1. Diderot n’hésite pas à attribuer le progrès
des Lumières en Europe à la connaissance de ces peuples que
l’on dénomme alors Sauvages[1],
et qui sont en fait - les Indiens d’Amérique du nord, de préférence
ceux du Canada; en tout cas, même si les Lumières peuvent aussi
revendiquer d’autres sources, celle là reste une des plus importantes[2].
Sans nul doute, et dès le XVIe siècle, la rencontre des Européens
et des Sauvages, pour sanglante et destructrice qu’elle ait été,
a donné une impulsion très vive à la pensée libre
et critique en Europe occidentale. Leur seule existence, avec ce que l’on
a d’abord cru être une totale absence de religion, ébranle
la prétention des Eglises qui se référaient à
un accord universel sur la croyance en Dieu, elle ébranle aussi la
prétention de faire de l’ordre social et politique existant en
Europe le seul ordre concevable, elle propose un autre modèle marqué
par des différences radicales. Et qui entraîne sur la voie d’une
critique résolue du droit de propriété individuelle.
Et pourtant on assistera à un complet retournement de la perception
de ces mêmes Indiens après la Révolution française,
au point que l’on en a dorénavant une vision totalement négative.
Ce renversement de la représentation de ces mêmes «Sauvages»
s’explique paradoxalement par la révolution française
elle-même. Alors qu’avant 1789, l’avant-garde intellectuelle
s’inspirait avec curiosité et passion de la recherche de sociétés
différentes érigées en modèles ou sources de réflexion,
la révolution triomphante se proclame la « grande Nation »
et propose au monde entier son propre modèle. Très rapidement,
des sociétés que l’on étudiait en tant que différentes
(chinoise aussi bien qu’amérindiennes) mais au sein de l’unité
de l’espèce humaine vont devenir totalement étrangères
à ce que l’on nomme la civilisation, apparaître comme des
aberrations plus ou moins monstrueuses. Les Sauvages des Lumières deviennent
les Peaux Rouges scalpeurs et cauchemardesques du XIXe siècle industriel
et avancé. Il sera réconfortant de revenir au point de départ.
La définition courante au XVIIIe siècle des Sauvages comme de
peuples essentiellement nomades, sans domicile fixe comme sans lois ni culte,
ne devrait pas être prise au pied de la lettre. De fait les nations
indiennes du Canada, comme celles qui bordent les colonies anglaises de terre
ferme, et dont la fraction masculine se livre à de longues errances
de chasse pendant l’hiver, n’en occupent pas moins un espace approximativement
défini, même sans tracé de frontières. Surtout,
les relations entre Français colonisateurs et nations indiennes au
Canada sont un phénomène singulier. Ces Sauvages ne sont pas
des colonisés comme le sont les Indiens des colonies espagnoles ou
portugaises. Il n’est pas non plus question de les refouler ou de les
exterminer comme l’ont déjà entrepris les colons anglais.
Le Canada français n’est une possession du roi que pour une frange
de territoire le long des deux rives du Saint-Laurent, notamment autour des
deux villes de Québec et Montréal, plus quelques îles
à l’entrée du fleuve. Les postes français dans
la région des Grands Lacs ne se sont créés qu’avec
l’accord des Indiens avoisinants, à titre de concession éventuellement
révocable. Ce que Paris a cédé aux Anglais par le traité
de 1763 ne peut donc être que cette petite zone francisée[3].
Il en résultait, dans la période du Canada français que
la présence coloniale reposait sur des relations avec les Indiens d’égal
à égal, et tout un système d’alliances. Du même
coup, les Français étaient obligées de prendre leur part
des guerres entre Indiens, et cela, dès les débuts de l’entreprise
de Champlain sous Henri IV, tandis que plus tard ils se sont efforcés
de faire participer les Indiens aux conflits franco-anglais.
2. Mais ce qui nous intéresse ici plus directement, c’est que
des Français vont aller vivre chez les Sauvages et à la mode
des Sauvages, soit temporairement, soit définitivement. Les derniers,
ceux que l’on nomme les « coureurs des bois » s’installent
dans un groupe indien, pour participer à la chasse aux animaux à
fourrures, fondent une famille avec une femme indienne, ont des descendants.
