l’Apocalypse (21,1)[12]
et proclamé par les chroniqueurs ecclésiastiques espagnols presque
sitôt après le voyage de Colomb. De même, dans l’esprit
des Pilgrims, l’Amérique est une nouvelle terre promise, un nouvel
Israël, et il faut se souvenir du Psaume LXXX, 9-16 et raconter
comment le Seigneur a planté sa vigne dans le désert. L’Amérique
est-elle un authentique vestige du Jardin mis de côté pour le nouvel
Adam, auquel cas elle n’aurait pas d’histoire[13]?
Ou bien est-elle au contraire un monde ancien, pas plus intemporel ni préservé
de l’héritage de la chute que les terres de l’Ancien monde?
3. La chronologie appuie la nouveauté. Le nouveau est l’objet
d’une découverte récente: si l’Amérique est
nouvelle, c’est avant toute chose parce qu’elle était ignorée
par les Anciens. Le Dictionnaire de l’Académie donne le
«nouveau monde» comme une expression figée
(de même que le nouvel an, la nouvelle lune ou le nouveau calendrier)
pour désigner: “cette partie du monde qui a été découverte
depuis 200 ans et à laquelle on a donné le nom d’Amérique”.
En ce sens, la nouveauté est une notion eurocentrée, qui ne marque
pas l’âge du continent américain mais la date récente
à laquelle nous l’avons connu. Elle marque l’étonnement
de la découverte, le bouleversement des repères, l’enthousiasme
de la conquête[14].
Ce caractère de la nouveauté doit, selon les académiciens,
éveiller la suspicion. Le terme «nouveauté» marque la
«qualité de ce qui est nouveau». «Il signifie aussi chose
nouvelle. [...] En ce sens, il se prend souvent en mauvaise part. Toute nouveauté
doit être suspecte, les nouveautés sont dangereuses en matière
de religion, il ne faut point introduire de nouveauté dans un État,
le peuple est amateur de nouveautés, court après les nouveautés».[15]
La nouveauté serait donc le lieu d’une curiosité volage,
d’un intérêt mondain et passager: elle renverse les piliers
bien établis de la tradition. Ici encore, elle ne vaut pas par elle-même
mais n’est caractérisée que par ce qu’elle vient bouleverser,
en particulier les connaissances anciennes. Plus profondément, la nouveauté
peut désigner des caractères positifs de ce continent. En ce sens,
il faudra le dire «neuf», plutôt que «nouveau»:
On appelle, Terre neuve, une terre qui n’a point encore été défrichée, ou qui était demeurée longtemps inculte. Se dit aussi de certaines choses à l’égard d’autres de même espèce qui sont plus anciennes. Il se dit encore fig. des personnes qui n’ont point encore d’expérience, en quelque chose.
Ainsi, si le Nouveau Monde est neuf, cela signifie qu’il est plus jeune
que l’Ancien et qu’il est vierge. L’un et l’autre
traits se marquent dans son caractère inculte et sauvage: on parlera
alors de «Virginie»[16].
On peut donc déterminer une tension dans la question de la nouveauté
entre deux approches de l’altérité: l’une, comprise
par rapport à un centre identitaire, détermine ce qui est 'nouveau'
et le juge par référence à ce qui jusque-là avait
seul l’être; l’autre décrit et donne un caractère
positif de l’objet considéré, qu’elle qualifie de
'neuf'. L’histoire naturelle permet-elle (et sous quelle forme) d’appréhender
cette nouveauté?
4. Mécanisme de contrôle et de compréhension, l’histoire
naturelle nomme et organise le monde. Dans le sillage des découvertes
et de la mise en place des relations commerciales, il lui appartient d’administrer
les richesses animales, végétales, minérales, d’en
améliorer la connaissance, d’en développer l’usage,
d’en proposer de nouvelles exploitations. Les voyages en général,
et pas particulièrement la connaissance de l’Amérique,
ont ce double effet, de singulièrement compliquer la tâche du
naturaliste et de la rendre d’autant plus nécessaire. Tous les
voyageurs rapportent le foisonnement du monde et le traitent comme un défi
lancé aux nomenclatures et aux classifications. Les cadres donnés
par Linné et Tournefort se voient si bien travaillés et tiraillés
qu’il faudra les refondre, comme le réclame Adanson, de retour
du Sénégal.
Comment traiter les données qui affluent? Celles-ci dérangent
l’ordre, par leur nombre d’abord, mais aussi par leurs formes,
leur diversité irrésorbable dans les anciennes divisions des
choses. Les naturalistes doivent décrire l’inconnu, l’indescriptible,
ou du moins, le non-familier: l’étonnement lié à
la qualité nouvelle des objets le cède à leur quantité,
qui passe ce que les classifications pouvaient accueillir et absorber. Les
instruments théoriques des naturalistes semblent impuissants. La description
trouve ses limites, quand, devant une plante d’Amérique, Fernandez
de Oviedo s’exclame: «Il faudrait la main d’un Berruguete,
ou de quelque autre maître comme lui, celle de Léonard de Vinci
ou de Mantegna, peintres fameux que j’ai connus en Italie»[17].
De même, Commerson avoue qu’il a fallu et qu’il faudra encore
réformer l’art de la phrase descriptive[18].
Les noms manquent et l’on doit mobiliser ceux de l’Ancien Monde
en leur adjoignant l’épithète 'nouveau': Nouveau
Monde comme on parle de 'New York' ou de 'Nouvelle France'. La
désignation est géographique. Pour les espèces, on reprendra
leurs noms anciens en leur adjoignant la déclinaison 'd’Inde',
de même que les Anciens nommaient les éléphants 'bœufs
de Lucanie'. La poule d’Amérique sera nommée
dindon (poule ou coq d’Inde, en anglais, turkey), et confondue
par Belon avec la pintade dont parle Columelle[19].
Il reconnaît que le dindon n’est pas le méléagris
de Pline, mais utilise tout de même ce nom.
Ainsi, du point de vue de l’histoire naturelle, la nouveauté
du Nouveau Monde s’inscrit dans la lacune des sources antiques. Une
grande partie du travail des naturalistes consistait à commenter Dioscoride,
Théophraste ou Aristote et à identifier les noms anciens, notamment
ceux contenus dans la Bible[20].
Samuel Bochart donne un Hierozoicon où il recherche la nature
du Léviathan. Claude Perrault identifie l’iktis ou l’alcée,
espèces décrites par Aristote. Les espèces nouvelles
viennent déranger ce programme. Leur nouveauté s’affirme
dans ce que les autorités de l’histoire naturelle, Moïse
et Salomon compris, n’ont jamais connu l’Amérique[21].
Si la faune et la flore des Amériques sont irréductibles aux
noms anciens, alors s’affirme la nouveauté de ces climats et
il faut admettre que Pline nous fait défaut. Mais comme l’explique
Pison, dans l’épître dédicatoire de son Histoire
des deux Indes, ce n’est pas que le naturaliste romain n’ait
pas eu la puissance d’embrasser tout l’orbe du monde par l’esprit.
Son échec tient à deux raisons essentielles: d’abord,
les Indes anciennes (orientales), quoique connues, ne l’étaient
pas assez; ensuite, les Indes nouvelles (occidentales), cette grande partie
de l’univers était spissis ignorantiae tenebris involuta,
plongée dans des ténèbres épaisses[22].
Les nouvelles éditions de Pline contiendront donc, au milieu des animaux
anciens, quelques animaux d’Amérique comme le dindon ou le tatou,
dont les figures correspondent aux commentaires ajoutés par Huerta
à la fin du livre VI de l’Histoire naturelle. Les animaux
du Nouveau Monde ne font pas considérer l’œuvre de Pline
comme périmée mais ils sont l’occasion d’un enrichissement
du texte antique[23]. Les naturalistes
confrontés à la faune américaine font entrer de force
cet univers inconnu dans le cadre de la zoologie antique. Qu’importe
si Dioscoride n’a pas connu l’Amérique. Ses descriptions
sont tellement vagues qu’on peut y assimiler les spécimens américains
et Jacques-Philippe Cornut peut, dans un commentaire sur les plantes du Canada,
citer le médecin grec tout en sachant que ces espèces ne lui
étaient pas connues[24].
5. Toute nouveauté est estompée dans un contexte de fusion
entre les espèces des Indes orientales et occidentales. De nombreux
ouvrages en effet rapprochent les animaux 'exotiques', qu’ils soient
asiatiques ou américains, sous la catégorie unique d’'indiens'.
Cela s’illustre dans des ouvrages qui, comme ceux de Fernandez de Oviedo
ou de Lopez de Gomara (1510-1560), donnent l’Histoire générale
des Indes[25]. Si les deux
mondes sont géographiquement bien disjoints (on suppose bien un passage
par le nord-est de l’Asie mais on en ignore la nature exacte), les naturalistes
et les voyageurs ignorent tout hiatus strict et éprouvent pour leur
part une continuité spatio-temporelle. Le voyage de Thévet,
narré dans les Singularités, accorde ainsi une place
importante à l’Ancien Monde: avant d’être la description
d’une terre particulière, les ouvrages consacrés à
la description de l’Amérique sont d’abord le récit
de voyages, où les préparatifs du départ, les escales
aux Canaries ou aux Îles du Cap Vert comptent autant que le tableau
de la destination.
Ainsi, la confusion entre l’un et l’autre monde est encore accrue
par la circulation rapide des espèces. Qu’il s’agisse de
la 'pomme de terre' ou du 'pine-apple', les espèces nouvelles empruntent
les noms anciens dont elles ne semblent que des variétés. Si
les spécimens animaux envoyés en Europe parviennent souvent
morts au terme de la traversée, peaux bourrées ou corps plongés
dans l’alcool, les espèces végétales circulent
et s’implantent. Dès 1543, l’Europe connaît le maïs,
la tomate, le piment ou poivre de Guinée (Capsicum annuum),
l’œillet d’Inde (Tagetes patula). À la fin
du siècle, elle a adopté le haricot vert, l’ananas, le
tournesol, les belles de nuit (Mirabilis jalapa) et la patate douce
(Ipomea battata). C’est sans compter la figue de Barbarie (Opuntia
ficus-indica) dont on dit qu’elle fut rapportée par Colomb
lui-même.
Ce succès des 'transplantations' végétales, est encore
sans commune mesure avec la prospérité des espèces médicales.
De nouvelles entités nosologiques apparaissent. Les changements des
conditions de vie bouleversent la structure de la morbilité. La petite
vérole (la variole) passe en Amérique par les Européens
de même que l’eau-de-vie qui fit des ravages sur les Caraïbes.
Symétriquement, la grosse vérole (la syphilis) passe d’Amérique
en Europe[26]. Heureusement, les
remèdes circulent en même temps que les maladies: Joyfull
newes out of the newe founde worlde: ainsi John Frampton loue-t-il les
mérites du «sassafras», tenu pour le remède
contre les maladies vénériennes[27].
Le transport est un fait, mais c’est aussi une hypothèse nécessaire.
S’il y avait des espèces nouvelles en Amérique, faudrait-il
supposer une création continuée ou différente de celle
de l’Ancien Monde (une création préadamite mettrait en
péril la chronologie biblique)? La Bible invite au contraire à
croire que les animaux ont peuplé les îles lointaines, soit à
la nage, soit conduits par l’homme dans une barque, soit enfin transférés
par ordre de Dieu ou par l’ouvrage des anges[28].
Diderot laisse la question en suspens dans son Supplément au Voyage
de Bougainville[29]. Il faut
donc bien supposer que les espèces sont les mêmes. Cela vaut
pour l’homme en particulier, qu’on trouve sous une figure fort
semblable dans l’Ancien et le Nouveau Monde, et qu’on peut rattacher
à Sem, Cham ou Japhet, ou à la tribu de Ruben, l’une des
dix tribus juives perdues[30].
Mais la ressemblance concerne aussi quantité de serpents, de poissons,
d’oiseaux, d’insectes, pour lesquels il faut supposer différents
modes de passages d’une terre à l’autre. Pour lever les
objections d’Adam (qui vous a nommé?) et de Noé (qui vous
a sauvé?), pour concilier l’unique origine de la vie et l’universalité
du Déluge, les auteurs multiplient les passages entre les deux mondes:
les oiseaux volent aisément, les castors s’accrochent aux branches
des bois flottés, d’autres invoquent les morceaux de glace qui,
au dégel, se détachent de la Sibérie et voguent en mer,
dérivant jusqu’en Amérique[31].
6. C’est au point qu’en généralisant l’argument,
on en sape les fondements: si les passages d’un monde à l’autre
sont si aisés, si les Chinois en particulier les ont souvent pratiqués,
pourquoi ne trouvait-on pas certaines espèces en Amérique, et
en particulier ces chevaux qui sont si utiles à l’économie
humaine[32]? Pour éviter
les difficultés liées à la transplantation, il faut revenir
au modèle de l’autochtonie qui met en rapport nécessaire
une espèce et une terre. Ainsi la génération spontanée,
qu’Athanasius Kircher défend pour certains serpents et insectes,
épargne à Noé la peine de devoir en compter, rassembler
et sauver toutes les nombreuses espèces[33].
D’autres, comme Acosta, tentent de concilier le récit de l’arche
de Noé et la diversité des faunes.
Le fait que toutes les espèces aient été sauvées
par Noé, n’implique pas qu’il faille réduire toutes
les espèces du Nouveau Monde à celles de l’Ancien. Il
faut dire que tous les animaux sont sortis de l’arche et
néanmoins, par un instinct naturel et providence du ciel, divers genres d’iceux se répartirent en diverses régions en aucunes desquelles ils se trouvèrent si bien qu’il n’en voulurent point partir; ou s’ils en sortirent, ne se conservèrent, ou bien en fin de temps, ils périrent totalement, comme l’on voit arriver en beaucoup de choses: car si l’on y veut regarder de près, on trouvera que ce n’est pas tant seulement une chose propre et particulière ès Indes, mais aussi générale en beaucoup d’autres régions et provinces de l’Asie, d’Europe et d’Afrique, esquelles l’on dit qu’il y a de certaines espèces d’animaux, qui ne se trouvent point en d’autres régions[34].
Les éléphants se trouvent seulement aux Indes orientales. Alors que la transplantation des espèces trouble la dichotomie des mondes, la nouveauté du Nouveau Monde s’établit par les concepts de terroir et de patrie propre à chaque espèce, ou comme ici, d’un “un instinct naturel et providence du ciel”. Surtout, Acosta formule ce défi très net
qui voudra par ce discours, en mettant seulement ces différences accidentelles, conserver la propagation des animaux ès Indes, et les réduire à ceux d’Europe, prendra une charge de laquelle il pourra malaisément sortir à son honneur. Car si nous devons juger les espèces d’animaux par leurs propriétés, ceux des Indes sont si différents que c’est appeler l’œuf châtaigne de les vouloir réduire aux espèces connues de l’Europe[35].
Nous allons à présent étudier comment les dichotomies établies (neuf/nouveau; transplantation/terroirs) ainsi que le problème onomastique sont travaillées dans le cas particulier de Buffon. En particulier, un problème demeure: c’est qu’il y a des espèces nouvelles partout. L’Afrique pourtant, quelles qu’aient été la profusion de ses ressources naturelles et la diversité de ses terroirs, ne fut jamais nommée Nouveau Monde. C’est bien que, si l’Amérique le fut, c’est pour des raisons qui ne furent pas d’abord physiques, mais bien morales ou théologiques. Toutefois, l’approche naturaliste de Buffon permet, on va le voir, de constituer ce syntagme, 'Nouveau Monde', d’un point de vue strictement physique, au moyen de la division des deux faunes.
7. Les thèses de Buffon sur l’Amérique sont célèbres
et, depuis Franklin et Jefferson, unanimement conspuées. Un mot les résume:
dégénération. Inspiration pour les tapages de De Pauw et
Raynal[36], le texte de Buffon aurait
développé une perspective eurocentrée - ce que nous nommions,
plus haut, le 'nouveau' - , qui ne considère le continent que
comme une copie de ce qui était précédemment connu, sans
toutefois posséder l’excellence et la perfection de l’original.