L’indianité, si l’on peut dire ainsi se transmettant par
les femmes, les Indiens sont tout naturellement accueillants à ceux
qui veulent bien vivre en Indiens; c’est en somme, et pour le traduire
dans notre langage juridique, la seule condition d’une pleine naturalisation.
Elle peut aussi se faire pour un temps, comme il advient par exemple pour
ces officiers du roi que sont Lahontan (1667-1716) ou Bougainville dans sa
jeunesse (1729-1811). Autre exemple: les Creeks sur le territoire de l’actuel
État d’Alabama aurait eu un chef de guerre français vers
1792-1795, un certain Leclerc dit Milfort[4],
lui même succédant à McGillivray, fils d’un pharmacien
anglais et d’une Indienne, laquelle était elle-même fille
d’un Français et d’une Indienne. De là résulte
cette constatation faite par Diderot, et par d’autres[5],
que les Indiens que l’on a envoyés en France ne s’y sont
pas trouvés bien et sont toujours retournés chez eux, (les exceptions
sont tout à fait rares) alors que des Français se sont trouvés
très bien à vivre en Indiens. Il en résulte aussi une
connaissance mutuelle plus intime, pourrait-on dire. Outre ces indianophiles
civils ou militaires, il y a encore les missionnaires qui s’efforcent
de vivre chez les Indiens, de s’initier à leurs mœurs dans
l’espoir et avec le but affiché de les convertir. Certes, ils
ne sont pas parvenus à obtenir un grand nombre de conversions, quelques
centaines qui ont été installés près des deux
villes, et c’est tout. Mais du point de vue de la connaissance, leur
apport est de la plus haute importance. Notons qu’un des plus notables
d’entre eux, le P. Jean de Brébeuf, qui eut le malheur, étant
avec les Hurons, de tomber aux mains de leurs ennemis Iroquois et fut torturé
et mangé en 1649, avait pour principe que tout travail de prosélyte
exigeait d’abord la connaissance de la langue de la nation où
l’on allait.
Bien entendu, les missionnaires ne peuvent pas s’accommoder de ces repas
rituels où les Indiens consomment leurs prisonniers de guerre, encore
moins des longs supplices par lesquels ils sont mis à mort. Il faut
bien croire que les coureurs des bois, eux, s’y étaient faits,
tout comme ces Normands qui dans la première moitié du XVIe
siècle étaient installés parmi les Indiens de la baie
de Rio de Janeiro et servaient d’interprètes quand arrivait un
bateau de commerce français; eux aussi mangeaient de l’homme,
ce qui avait indigné Jean Léry. Ces pratiques suffisent-elles
à faire des Indiens les représentants d’une altérité
totale par rapport aux Européens, on le voit, ce n’est pas évident
pour tout le monde. Plus précisément, tout dépend d’où
l’on parle, pour reprendre une formule usuelle en 1968 et qui n’est
pas dépourvue de sens. Le regard de l’Européen sur ces
sociétés différentes varie selon le mode de pensée
habituel de l’observateur. Explorateur, ce qui pratiquement est un travail
préliminaire à celui du colonisateur, l’Européen
est là pour dresser cartes marines et terrestres, et inventaire des
ressources éventuelles. L’homme qu’il rencontre et qui
n’est pas habillé comme lui, n’est pour lui qu’un
élément du paysage et de l’inventaire, ou bien il est
destiné à être enlevé, transféré
en France, de manière à devenir bilingue et servir d’interprète
pour le voyage suivant. Le point de vue du colonisateur en tant que tel voit
les populations originelles comme instruments en fonction de calculs politiques
ou économiques; nous avons vu que dans le cas particulier du Canada
français, ces calculs obligeaient à tenir compte de la réalité
des nations indiennes de tout autre manière que dans le reste de l’Amérique
continentale, et que, pour une fois, les adversaires du nouvel occupant se
confondaient avec les adversaires déjà constitués des
Indiens présents dans la zone.
3. Beaucoup plus complexes sont l’attitude et les jugements des missionnaires.
Pour ce qui est de leur raison d’être première, la conversion
des Indiens, ils se heurtent à des obstacles presque insurmontables
que le P. Brébeuf constate honnêtement, et sur lesquels Lahontan,
un demi-siècle plus tard, reviendra d’un tout autre point de
vue. Dans une lettre de 1636, le religieux écrit que les Indiens écoutent
les discours des missionnaires, après quoi ils répondent toujours :
« "Telles sont nos coutumes, votre monde est différent du
notre. Le Dieu qui a fait le votre, disent-ils, n’a pas produit le notre".