Le Nouveau Monde ne serait qu’une imitation de l’Ancien, mimesis
marquée du sceau platonicien de la dégradation ontologique.
Or, les volumes de l’Histoire naturelle offrent à celui
qui les parcourt (en particulier le tome IX de 1761) le tableau d’un monde
neuf, dont il souligne les caractères propres: la jeunesse, les friches
incultes, les espèces particulières. Surtout, Buffon refuse la
réduction du nouveau à l’ancien. La spécificité
de sa thèse est dans l’appel qu’il lance pour accueillir
la spécificité des formes nouvelles et ne pas les identifier à
ce qui est déjà connu.
La méthode de Buffon permet de préciser le rapport de l’ancien
au nouveau: Buffon opère la connaissance de l’inconnu par comparaison
avec le connu afin d’en dégager des faits généraux[37].
C’est dire que Linné a eu tort, ayant nommé les nouvelles
espèces en les réduisant aux genres anciens. Mais pour qu’une
connaissance du nouveau soit possible, il doit nécessairement exister
un rapport entre les deux mondes. C'est-à-dire le nouveau ne doit pas
être dans une altérité radicale à l’ancien
(sans quoi il est sans rapport, et donc incomparable et inconnaissable). La
bonne méthode de connaissance exige donc que l’on compare (c’est,
selon Buffon, notre seule manière de connaître et d’acquérir
des idées), c'est-à-dire mettre en rapport les termes, sans
pour cela réduire l’un à l’autre.
Cette comparaison va permettre d’établir la différence
des continents et servir de boussole pour l’identification des espèces.
Buffon évoque sans cesse et avec une grande fierté la division
des deux faunes. Il met ce point en avant comme un fait général,
que personne n’avait soupçonné avant lui[38];
une démonstration qu’il a si bien établie qu’elle
ne peut être mise en question. Deux points sont importants dans cette
perspective: la boussole par laquelle Buffon établit qu’il existe,
dans l’Ancien et le Nouveau Monde, deux faunes distinctes, avec des
espèces communes; le caractère vierge de l’Amérique
et la nouveauté de son peuplement.
8. Le thème de la boussole est formulé avec la plus grande clarté
dans l’Histoire naturelle des oiseaux, au moment où précisément
Buffon doit y renoncer: «la grande division des animaux naturels et propres
à chaque continent a souvent été notre boussole dans cette
mer d’obscurité»[39].
Buffon a établi ce principe: que les grands animaux des zones torrides
se trouvaient propres à chaque continent[40].
Cela tient à un fait géographique: que s’il existe un passage
terrestre entre les deux mondes, celui-ci se trouve au nord, ce qui en interdit
l’accès aux espèces des climats chauds. En revanche, les
espèces volantes comme les oiseaux peuvent couper à travers mers,
ce qui enlève à Buffon tout principe directeur pour discriminer
entre les espèces qui se ressemblent. À l’inverse, pour
ce que les Linnéens appellent mammifères ou quadrupèdes
(et pour lequel Buffon manque de noms), un tel fait fixe et général
est un puissant outil, qui sera loué par Geoffroy Saint-Hilaire ou Flourens
comme l’une des grandes découvertes de Buffon[41].
Buffon souligne avec force ce point: alors que dans l’Ancien Monde, la
continuité terrestre permet des circulations, des rapports de filiation
et d’altération entre les espèces, il y a dans le Nouveau
Monde des animaux propres à ce continent et qui n’ont pas d’équivalent
dans les espèces connues jusqu’alors. Réciproquement, l’Ancien
Monde regorge d’espèces inconnues au Nouveau. Cette différence
des deux faunes prend, dans la nouvelle physique qu’offre l’ouvrage
de Buffon, la place de l’émerveillement face aux êtres nouveaux
d’Amérique, qui dirigeait l’esprit de curiosité. Il
ne s’agit pas de susciter l’étonnement en exhibant des monstruosités,
mais de décrire des faits généraux et d’expliquer
la loi qui régit les différences[42].
La question de la nouveauté du Nouveau Monde est posée dans toute
sa clarté au volume IX de 1761. Le premier cas abordé est celui
du puma[43], à partir de
qui tous les animaux sont soumis à ce crible: «Les éléphants
appartiennent à l’ancien continent et ne se trouvent pas dans le
nouveau [...] il ne s’y trouve même aucun animal qu’on
puisse lui comparer, ni pour la grandeur, ni pour la figure».
Le tapir, ironiquement qualifié d’«éléphant
du Nouveau Monde», se voit réduit à sa juste mesure.
Méthodologiquement, Buffon rencontre le problème de la nouveauté
à partir de la confusion des noms: un même nom a été
appliqué à plusieurs espèces différentes, qui par
là ont été, parfois abusivement, parfois à raison,
rapprochées. Selon le mot de Jean-Nicolas Sébastien Allamand (1713-1787),
l’histoire des espèces est parfois «très embrouillée»[44].
Mais la question onomastique ne se traite pas seule: elle a été
elle-même préparée par plusieurs autres problèmes
corrélés.
L’analyse de l’influence du climat et ses diverses marques souligne
la possibilité de la dégénération[45].
La différence du lion et du puma pourrait être expliquée
par l’influence du climat: «la douceur du climat» de l’Amérique
méridionale peut l’avoir dépouillé de sa crinière,
lui avoir ôté son courage et avoir réduit sa taille. Buffon
répond à ce point de manière différenciée.
D’abord, il faut prendre en compte la «noblesse des espèces»,
c'est-à-dire interroger l’unité de l’espèce
(qui seule justifie l’identité du nom) à partir de sa propension
à dégénérer[46].
Les espèces que les voyageurs ont confondues sont celles qui sont le
moins «nobles», c'est-à-dire celles qui comprennent
le plus de branches collatérales et dont les croisements peuvent produire
des mulets. Passe donc pour les rats ou les chiens, mais à l’inverse,
rien de tel n’est envisageable pour le lion et le puma. Ensuite, le concept
de «patrie» désigne le lieu naturel des espèces
et marque les limites de leur propagation. La patrie est elle-même couplée
au «naturel», qui désigne les qualités morales
sujettes à être modifiées par l’éducation.
Ainsi, la nouveauté des espèces américaines s’établit
d’abord par la différence des naturels: le puma est «beaucoup
plus petit, plus faible et plus poltron que le vrai lion»[47].
Ainsi, Buffon forge par cette trilogie conceptuelle (noblesse, patrie, naturel)
une articulation entre une qualité, un lieu et un tempérament
qui unifient l’espèce en en fixant le caractère et qui contrebalance
l’influence dégénérative du climat.
9. La théorie de la dégénération (par le moyen de l’influence du climat) pourrait créer des ponts entre les espèces. La différence des faunes vient lui imposer des limites. Dans le cas qui nous occupe, l’objection vient de la séparation géographique des mondes (le seul passage pourrait être au nord-ouest) et de l’adhésion du puma aux climats chauds (qui interdit sa migration nordique):
Ce qui paraît impossible, c’est que cet animal, qui n’habite que les climats situés entre les tropiques, et auquel la nature paraît avoir fermé tous les chemins du Nord, ait passé des parties méridionales de l’Asie ou de l’Afrique en Amérique, puisque ces continents sont séparés vers le midi par des mers immenses; c’est ce qui nous porte à croire que le puma n’est point un lion, tirant son origine des lions de l’ancien continent, et qui aurait ensuite dégénéré dans le climat du Nouveau Monde; mais que c’est un animal particulier à l’Amérique, comme le sont aussi la plupart des animaux de ce nouveau continent.[48]
Un autre élément joue en faveur de la séparation des deux
faunes, c’est, on l’a dit, la nouveauté des animaux de l’Ancien
Monde pour les «naturels» américains: «Personne
n’ignore que les chevaux, non seulement causèrent de la surprise,
mais même donnèrent de la frayeur aux Américains lorsqu’ils
les virent pour la première fois»[49].
Ainsi, les passages d’un continent à l’autre, s’ils
ont pu se produire, n’ont été ni faciles, ni constants,
ni fréquents: le fait particulier d’un possible passage doit s’effacer
devant le fait général de la séparation. L’histoire
ne nous dit-elle pas l’isolement de l’Amérique, que certains
aventuriers ont peut-être connue mais qui dormait oubliée des annales
de l’Ancien Monde?
La différence des faunes doit donc être maintenue. Mais si tel
est le cas, si la différence est si évidente et si nette, pourquoi
les naturalistes ont-ils si fréquemment confondu une faune avec l’autre?
Les causes à cela sont multiples — et Buffon développe plusieurs
points que nous avons déjà évoqués. D’abord,
la confusion des noms tient à la «disette de dénominations»[50].
Celle-ci a contraint les naturalistes à plaquer les noms anciens sur
les formes nouvelles. Les dénominations actuelles ont été
mal appliquées. «Les noms ont confondu les choses”[51]
ou encore Buffon dénonce “les abus que l’on a fait des noms»[52].
Lorsque les Européens firent la découverte du Nouveau monde, ils trouvèrent en effet que tout y était nouveau, les animaux quadrupèdes, les oiseaux, les poissons, les insectes, les plantes, tout parut inconnu, tout se trouva différent de ce qu’on avait vu jusqu'alors. Il fallut cependant dénommer les principaux objets de cette nouvelle nature; les noms du pays étaient pour la plupart barbares, très difficiles à prononcer et encore plus à retenir: on emprunta donc des noms de nos langues d’Europe, et surtout de l’espagnole et de la portugaise[53].
10. C’est dans le défaut d’Aristote et de Pline et dans
la difficulté des langues américaines que s’engendra une
confusion néfaste au progrès de l’histoire naturelle. Les
pages 79-80 listent ainsi un certain nombre de noms américains dont la
complexité a rebuté: quauh-coyamelt pour le cochon noir,
tamandua-guaeu pour le renard américain, carigueibeju pour
la loutre... Mais les traductions qu’on en a donné ont toujours
été de pure commodité, fondées sur quelques rapports
trop éloignés pour justifier ces dénominations.
Ensuite, «le transport continuel» des espèces de
l’ancien continent vers le nouveau fut une cause importante de confusion[54].
Acosta note que les Espagnols ont transporté des chameaux au Pérou[55];
les chevaux américains proviennent, selon Garcilasso, d’individus
importés d’Andalousie, mais Du Tertre en fixe la paternité
aux Français (quelques individus importés par Aubert, gouverneur
de la Guadeloupe)[56]. Il faut encore
ajouter à cela les bœufs, importés par les Espagnols[57];
les brebis[58], les chèvres[59],
les cochons qui sont l’animal qui «a le mieux et le plus universellement
réussi»[60];
les chiens, originellement absents d’Amérique selon Acosta[61].
À l’inverse, le cochon d’Inde a été transporté
du Brésil en Guinée[62].
Ces facteurs se combinent dans le cas du tigre[63].
D’abord, les Anciens et les auteurs de la Renaissance ont peu parlé
de cet animal. Ensuite, les échanges commerciaux ont au contraire favorisé
l’emploi d’une fausse dénomination, en parlant de «peaux
tigrées» pour «toutes les peaux à poil court, qui se
sont trouvées variées par des taches arrondies et séparées».
Les plus grandes autorités scientifiques, et notamment les auteurs de
l’Académie des sciences, «ont suivi le torrent». Enfin:
La cause la plus générale des équivoques et des incertitudes qui se sont si fort multipliées en histoire naturelle, c’est, comme je l’ai indiqué dans l’article précédent [Le Lion], la nécessité où l’on s’est trouvé de donner des noms aux productions inconnues du Nouveau Monde. Les animaux, quoique pour la plupart d’espèce et de nature très différentes de ceux de l’ancien continent, ont reçu les mêmes noms, dès qu’on leur a trouvé quelque rapport ou quelque ressemblance avec ceux-ci[64].
L’erreur des peaux tigrées s’est d’abord répandue
à tous les animaux d’Afrique et d’Asie, puis a été
transportée en Amérique où elle y a «doublé»[65].
Enfin, pour éviter les fausses dénominations, Buffon procède
à «l’énumération comparée des animaux
quadrupèdes» (Ancien continent, Nouveau Monde, Animaux communs aux
deux continents)[66]. En effet,
ce qui est en cause ici, c’est un mauvais usage de la comparaison: on
s’est laissé abuser par «un petit rapport dans la forme extérieure,
une légère ressemblance de taille et de figure»[67].
Buffon revient sur le point et le combine à la difficulté des
noms américains:
La pente naturelle que nous avons à comparer les choses que nous voyons pour la première fois à celles qui nous sont déjà connues, jointe à la difficulté presqu’invincible qu’il y avait à prononcer les noms donnés aux choses par les Américains, sont les deux causes de cette mauvaise application des dénominations, qui depuis a produit tant d’erreurs. Il en est de même de presque tous les autres animaux du Nouveau Monde, dont les noms étaient si barbares et si étrangers pour les Européens, qu’ils cherchèrent à leur en donner d’autres par des ressemblances, quelquefois heureuses, avec les animaux de l’ancien continent; mais souvent aussi par de simples rapports, trop éloignés pour fonder l’application de ces dénominations[68].
11. La boussole des deux faunes sert à Buffon à résoudre
certains problèmes de dénomination. Par exemple, dans le texte
des Suppléments VII (IR XXXVI), il précise l’emploi
du terme «singe». Il a divisé les espèces en cinq noms
génériques (singes, babouins, guenons, sapajous, sagouins), «dont
les trois premiers genres appartiennent aux climats chauds de l’ancien
continent, et les deux derniers, aux climats chauds du nouveau continent»[69].
Les auteurs fautifs sont cités en note[70]:
il s’agit bien sûr du Systema Naturæ de Linné
mais aussi de son continuateur français, le Règne animal
du réaumurien Brisson. Mais les Linnéens ici n’ont fait
qu’embrasser les erreurs communes, que l’on rencontre déjà
dans l’Histoire naturelle du Brésil de Marcgrave, dans Desmarchais
(cité IR, IX, pp. 60, 79), dans l’Histoire de la France équinoxiale
de Barrère (cité IR, IX, pp. 61, 79, 80) ou dans Laet (cité
IR, IX. p. 80).
Une polémique éclate avec Vosmaer, conservateur du cabinet de
Leyde, à propos de la localisation du paresseux. Pour Buffon, le «paresseux»renvoie
en fait à deux espèces, l’unau et l’aï, l’une
et l’autre propres au Nouveau Monde, alors que Vosmaer nomme certains
loris «paresseux de Bengale», ou, à la suite de Seba, «paresseux
de Ceylan», et place des paresseux dans l’ancien continent. Buffon
se montre là-dessus d’une assurance incroyable. Là où
Vosmaer charge le temps d’éclairer une question délicate
(«Laissons au temps à découvrir si le paresseux de Séba
qui ressemble si bien à celui des Indes occidentales se trouve réellement
aussi dans l’île de Ceylan»), Buffon réplique: «Le
temps ne découvrira que ce qui est déjà découvert
sur cela» et de manière catégorique: l’unau et l’aï
d’Amérique ne se trouveront point à Ceylan à moins
qu’on ne les y ait transportés. Le point ne fait aucun doute: l’espèce
du paresseux n’«existe pas à Ceylan, ni dans aucun autre lieu
de l’ancien continent, et [...] très réellement elle n’existe
qu’en Amérique dans son état de nature».
Une telle assurance nous est très précieuse, car elle permet de
mettre en évidence des caractères essentiels de la méthodologie
de Buffon. D’une part, Buffon recherche bien, par delà la description
de faits particuliers, la connaissance des faits généraux. Cela
nous indique bien que son histoire naturelle n’est pas seulement une collection
d’éléments épars, mais bel et bien une physique.
Simplement, cette physique ne prend pas la forme mathématisée
des rapports galiléo-newtoniens, mais une forme historique, établie
à partir de faits dont l’observation a été suffisamment
répétée. Cette répétition permet à
Buffon de procéder à une induction bien réglée,
d’atteindre des vérités générales qui donnent
les vraies lois de la nature. Pour Buffon, en effet, «cette assertion n’est
point fondée sur des propositions idéales»[71]:
«elle est au contraire établie sur le plus grand fait, le plus général,
le plus inconnu à tous les naturalistes avant moi; ce fait est que les
animaux des parties méridionales de l’ancien continent ne se trouvent
pas dans le nouveau, et que réciproquement ceux de l’Amérique
méridionale ne se trouvent point dans l’ancien continent».