Enfin leurs mauvaises habitudes les retiennent encore dans les filets de Satan »[6].
Lahontan, après avoir relaté une discussion sur la religion
avec ce Kondiarok dont il fera le principal interlocuteur des Dialogues
avec un Sauvage, explique la stratégie des Indiens en la matière:
«les sauvages écoutent tout ce que les Jésuites leur prêchent
sans les contredire, ils se contentent de se railler entre eux des sermons
que ces Pères leur font à l’église, et s’il
arrive qu’un sauvage parle à cœur ouvert à quelque
français, il faut qu’il soit bien persuadé de son amitié
et de sa discrétion»[7].
Les missionnaires sont par ailleurs partagés dans leur jugement sur
ces mœurs et coutumes auxquelles ils se heurtent. Il va de soi que l’anthropophagie,
même rituelle, et les supplices, font partie des «mauvaises habitudes»
évoquées par le P. Brébeuf. D’autre part, en tant
que lecteurs et propagateurs de l’Évangile, ils sont portés
à comparer le mode de vie indien au mode de vie européen, et
tandis que les vices et péchés multiples et multiformes de la
vieille Europe fournissent aisément matière à tant de
sermons tonnant d’indignation et de colère (vaine), les mœurs
indiennes, à la réserve des deux aspects mentionnés,
apparaissent dignes d’éloge. Ils reconnaissent sans peine et
sans problème qu’une des raisons en est que les Indiens ignorent
le Tien et le Mien, autrement dit la propriété. À la
vérité, Jacques Cartier, qui ne se souciait pas trop de morale,
l’avait déjà noté en passant. Le thème est
repris dans le livre de Lescarbot en 1609, dans la Relation du P. Lejeune,
en 1634; celle du P. Leclercq en 1691, bien entendu dans le livre très
lu du P. Charlevoix en 1744, lequel invoque à l’appui les Pères
de l’Église: «le tien et le mien, ces paroles froides, comme
les appelle Saint Grégoire, pape, [...] qui en éteignant dans
nos cœurs le feu de la charité, y allument celui de la convoitise
ne sont pas connues de ces sauvages»[8].
Certes, les religieux, y compris Bossuet et tant d’autres, ont fait
de la critique des richesses et des biens de ce monde un thème ressassé
que personne ne prend trop au sérieux. C’est pourquoi de telles
références à propos des Sauvages n’ont pas chez
les missionnaires la portée qu’elles acquièrent dans l’œuvre
capitale du baron de Lahontan, juste à l’orée du siècle
des Lumières.
Hors de France, un auteur italien, éclairé certes mais peu révolutionnaire,
Algarotti, juge lui aussi à propos des Iroquois que «ces nations
que nous nous plaisons à qualifier de barbares mériteraient
pourtant d’être imitées par nous», après avoir
notamment signalé le « épris des richesses qu’affichent
leurs capitaines» et qui «n’a pas d’exemple chez les
peuples policés»[9].
4. Pour ce qui est de Lahontan et de son œuvre, on sait qu’elle
tient toute en trois livres publiés successivement sous la date de
1703: les Nouveaux Voyages de M. le baron de Lahontan [...], les Mémoires
de l’Amérique septentrionale [...], le Supplément
aux Voyages du baron de Lahontan [...], qui contient les Dialogues
avec un Sauvage, ce dernier ayant été republié en
1705 avec de virulentes additions attribuées généralement
à Gueudeville, un publiciste français réfugié
en Hollande et antimonarchiste[10].
Ici la constatation de l’absence de propriété chez les
Indiens sert de point de départ à une vigoureuse critique de
l’ordre social établi en Europe, de même que le refus des
Indiens de se convertir est le point de départ d’une très
vive critique des dogmes chrétiens, au profit cependant non de l’athéisme
mais d’une sorte de religion naturelle. Il y a donc là deux orientations
éventuelles de cette sorte d’influence indienne, selon que l’on
retiendra davantage la critique religieuse, ou la critique sociale. Ainsi
la différence dûment enregistrée entre nous et eux ne
fait pas des Sauvages des peuples qui seraient radicalement autres, mais des
semblables avec un stade de développement différent, mais qui
sont susceptibles de nous aider à concevoir une société
autrement et mieux construite que n’est présentement la notre.