Ce fait général est démontré par un si grand nombre d’exemples, qu’il présente une vérité incontestable. C’est donc sans fondement et sans raison que M. Vosmaer parle de ce fait comme d’une supposition idéale, puisque rien n’est plus opposé à une supposition, qu’une vérité acquise et confirmée par une aussi grande multitude d’observations. Ce n’est pas que philosophiquement parlant, il ne pût y avoir sur cela quelques exceptions, mais jusqu'à présent, l’on n’en connaît aucune.
Sur le cas précis du paresseux pentadactyle du Bengale, Buffon met en garde contre l’abus des ressemblances: sans doute, cet animal, comme l’unau et l’aï, est-il lourd et paresseux, «mais cela ne prouve pas que ce soient les mêmes animaux, non plus que les autres rapports dans la manière de vivre, dormir, etc». Vosmaer s’est laissé abuser par des rapports trop hâtivement jugés: une conformité dans le cri et la lenteur l’auront trompé.
De tout ce que M. Vosmaer expose et dit à ce sujet, on ne peut conclure autre chose, sinon qu’il y a dans l’ancien continent des animaux peut-être aussi paresseux que ceux du nouveau continent, mais le nom de paresseux qu’on peut leur donner en commun, ne prouve nullement que ce soit des animaux du même genre[72].
12. Deux faits se dégagent de l’examen du Nouveau Monde: il se
caractérise d’abord par son faible niveau de peuplement[73],
ensuite, il faut noter son faible nombre d’espèces[74].
Chacun de ces faits est un problème en soi. Il faut ensuite examiner
si ces deux faits sont en relation l’un avec l’autre ou s’ils
sont au contraire indépendants l’un de l’autre.
Tout d’abord, Buffon utilise le faible nombre d’espèces pour
en tirer des conclusions générales sur le caractère de
la nature: «La nature vivante y est donc beaucoup moins agissante, beaucoup
moins variée, et nous pouvons même dire beaucoup moins forte”[75].
Ce point s’exprime encore par la petite taille des individus qui le peuplent.
Le tapir, “le plus grand de tous, cet éléphant du Nouveau
Monde, est de la grosseur d’un veau de six mois ou d’une très
petite mule, car on l’a comparé à l’un et l’autre
de ces animaux»[76]. Buffon
revient sur ce point dans Animaux communs aux deux continents:
Il n’y a en effet nulle comparaison pour la grandeur de l’éléphant [...] et du tapir [...] qui sont les plus grands animaux du Nouveau Monde [...] Une autre observation qui vient encore à l’appui de ce fait général, c’est que tous les animaux qui ont été transportés d’Europe en Amérique [...] y sont devenus plus petits; et que ceux qui n’y ont pas été transportés et qui y sont allés d’eux-mêmes, ceux en un mot qui sont communs aux deux mondes [...] sont aussi considérablement plus petits en Amérique qu’en Europe et cela sans aucune exception[77].
Il faut donc noter, outre l’absence originelle de bétail et d’espèces
domestiques, le fait que les espèces domestiques introduites y aient
dégénéré. Ainsi, si les transports récents
ont été source de confusion dans les informations, un autre transport,
plus ancien celui-là, a pu devenir un élément de découverte
d’un nouveau fait général: la petitesse des espèces
propres au Nouveau Monde et le caractère affaibli de la nature sur ce
continent. Par là, la différence des faunes nous apprend la faiblesse
des causes physiques dans le Nouveau Monde. La nature délaissée,
inerte, y languit et s’étouffe. Elle y est comme une «marâtre»[78],
«cachée sous ses vieux vêtements»[79].
Mais ce point même doit être combiné à la question
de la faiblesse du peuplement américain. La première victime de
cette faiblesse de la nature fut l’homme lui-même[80].
Dans le Nouveau Monde, l’homme n’existe que comme «une espèce
d’automate impuissant»[81].
Ainsi, le Nouveau Monde mérite doublement son titre. Nouveau il l’est
par sa découverte récente et par la faune singulière qui
l’habite. Mais cette nouveauté se redouble par le caractère
jeune et neuf de ce continent:
Lorsqu’on réfléchit sur ces différences si marquées qui se trouvent entre l’Ancien et le Nouveau Monde, on serait tenté de croire que celui-ci est en effet bien plus nouveau, et qu’il a demeuré plus longtemps que le reste du globe sous les eaux de la mer; car à l’exception des énormes montagnes qui le bornent vers l’ouest, et qui paraissent être des monuments de la plus haute antiquité du globe, toutes les parties basses de ce continent semblent être des terrains nouvellement élevés et formés par le dépôt des fleuves et le limon des eaux[82].
13. La nouveauté (au sens de jeunesse) du Nouveau Monde se marque par la débilité des forces de la nature et par le faible degré de son peuplement[83]:
Pourquoi y a-t-on trouvé si peu d’hommes? Pourquoi y étaient-ils presque tous sauvages et dispersés? pourquoi ceux qui s’étaient réunis en société, les Mexicains et les Péruviens, ne comptaient-ils que deux ou trois cents ans depuis le premier homme qui les avait rassemblés? Pourquoi ignoraient-ils encore l’art de transmettre à la postérité les faits par des signes durables, puisqu’ils avaient déjà trouvé celui de se communiquer de loin leur idées, et de s’écrire en nouant des cordons[84]?
Tous les caractères de l’Amérique, jusqu'à leur écriture rudimentaire, quasi hiéroglyphique, leur communication au moyens de kipus, s’expliquent par la nouveauté de ce peuplement. De même, leur langue était-elle de caractère rugueux et de sonorités barbares, à en juger par les noms utilisés pour les animaux[85].
Tout semble indiquer que les Américains étaient des hommes nouveaux, ou pour mieux dire des hommes si anciennement dépaysés qu’ils avaient perdu toute notion, toute idée de ce monde dont ils étaient issus. Tout semble s’accorder aussi pour prouver que la plus grande partie des continents de l’Amérique était une terre nouvelle, encore hors de la main de l’homme, et dans laquelle la nature n’avait pas eu le temps d’établir tous ses plans, ni celui de se développer dans toute son étendue[86]
Ainsi l’homme a aussi une patrie et celle-ci est extra-américaine
(il a été «dépaysé»). Les Péruviens
et les Mayas sont eux aussi des colons de cette terre vierge, et c’est
le caractère récent de leur peuplement qui rend compte de l’infécondité
de la terre. Le petit nombre d’espèces animales (et leur petite
taille) indique la médiocrité de la nature: «Rien ne prouve
mieux ce fait combien la nature était vide et déserte dans cette
terre nouvelle»[87].
Buffon accumule les témoignages qui établissent le vide premier
de l’Amérique, c'est-à-dire les vagues successives de colonisation.
C’est encore une manière de lutter contre la prolifération
du faux merveilleux lié aux cabinets de curiosité: ces témoignages
«nous apprennent [...] à nous défier du témoignage
postérieur des descripteurs de cabinets ou des nomenclateurs, qui peuplent
ce Nouveau Monde d’animaux, lesquels ne se trouvent que dans l’Ancien,
et qui en désignent d’autres comme originaires de certaines contrées,
où cependant jamais ils n’ont existé»[88].
Le texte de Buffon se termine par quelques conseils aux naturalistes pour éviter
les erreurs de nomenclatures[89].
En particulier, il faut respecter la règle (découverte par Buffon)
qui fait que les animaux des parties méridionales ne se trouvent pas
dans les deux continents à la fois. Ensuite, il faut, autant que possible,
s’abstenir des noms génériques. Bailly se fera l’écho
de la nouvelle vision proposée par Buffon:
Ce grand continent placé en face de celui de l’Europe et l’Afrique, un peu loin à la vérité, ce pays fertile et riche en métaux, rappela les descriptions du philosophe [Platon]; on y retrouva les richesses et la magnificence de son île, et le Nouveau Monde fut son Atlantide. Je ne sais si on n’y plaça pas également l’Ophir de Salomon, parce que ce roi sage y envoyait chercher de l’or, dont on a rencontré des sources intarissables en Amérique. Ces idées, Monsieur, étaient du siècle des érudits, et non du siècle de la philosophie[90].
14. Ainsi, Bailly en appelle à une nouvelle caractérisation de
l’Amérique, autrement que par les sources anciennes. Il propose
de «passer en Amérique», non pour la voir telle qu’elle
est (dénaturée par l’industrie des Européens, dépeuplée
par leur cruauté): «Il faut rendre au Nouveau Monde sa face antique;
il faut le voir comme au temps de Colomb. C’était un sol fertile
mais inculte, une terre neuve et vierge. Un sol inculte ne peut porter que de
nouveaux habitants, une terre vierge n’a connu l’homme que depuis
peu»[91]. Ainsi, l’Amérique
se caractérise par une nature inculte (massifs impénétrables,
plaines peuplées de reptiles et d’insectes...); un peuplement «jeune»
et «récent».
Sur ces points, Buffon occupe une position ambivalente: à la fois il
souligne l’originalité des deux faunes, recherchant un en-deçà
des bouleversements écologiques liés aux transplantations[92];
il inscrit donc le continent sud-américain dans l’histoire de la
biogéographie émergente[93].
Mais dans le même temps, il propose un schéma général
de dégénération qui touche au premier chef les espèces
qui ont colonisé l’Amérique et en altère la forme.
Il assigne aux espèces américaines à la fois une patrie
et un naturel déterminés, et en même temps, il les considère
implicitement comme des espèces déracinées ou dépaysées,
le fruit d’un déplacement[94].
Par ailleurs, il faut mettre en rapport la manière dont Buffon traite
l’Amérique et sa méthodologie: il opère un traitement
physique qui, par voie de comparaison, dégage des faits généraux.
Là où les théologiens interrogent l’origine de l’homme
amérindien par le biais des généalogies bibliques, Buffon
questionne l’unité de l’espèce humaine, à la
fois par une prise en compte des filiations fécondes et par l’analyse
des facteurs pouvant influencer la forme spécifique. En ce sens, la perspective
de la dégénération n’est pas un jugement d’essence
ou de nature: c’est un exemple pris sur une loi générale
(l’altération physique liée à l’influence du
climat); c’est un fait qui permet d’établir un autre fait
singulier (la jeunesse du peuplement américain); c’est enfin la
description d’un effet purement réversible. Gageons que des Aztèques
transportés en Europe auraient, selon Buffon, retrouvé leurs poils,
de même que des Hottentots auraient perdu au Danemark la noirceur de leur
peau[95].
[1] De manière exemplaire, l’histoire naturelle n’intervient qu’après la description des mœurs et religions des Amériques dans l’ouvrage d’A. THÉVET, Les Singularités de la France antarctique, autrement nommée Amérique et de plusieurs terres et îles découvertes de notre temps, Plantin, Anversa 1558; Paris 1558. C’est d’abord le «petun» (chapitre XXXII), puis le «paquouere» (une sorte de bananier au chapitre XXXII). L’ananas (nana) intervient dans un chapitre sur les manières de traiter les maladies. Le toucan, premier animal cité, intervient dans un chapitre sur le commerce entre les peuples (chapitre XLVII). La description des oiseaux débouche sur des considérations sur les venaisons (chapitre XLIX).
[2] A. GERBI, La Disputa del Nuovo Mondo. Storia di una polemica (1750-1900), Ricciardi, Milano-Napoli 1955, traduction espagnole, Mexico City 1960, traduction anglaise (augmentée) par J. MOYLE, The Dispute of the New World. The History of a Polemic (1750-1900), University Press, Pittsburgh 1974; J. E. CHAMBERLIN - S.L. GILMAN (a cura di), Degeneration. The Dark Side of Progress, Columbia University Press, New York 1985.
[3] Lescarbot peint la Nouvelle France comme une terre où le blé pousse sans culture. Cité par G. CHINARD, L’Amérique et le rêve exotique dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècle, Paris 1913, reprint Slatkine, Genève 2000, p. 123.
[4] Cf. H. HONOUR, The New Golden Land: European Images of America, from the Discoveries to the Present Time, Allen Lane, London 1975.
[5] Cf. C. DURET, Histoire admirable des plantes, Nicolas Buon, Paris 1605, chapitre XX: «Du fruict qui mange le fer».
[6] La lettre fut publiée à Paris en 1503, à Rome, Venise et Augsbourg en 1504. Amerigo Vespucci est probablement le premier à avoir qualifié les terres de la mer occidentale de «what we may rightly call a New World, [...] a Continent», (H. HONOUR, New Golden Land cit., p. 12).
[7] A. DE HERRERA, Novus orbis, sive descriptio Indiae Occidentalis, Colinius, Amstelodami 1622, p. 1.
[8] Cette quadripartition physique peut trouver un équivalent moral. Cf. J. DE LÉRY, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, dite Amérique (1558), 4e édition Vignon, Genève 1611: «touchant leur naturel, on [peut] dire vaillants Européens, efféminés Africains, mols Asiatiques, et vindicatifs Américains, car en général voilà leurs humeurs, titres et épithètes».
[9] A. THÉVET, Cosmographie universelle, L’Huilier, Paris 1575, t. II, p. 911 a, Livre XXI, chapitre 3: “Pourquoi cette terre a été nommée par moi France Antarctique et par d’autres faussement Indes”; «Car étant cette terre découverte de notre temps, si grande comme elle est ce serait simplesse que de la soumettre au nom particulier de l’Inde».«Car l’Inde est orientale et l’Antarctique est toute méridionale: le Pérou, Mexique, la Floride entre l’Équateur et le Pôle Arctique. Par quoi vous pouvez voir la faute de plusieurs hommes de notre siècle».
[10] A. THÉVET, Singularités cit., p. 51: «Je ne doute pas que s’ils eussent connu celle dont nous parlons, considéré sa grande étendue, qu’ils ne l’eussent nombrée la quatrième car elle et beaucoup plus grande que nulle des autres. Cette terre à bon droit est appelée Amérique, du nom de celui qui l’a premièrement découverte, nommé Americ Vespuce, homme singulier en art de navigation et hautes entreprises».
[11] A. THÉVET, Singularités. cit., p. xii.
[12] Colomb s’appuie sur l’Imago Mundi de Pierre d’Ailly et renvoie à la prophétie d’Esaïe 65, 17 et 66, 22. Cfr. K. SALE, The Conquest of Paradise, Knopf, New York 1992, p. 190; P. MOFFITT WATTS, Prophecy and Discovery: on the Spiritual Origins of Christopher Columbus’ Enterprise of the Indies, «American historical review», XC (1985), pp. 73-102; L. I. SWEET, Christopher Columbus and the millenial vision of the New World, «Catholic historical review», LXXII (1986), pp. 369-382.
[13] Cf. D.F. NOBLE, The Religion of technology, Knopf, New York 1997, chapitre VII, “the new Eden”.
[14] J.-J. ROUSSEAU, La Découverte du Nouveau Monde, in Œuvres complètes, Edition de la Pléiade, t. II, p. 828: «Notre audace en ce jour découvre un Nouveau Monde. Il est fait pour porter nos fers».
[15] Dictionnaire de l’Académie françoise, Coignard, Paris 1694, article «Nouveauté».
[16] L’origine du terme est, comme toujours, contestée. Selon Laporte (Le Voyageur français, ou la connaissance de l’Ancien et du Nouveau Monde, IX, 1769, p. 347), la Virginie est «ainsi nommée par la reine Elisabeth, soit parce que cette princesse était vierge, soi parce qu’elle vivait dans le célibat, soit plutôt parce que le pays même et ses habitants semblaient retenir encore la pureté, la candeur et la simplicité de la première création».
[17] Cité dans The European Vision of America, Cleveland Museum 1975, traduction française, L’Amérique vue par l’Europe, Éditions des Musées nationaux, Paris 1976, p. XXV.