Comme nous ne nous occupons ici que de la réfraction de cette différence
dans la pensée européenne éclairée, nous laisserons
de côté les réactions hostiles de la bonne conscience
européenne, contre lesquelles s’élevait déjà
Lescarbot en 1609:
et néanmoins nos peuples de la Nouvelle France ne sont si stupides et lourdaux que l’on pourrait penser. Et trouve que c’est à grand tort qu’on dit d’eux que ce sont des bêtes, gens cruels et sans raison. Car je n’y ai point vu de niais comme il s’en trouve ès pays de l’Europe [...]. Je puis assurer qu’ils ont autant d’humanité et plus d’hospitalité que nous[11].
Parmi ces détracteurs des Sauvages, il convient de mentionner Thévet,
trop souvent cité comme s’il devait être tenu pour typique
des réactions de l’intelligentsia européenne. Pour lui,
les Indiens, en l’occurrence ceux du Brésil mais le jugement
s’applique à tous, sont des gens «sans foi, sans loi, sans
religion, sans rien de civilisé»[12].
Nous nous en tiendrons là pour ce qui est des origines du racisme.
Revenons au texte de Diderot auquel nous nous étions initialement référés.
Dans l’édition de 1780 de Raynal, il se lisait ainsi : «depuis
qu’on a vu que les institutions sociales ne dérivaient ni des
besoins de la nature ni des dogmes de la religion, puisque des peuples innombrables
vivaient indépendants et sans culte, on a découvert les vices
de la morale et de l’établissement des sociétés ».
Mais dans l’édition première de Raynal, en 1770, le texte
différait : ces « peuples innombrables » étaient
alors « indépendants, sans culte et sans propriété»[13].
Il y a tout lieu de penser que le texte originel et sa correction sont tout
deux du même Diderot. Vers 1770, il lui arrivait en effet de pencher
pour une sorte de primitivisme, qu’attestent le Salon de 1767, la
Satire à la manière de Perse, et un fragment sur,
ou contre, le Tien et le Mien inspiré par la rencontre avec Dom Deschamps.
Mais il est rapidement revenu à une position plus bourgeoise; une autre
correction opérée par lui dans Raynal, également pour
l’édition de 1774, est révélatrice. Il s’agissait
des Guaranis du Paraguay, placés sous la protection rigoureuse des
Jésuites jusqu’à l’expulsion et la dissolution de
l’Ordre. Au sujet de leur très insuffisante croissance démographique,
Diderot écrit : «on ne saurait douter que la maxime qui nous
fait regarder la propriété comme la source de la multiplication
des hommes et des subsistances ne soit une vérité incontestable».
Très précisément, le texte de 1770 mettait en doute une
telle assertion, et celui de Diderot répond donc à une remarque
que le lecteur ne connaît plus[14].
En tout cas, c’est sa thèse définitive, et d’ailleurs
la plus courante à l’intérieur du mouvement des Lumières
et à la veille de la Révolution, qui inscrira la propriété
parmi les droits de l’homme et du citoyen.
5. Si donc les sociétés sauvages apportent la garantie qu’il
n’existe pas de modèle social établi une fois pour toutes,
ne varietur, la garantie qu’un autre type de société
est possible, elles ne sont pourtant pas à imiter dans ce qui frappait
tellement tous les témoins, cette absence du Tien et du Mien généralement
citée avec éloges. De toute façon,
Diderot admet avec beaucoup d’autres que toutes les sociétés
« policées » ont été sauvages, et
donc que les sociétés sauvages deviendront un jour policées,
à leur tout. Elles sont donc, dans cette perspective, davantage un
stimulant de la pensée politique, un aiguillon qui pousse à
secouer les idées toutes faites et admises, qu’à proprement
parler un modèle.