[18] Philibert Commerson à Pierre-Étienne Crassous, cité in P. A. CAP, Philibert Commerson, naturaliste voyageur, Masson, Paris 1861, p. 33: «Si je suis obligé, en proposant mon système, de réformer les phrases des naturalistes qui m’ont précédé, d’autres, par la suite, en feront de même des miennes. Dies diem docet».
[19] P. BELON, L’Histoire de la Nature des Oiseaux, Guillaume Cauellat, Paris 1555, reprint Droz, Genève 1997.
[20] Cfr. M. ZOHARY, Plants of the Bible, Cambridge University Press, Cambridge 1982.
[21] A. THÉVET, Cosmographie cit., p. 99 r.: «Aristote et quelques autres après lui se sont efforcés avec toute diligence de chercher la nature des animaux, arbres, herbes et autres choses naturelles: toutefois par ce qu’ils ont écrit, n’est vraisemblable qu’ils soient parvenus jusqu'à notre France antarctique ou Amérique, pour ce qu’elle n’était découverte auparavant, ni de leur temps. Toutefois, ce qu’ils nous en ont laissé par écrit nous apporte beaucoup de consolation et soulagement. Si donc nous en décrivons quelques-unes, rares quant à nous et inconnues, j’espère qu’il ne sera pris en mauvaise part, mais au contraire pourra apporter quelque contentement au Lecteur, amateur des choses rares et singulières, lesquelles nature n’a voulu être communes à chacun pays».
[22] G. PISO, De Indiae utriusque re naturali et medica, Elzevir Amstelodami, 1658, dont le magnifique frontispice montre un Américain et un Indien, et de nombreux animaux des deux faunes (dodos, rhinocéros, jaguar, poissons, fourmilier...): «Defectus illius causa fuit, non una, potiores tamen duae [...] Altera, quod Indiae, jam tum notae, non satis tamen essent cognitae, nedum perspectae [...] Altera, quod major terrae pars, universa America scilicet».
[23] L. PINON, Les livres de zoologie de la Renaissance: objets de mémoire et instruments d’observation (1460-1605), thèse sous la direction de M.G. CHAIX, Université de Tours 1999-2000, vol. I, p. 273: une planche d’une traduction espagnole de Pline identifie le dindon américain (galipavos) à un grand tétras (Historia natural, X, 22, traduction Geronimo de Huerta, Madrid 1624-1629, p. 718).
[24] J. P. CORNUT, Canadensium plantarum, Paris 1635, édition J. STANNARD, New York 1966, p. 136 (cité par H. HONOUR, New Golden Land cit., p. 48).
[25] G. F. DE OVIEDO, Historia general de las Indias, Séville 1535. Sur son voyage en Amérique en 1571 et ses travaux demeurés inédits pendant plusieurs années, cfr. M. CERMENATI, Annali di botanica, IV (1906), pp. 329-348; L. DE GOMARA, Historia general de las Indias, Saragosse et Anvers 1552-1554, traduction M. FUMÉE, Histoire générale des Indes occidentales, Paris 1569 (1584). L’ouvrage connut un vif succès. Bodin et Montaigne lui empruntent beaucoup. Cf. P. VILLEY, Les sources et l’évolution des Essais de Montaigne, 2e édition, Paris 1938, t. I, p. 152.
[26] Montesquieu commente ces points: cfr. Mes Pensées, Edition de la Plèiade, I, 1206; Esprit des lois, XIV, 2 («Il y a deux siècles qu’une maladie, inconnue à nos pères, passa du Nouveau Monde dans celui-ci»).
[27] L’ouvrage paru à Londres en 1596 est la traduction de l’Historia medicinal de las cosas que se traen de nuestras Indias Occidentales que siruen en Medicina, Séville 1574, du médecin espagnol Nicolas Monardes (1493-1588), également traduit par Clusius en latin, De Simplicibus medicamentis ex occidentali India delatis, Anversa 1574, et en italien par Annibale Briganti, Venezia 1576.
[28] Augustin traitait déjà ce point dans la Cité de Dieu, XV, 26-27 (sur l’arche) et surtout XVI, 7 (sur le peuplement des îles).
[29] D. DIDEROT, Supplément au voyage de Bougainville, édition Lewinter, X, 200: «Comment explique-t-il le séjour de certains animaux dans des îles séparées de tout continent par des intervalles de mer effrayants? Qui est-ce qui a porté là le loup, le renard, le chien, le cerf, le serpent? - Il n’explique rien, il atteste le fait. - Et vous, comment l’expliquez-vous? - Qui sait l’histoire primitive de notre globe? Combien d’espaces de terre maintenant isolés, étaient autrefois continus?».
[30] Cfr. D. C. ALLEN, The Legend of Noah. Renaissance rationalism in art, science and letters, University of Illinois Press, Urbana 1949, chapitre VI, pp. 113-137; M. B. ISRAëL, Espérance d’Israël (1649), édition Henri Méchoulan-Gérard Nahon, Vrin, Paris 1979.
[31] P. AVRIL, Voyage en divers États d’Europe et d’Asie, Barbin, Paris 1692, p. 210.
[32] Ces questions sont traitées par M. DE GUIGNES, Recherches sur les navigations des Chinois du côté de l’Amérique et sur quelques peuples situés à l’extrémité orientale de l’Asie, in Mémoires de l'Académie Royale des Inscriptions et Belles-Lettres, t. XXVIII, Paris 1761, pp. 503-525.
[33] Cfr. D. C. ALLEN, Legend of Noah, pp. 185-186. Redi se moque de Kircher (Esperienze intorno alla generazione degli insetti, 1668, Firenze 1688) et Réaumur poursuivra le débat avec les Jésuites (Mémoires pour servir à l’Histoire des Insectes, Imprimerie Royale, Paris 1734-1742, t. I, p. 29).
[34] J. DE ACOSTA, De Natura novi orbis, Salamanca 1589, traduction de R. Regnault, Histoire naturelle et morale des Indes tant orientales qu’occidentales, Orry, Paris 1598, p. 195 r-v.
[35] J. DE ACOSTA, Histoire naturelle des Indes cit., pp. 195 v- 196 r.
[36] Cfr. M. DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Maspero, Paris 1971 (réédition Albin Michel, Paris 1995).
[37] T. HOQUET, La comparaison des formes. Ordre et méthode dans l’Histoire naturelle de Buffon, «Corpus, Revue de Philosophie», XLIII (2003), pp. 355-416.
[38] On en trouve toutefois plusieurs formulations (citées par A. GERBI, Dispute cit., p. 565). Par exemple, Mellin de Saint-Gelais, 1556: «different cattle, different fruits and vegetables, and a different people inhabiting the land”; Juan de Cardenas: “in the Indies, everything is portentous, everything is surprising, everything is distinct and on a larger scale than that of the Old World».
[39] BUFFON, Histoire naturelle des oiseaux, I, IR XVI, p. xii (nous renvoyons à l’édition originale en 36 volumes, 1749-1788 - notée IR, pour Imprimerie Royale).
[40] Ivi, IR, X, 279.
[41] FLOURENS, Buffon, Histoire de ses travaux et de ses idées, Paulin, Paris 1844, chapitre VIII, «Lois de la distribution des animaux sur le globe”. La recherche de ces lois organise l’essentiel de l’ouvrage (cfr. également le chapitre VI, consacré aux grandes lois de la fécondité). La méthode de lecture de Flourens est explicitée, p. 196: «J’imite Buffon. Ce ne sont pas les petites erreurs de Buffon que je cherche. Je cherche les grandes vues, les idées vastes, la métaphysique supérieure qui préside à ces idées et à ces vues. Ceci est Buffon en grand».
[42] Prenant acte de ce point, une tradition hagiographique française, qui court de Brunetière à Mornet, fera de Buffon le fondateur de la zoologie géographique — interprétation contestée par A. GERBI, Dispute cit., p. 566.
[43] BUFFON, IR, IX, 12-13: «L’animal d’Amérique que les Européens ont appelé Lion, et que les naturels du Pérou appellent Puma».
[44] ALLAMAND, cité par BUFFON, IR, XXXVI, p. 6.