Au contraire, pour cette lignée de penseurs qui va de Lahontan à
Babeuf en passant par Morelly et Dom Deschamps, les Sauvages, en mettant sous
leurs yeux la négation concrète des sociétés européennes
inégalitaires, et qui vont jusqu’à faire de l’inégalité
sociale une exigence nécessaire, comme une loi de la nature, jouent
bien le rôle d’un modèle inspirateur. Dans la préface
des Dialogues avec un Sauvage, Lahontan répondait aux critiques
adressées à ces deux livres précédents, et dans
lesquelles il était lui-même traité de sauvage; et il
soutenait qu’en le qualifiant ainsi, on lui accordait «le caractère
du plus honnête homme du monde, puisque c’est un fait incontestable
que les nations qui n’ont point été corrompues par le
voisinage des Européens n’ont ni tien ni mien ni lois ni juges
ni prêtres». Il continue en plaçant la source de tous les
maux des sociétés policées, dont l’arrogance et
l’arbitraire des ministres de l’État et de ceux des cultes,
dans «la propriété des biens (je ne dis pas celle des femmes) ».
Il n’y aurait d’espoir dans ces sociétés là,
que si « l’Anarchie » était « introduite
chez nous comme chez les Américains»[15].
Donc, des sociétés pleinement égalitaires, et sans État
brimant la liberté naturelle des êtres humains. Lahontan s’arrête
à cet endroit, sur ce souhait qu’il pense sans doute chimérique.
Notons aussi que, sans prendre parti trop clairement en son nom propre, il
met dans la bouche de son Adario, au chapitre II une vigoureuse tirade contre
le droit de colonisation que s’arrogent les Européens[16].
Assez curieusement, un long passage laudatif où il exposait le mode
vie égalitaire des Indiens va se retrouver intact, à une légère
correction de style près, dans Raynal, et dans le même chapitre
auquel Diderot a pris soin de donner une conclusion. Ce fragment, resté
présent dans les trois éditions de Raynal, nous donne la morale
quotidienne des Sauvages en des termes qui ne vont pas sans nous faire penser
aujourd’hui à une manière de scoutisme avant la lettre :
parmi eux, il faut pour être un homme, avoir le talent de bien courir, chasser, pêcher, tirer un coup de flèche ou de fusil, conduire un canot, savoir faire la guerre, connaître les forêts, vivre de peu, construire des cabanes, couper des arbres et savoir faire cent lieues dans les forêts sans autre guide ni provision que son arc et ses flèches[17].
6. Ce genre d’existence convenait aux coureurs des bois, à quelques
Lahontan, et sans doute conviendrait à quelques naturistes d’aujourd’hui ;
mais ce n’est pas celui que prône Raynal dans l’ensemble
de son grand livre. S’il a été conservé, ce passage
peut-être introduit par Deleyre n’est présent qu’à
titre d’élément du tableau objectif des mœurs des
Sauvages du Canada.
Mais d’autres peuvent lire Lahontan tout autrement. Son éditeur
et réviseur Gueudeville va tirer de la lecture de ses textes des conclusions
logiques. Si les sociétés européennes sont source de
malheurs et désordres, que reste-t-il à faire sinon renverser
cette mauvaise organisation, donc s’insurger ? C’est aux
forces de l’ordre elle-même que s’adresse la rhétorique
de Gueudeville, qui les appelle à faire « rentrer la
nation dans ses droits » de manière à construire une
société qui assure «la félicité commune »,
un langage qui annonce celui de la Révolution à peine 90 ans
en avance[18]. S’inspirant
peut-être de la structure des « nations » indiennes,
ou de la confédération des Iroquois, Gueudeville imagine le
bonheur commun sous la forme d’une fédération de communes,
ce qui sera en effet l’idéal politique de la Commune de 1871.
L’appel à l’insurrection, que Lahontan n’a pas approuvé,
sera repris par Diderot dans Raynal, bien entendu avec réécriture.
Il s’adresse aux intellectuels - «Sages de la terre» - mais
pour qu’à leur tour ils agissent auprès des gardes des
rois:
faites rougir ces milliers d’esclaves soudoyés qui sont prêts à exterminer leurs concitoyens aux ordres de leurs maîtres [...]. Révélez tous les mystères qui tiennent l’univers à la chaîne et dans les ténèbres, et que, s’apercevant combien on se joue de leur crédulité, les peuples éclairés tous à la fois vengent enfin la gloire de l’espèce humaine! [19].