[45] BUFFON, IR IX, pp. 1-3. L’influence du climat avait déjà été traitée dans les Animaux sauvages de 1756 (IR, VI, pp. 57-58): «En Amérique, où les chaleurs sont moindres, où l’air et la terre sont plus doux qu’en Afrique, quoique sous la même ligne, le tigre, le lion, la panthère, n’ont rien de redoutable que le nom: ce ne sont plus ces tyrans des forêts, ces ennemis de l’homme, aussi fiers qu’intrépides, ces monstres altérés de sang et de carnage; ce sont des animaux qui fuient d’ordinaire devant les hommes, qui loin de les attaquer de front, loin même de faire la guerre à force ouverte aux autres bêtes sauvages, n’emploient le plus souvent que l’artifice et la ruse pour tâcher de les surprendre; ce sont des animaux qu’on peut dompter comme les autres, et presque apprivoiser. Ils ont donc dégénéré, si leur nature était la férocité jointe à la cruauté, ou plutôt ils n’ont qu’éprouvé l’influence du climat; sous un ciel plus doux, leur naturel s’est adouci, ce qu’ils avaient d’excessif s’est tempéré, et par les changements qu’ils ont subis, ils sont seulement devenus plus conformes à la terre qu’ils ont habitée», (Buffon soutient encore ici l’identité des espèces: ce qu’il y a en Amérique, ce sont bien des lions et des tigres dont le naturel a subi l’influence du climat. Dans le texte de 1761, il soutient au contraire la différence originelle des naturels).
[46] BUFFON, IR, IX, pp. 9-10.
[47] IR, IX, p. 13.
[48] IR, IX, p. 13.
[49] IR, IX, p. 63.
[50] IR, IX, p. 13.
[51] IR, IX, p. 55.
[52] IR, IX, p. 78.
[53] IR, IX, p. 13.
[54] IR, IX, p. 14.
[55] Cité par BUFFON, Animaux de l’Ancien continent, IR, IX, pp. 57-58 qui renvoie à ACOSTA, traduction de Renaud, Paris 1600, pp. 44-208 et GARCILASSO, Histoire des Incas, Paris 1744, t. II, p. 266 sg.
[56] BUFFON, IR, IX, pp. 63 et 116. Buffon note que Du Tertre emprunte plusieurs éléments à Acosta.
[57] IR, IX, p. 64.
[58] IR, IX, pp. 68-69.
[59] IR, IX, pp. 69-70.
[60] IR, IX, pp. 70-71.
[61] IR, IX, p. 74.
[62] Animaux du Nouveau Monde, IR, IX, p. 96.
[63] Les Tigres, IR, IX, p. 54.
[64] IR, IX, p. 54.
[65] IR, IX, p. 54.
[66] IR, IX, p. 55.
[67] IR, IX, pp. 13-14.
[68] IR, IX, pp. 78-79 et 79-80.
[69] BUFFON, Addition à l’article du Coaita, IR, XXXVI, p. 101.
[70] Par exemple, IR, IX, p. 57. On retrouve également la référence à BRISSON, IR, IX, pp. 119-120.
[71] BUFFON, Le Loris de Bengale, IR, XXXVI, p. 129.
[72] IR, XXXVI, p. 134.
[73] IR, IX, p. 86.
[74] IR, IX, p. 87: «Si nous comptons deux cents espèces d’animaux quadrupèdes dans toute la terre habitable ou connue, nous en trouverons plus de cent trente espèces dans l’ancien continent et moins de soixante-dix dans le nouveau; et si l’on en ôtait encore les espèces communes aux deux continents, c'est-à-dire seulement celles qui par leur nature peuvent supporter le froid, et qui ont pu communiquer par les terres du nord de ce continent dans l’autre, on ne trouvera guère que quarante espèces d’animaux propres et naturels aux terres du Nouveau Monde».
[75] IR, IX, p. 87.
[76] IR, IX, p. 88.
[77] IR, IX, pp. 102-103. A. GERBI, Dispute cit., p. 5, note que ce point pouvait être effectivement vérifié: les pâturages américains ont longtemps été inférieurs à ceux de l’Europe, de même que le développement de la zootechnique.
[78] IR, IX, p. 104.
[79] IR, IX, p. 110.
[80] Animaux communs aux deux continents, IR, IX, p. 103: «Il y a donc dans la combinaison des éléments et des autres causes physiques, quelque chose de contraire à l’agrandissement de la nature vivante sous ce Nouveau Monde; il y a des obstacles au développement et peut-être à la formation des grands germes; ceux mêmes qui ont reçu leur forme plénière et leur extension toute entière, se resserrent, se rapetissent, sous ce ciel avare et dans cette terre vide, où l’homme en petit nombre était épars, errant».
[81] IR, IX, p. 104.
[82] IR, IX, p. 111.
[83] Pour Buffon, la supériorité en taille des montagnes américaines («elles sont en général élevées d’un quart de plus que celles de l’Europe», Supplément V, IR, XXXIV, p. 302) est-il un signe de nouveauté? Il y voit l’indice que «presque toutes ont été ou sont encore des volcans embrasés», à l’inverse des volcans de l’Ancien monde qui sont pour la plupart éteints. BUFFON, Suppléments V, IR, XXXIV, 266: «Quoiqu’il y ait plus d’eau sur la surface de l’Amérique que sur celle des autres parties du monde, on ne doit pas en conclure qu’une mer intérieure soit contenue dans les entrailles de cette nouvelle terre. On doit se borner à inférer de cette grande quantité de lacs, de marais, de larges fleuves, que l’Amérique n’a été peuplée qu’après l’Asie, l’Afrique et l’Europe où les eaux stagnantes sont en bien moindre quantité; d’ailleurs, il y a mille autres indices qui démontrent qu’en général, on doit regarder le continent de l’Amérique comme une terre nouvelle dans laquelle la nature n’a pas eu le temps d’acquérir toutes ses forces, ni celui de les manifester par une très nombreuse population».
[84] IR, IX, p. 112.
[85] IR, IX, pp. 112-113: «leurs arts étaient naissant comme leur société, leurs talents imparfaits, leurs idées non développées, leurs organes rudes et leur langue barbare».
[86] IR, IX, pp. 113-114. Cfr. aussi, Époques de la nature, Supplément V, 179: «Le Nouveau Monde, surtout dans ses parties méridionales, est une terre plus récemment peuplée que celle de notre continent; [...] la nature, bien loin d’y être dégénérée par vétusté, y est au contraire née tard et n’y a jamais existé avec les mêmes forces».
[87] IR, IX, p. 115.
[88] IR, IX, p. 117.
[89] IR, IX, p. 121.
[90] S. BAILLY, Lettres sur l’Atlantide de Platon et sur l’ancienne histoire de l’Asie, pour servir de suite aux Lettres sur l’origine des sciences, adressées à M. de Voltaire, Elmesly-Debure, Londres-Paris 1779, p. 86.
[91] Ivi, p. 87.
[92] Sur ce point, cfr. A. CROSBY, Ecological Imperialism. The Biological Expansion of Europe (900-1900), Cambridge University Press, New York 1986.
[93] Y. LAISSUS (a cura di), Les Naturalistes français en Amérique du Sud. XVIe-XIXe siècles, CTHS, Paris 1995.
[94] Sur les contradictions internes au concept buffonien de dégénération, cfr. V. ARéCHIGA-CORDOVA, El concepto de degeneración en Buffon, «Ludus-Vitalis», IV (1996), pp. 55-73. En particulier, si la nature en Amérique est jeune («La nature bien loin d’y être dégénérée par vétusté y est au contraire née tard») et si la nature a tendance à rapetisser en vieillissant. (Par exemple, Pétrifications et fossiles: «À mesure que la terre s’est refroidie, la nature vivante s’est raccourcie dans ses dimensions», ou Époques de la nature: «en comparant leurs dépouilles antiques avec celles de notre temps, on voit qu’en général ces animaux étaient alors plus grands qu’ils ne le sont aujourd'hui»), alors les espèces devraient être plus grandes en Amérique, ce qui n’est pas le cas.
[95] Selon l’image fameuse du texte De la Dégénération des Animaux.