Partis des paroles d’Indiens que nous rapportait Lahontan et que Gueudeville
retravaillait, nous voici déjà au seuil du soulèvement
révolutionnaire.
Mais la dénonciation par les Sauvages des richesses abusives et de
la fièvre d’enrichissement des Européens, telle que nos
deux auteurs la présentent, va aussi servir à des projets de
société égalitaire en Europe même. Ainsi en est-il
pour Morelly dont le Code de la nature paraît en 1754. Se référant
aux Indiens, il les voit comme «unanimement occupés à
satisfaire leurs besoins par la chasse et la pêche»[20].
Telle est la vision courante à Paris. Cependant les relations diverses
font état d’une agriculture indienne, particulièrement
chez les Iroquois; sans doute elle incombe au travail des femmes, tandis que
la chasse et la pêche sont en effet des fonctions masculines. Que cette
division du travail soit autre que celle qui fonctionne dans le vieux monde
n’empêche pas que les Sauvages consomment aussi du maïs,
des légumes etc... Quoi qu’il en soit, Morelly repart de l’idée
clef de Lahontan que c’est le Tien et le Mien qu’il faudrait abolir,
et qu’à cette fin, l’idéal égalitaire des
Sauvages doit être préservé, et devenir le principe central
de la société nouvelle à créer. Mais ces Sauvages
devraient être rendus « plus industrieux»; on devrait
leur apprendre, en référence à la chasse et à
la pêche, qu’ «outre ces moyens de subsister qui peuvent
souvent leur manquer, il en est de plus sûrs et de moins pénibles,
tels que la culture des terres, l’entretien des troupeaux»[21].
Les Sauvages profiteraient des progrès technologiques de l’Europe
tout en conservant les avantages de leur propre structure sociale. Mais comment
accepteraient-ils la répartition planifiée des taches productives
prévue par Morelly, y compris le service du travail agricole obligatoire
de 20 à 25 ans ? Plutôt qu’à la liberté
des Sauvages, le plan de Morelly ressemblerait aux très rigoureuses
Institutions républicaines de Saint Just.
7. Dom Deschamps, qui a pu lire Morelly avant de se lancer dans la rédaction
de manuscrits qu’il ne pourra pas publier et qui ne seront connus que
d’un cercle restreint, ne va pas simplifier ou déformer la vie
sauvage de la même manière. Mais son utopie communiste élimine
tout souci de perfectionnement matériel. L’état de mœurs
qui devrait succéder à l’état social actuel devenu
intolérable parce qu’il sera allé jusqu’au bout
de ses contradictions et des malheurs qu’il suscite, donc ce communisme
futur sera un état parfaitement stable. Les nations sauvages, il nomme
les Hurons et les Cafres, « ne sont sauvages à nos yeux que
par nos arts et nos sciences qu’elles ne cultivent point; c’est-à-dire
parce qu’elles ne se sont pas éloignées de l’état
sauvage aussi prodigieusement que nous l’avons fait »[22].
Comme elles, l’état de mœurs ignorera le Tien et le Mien,
mais tout autant les progrès agricoles ou industriels. On notera que
certains passages du Manifeste des Egaux rédigé par Sylvain
Maréchal au temps de la conspiration de Babeuf les nient aussi, tandis
que Babeuf à son procès se revendiquera de Morelly. Mais, comme
bien d’autres en son temps, il continue à croire que cette œuvre
est de Diderot. Erreur qui a conféré à cette pensée
présocialiste une forte influence pendant près d’un demi-siècle.
L’autre orientation débouche sur l’étonnant article
de l’Encyclopédie, «Canadiens (philosophie des)»
signé de l’abbé Pestre. Il se réfère expressément
à Lahontan, quoique relu à travers l’Histoire critique
de la philosophie de Brucker, utilisée par Diderot
de son côté. Les propositions successives qui définissent
cette pensée non écrite, et examinée uniquement sous
l’angle de l’idée de Dieu suggèrent une sorte de
spinozisme indien - de manière assez approximative, mais en utilisant
littéralement certains passages de Lahontan. À coup sûr,
le Dieu des Indiens n’a rien à voir ni avec celui de Moïse,
ni celui de Jésus, ni celui de Mahomet. Cet article singulier, pratiquement
dépourvu de toute restriction, ne paraît pas avoir retenu l’attention
des censeurs de l’Encyclopédie.
Avec tous ces usages des Sauvages au profit des Lumières, n’y
aurait-il pas instrumentalisation des peuples indiens réels, avec déformations,
simplifications, et négation de leur être propre ? Les penseurs
français retiennent des diverses relations ce qui les intéresse
et les concerne plus immédiatement, rien de plus courant et banal.
Ces données ne sont tout de même pas inventées, les Indiens
ne sont pas mythiques à la manière des Quimosses que l’on
croit encore habiter le centre de Madagascar, ou des Amazones. Cela dit, le
projecteur se déplace en fonction du combat des Lumières, et
non de l’intérêt ethnographique ou anthropologique. Ainsi
les descriptions des supplices qui, chez les Indiens du nord[23]
précèdent la mise à mort des prisonniers, sont-elles
détaillées dans les relations des missionnaires, alors que Lahontan,
tout en marquant sa répulsion, n’entre pas dans les détails.
En revanche, ce qui en demeure dans Raynal met l’accent sur l’héroïsme
et le courage des Indiens face à la mort et aux tortures: une remarquable
transfiguration de la réalité.
8. De toute façon, il est suffisamment souligné que ce sont
des sociétés profondément différentes, à
un autre stade de développement, mais au sein d’une même
humanité, animée en quelque sorte d’un mouvement d’ensemble
vers son unification. Car, pour Diderot, et bien d’autres, en France
comme en Angleterre, s’il convient de rappeler que nos sociétés
«policées», nous dirions développées, ont été
jadis «sauvages», il en résulte que les sociétés
indiennes deviendront policées à leur tour. C’est pourquoi
Diderot insiste pour que l’on ne perde pas la mémoire de
ces sociétés différentes qui ont tant aidé la
pensée européenne à progresser. Mais enfin, nous sommes,
les uns et les autres, les fragments d’un monde qui est un.
Cela dit, il faut constater que les données fournies ne sont pas exemptes
de lacunes ou de contradictions. Une fois constaté, à l’unanimité,
que les Sauvages bénéficient d’une structure sociale égalitaire
et sans propriété individuelle, nul n’essaye d’approfondir
le mode de fonctionnement d’un tel système, les règles
de répartition des fonctions et des productions, sauf la division sexuelle
du travail, comme on l’a vu. De la sorte, cette si louable et désirable
égalité demeure une notion abstraite, planant tel un beau rêve
au-dessus du réel. Il y a plus grave. Il est une donnée que
divers auteurs, y compris Lahontan, mentionnent, on dirait en passant, c’est
la présence d’esclaves au sein même de l’égalité.
Sur le plan politique, s’il est constamment réaffirmé
que ces groupes vivent et s’organisent sans État, sans rois ni
dirigeants stables, il n’en apparaît pas moins que certains d’entre
eux ont acquis un prestige suffisant pour qu’ils soient les interlocuteurs
valables des autorités coloniales; ainsi en est-il de ce Kondiarok,
qui devient l’Adario des Dialogues de Lahontan. Apparemment,
les lecteurs parisiens ont, eux aussi, passé rapidement sur ce phénomène,
comme d’ailleurs sur la rencontre inopinée de quelques esclaves.
Sans doute admettra-t-on que dans l’ensemble, la présence servile
est très minoritaire, et aussi que l’influence personnelle de
certains chefs n’est pas l’équivalent des lourdes structures
étatiques déjà constituées en Europe.
Observateurs et penseurs laissent hors de leur champ d’observation ou
de réflexion les changements qui se sont opérés et s’opèrent
encore au sein des sociétés indiennes du fait du contact avec
les Européens. La vague intuition de Diderot ne le pousse pas davantage
à s’en enquérir. Du moins en va-t-il ainsi jusqu’à
l’indépendance des États-Unis. On mentionne seulement
le mal que leur fait l’eau de vie apportée en forte quantité;
les missionnaires avaient demande que l’on en interdise la vente aux
Indiens, mais toujours en vain. Les ravages physiques semblent s’être
manifestés surtout vers la fin du XVIIIe siècle, notamment chez
les peuples de la région des Grands Lacs. Il est d’autres conséquences,
et qui s’annoncent dès le second voyage de Jacques Cartier. Au
premier voyage, il avait selon l’usage des découvreurs distribué
quelques menus objets aux habitants de Stadaconé (futur Québec):
miroirs, haches, chaudrons... Puis il avait enlevé les deux fils d’un
chef local, les avait conduits en France pour y apprendre la langue et lui
servir d’interprète au second voyage. C’est à leur
retour qu’il change d’opinion sur Taignoagny et dom Agaya - c’étaient
leurs noms - car à leurs compatriotes, « ils disaient et
donnaient à entendre que ce que nous leur donnions ne valait rien,
et qu’ils auraient aussi bien des hachettes et des couteaux pour ce
qu’ils nous donnaient »[24].
Il faut donc admettre qu’en France les deux Indiens se sont intéressés
aux prix des choses, et en ont conclu, à juste titre, que les méthodes
d’échange des nouveaux venus en Amérique relevaient du
dol et de la tromperie, autrement dit de l’échange inégal,
habituel au colonialisme (et au néocolonialisme). Mais d’autre
part, ces Indiens si attachés à leurs coutumes et traditions
n’en ont pas moins apprécié tout de suite l’utilité
des outils en fer apportés par les Européens. Les haches de
fer sont plus efficaces que leurs instruments de pierre ou de bois. Et les
chasseurs reconnaissent vite la supériorité des fusils sur leurs
arcs, quelle que fût leur habileté à manier ces derniers.
Ce ne sont que deux exemples marquants, ils suffisent à expliquer pourquoi
dans les Dialogues, Adario se garde bien de rejeter tout commerce.
Mais il se plaint de l’échange inégal. Il est critiqué
aussi dans les Mémoires : «nous leur vendons
de très mauvaises marchandises pour quatre fois plus qu’elles
ne valent»[25]. Si les Iroquois
sont mieux disposés pour les Hollandais (présents jusqu’en
1664), puis pour les Anglais que pour les Français, c’est, entre
autres raisons, parce qu’ils paient mieux les pelleteries des Indiens
- tout en les volant quand même. Lahontan met en évidence les
énormes bénéfices des marchands de Québec et de
France au détriment des Indiens - et des coureurs des bois. C’est
donc que les sociétés indiennes sont déjà entrées
dans le système de l’économie monde capitaliste, fût-ce
de manière marginale; ils n’en sont pas un élément
indispensable, mais leur propre survie, à ce train, n’est plus
très loin d’en dépendre irrévocablement.
9. Or le dernier tiers du siècle va modifier gravement la situation
des Indiens de l’Amérique du nord. Il n’y a plus de Canada
français, les peuples de cette zone perdent donc leur statut d’alliés
indépendants d’une grande puissance européenne; ils tentent
de le sauvegarder à travers des mouvements de protestation et de conclure
d’autres accords avec les Anglais. Ils signent une Charte que les Anglais
rogneront petit à petit. Néanmoins, jusqu’à la
guerre d’indépendance américaine (blanche), le pouvoir
colonial anglais protège quelque peu ces peuples contre la volonté
exterminatoire des colons installés dans les 13 colonies de terre ferme.
Parmi les motivations invoquées par la Déclaration d’indépendance
du 4 juillet 1776 figure en effet cette protection accordée par le
roi d’Angleterre, lequel a décidé que l’Ouest, habité
essentiellement par les Indiens dépendait uniquement de la Couronne,
et non des colonies. La Déclaration, elle, qualifie les Indiens de
peuples « qui ne sont capables que de tuer et piller ».
Après cela, sont-ils vraiment des hommes aux yeux des Américains
blancs ? À coup sûr, ce ne sont pas des frères. Pendant
la guerre d’indépendance, la plupart des Indiens se rangent avec
les Anglais, ou s’efforcent de rester neutres.
Le traité de Paris consacrant l’indépendance blanche des
États-Unis porte un nouveau coup aux Indiens. Il fixe la frontière
occidentale du nouvel État au Mississipi, alors que le peuplement blanc
est encore loin d’atteindre les rives de ce fleuve, et que des peuples
indiens sont établis dans l’espace entre la limite de ce peuplement
et le fleuve. Ils sont présents notamment aux abords de la Géorgie,
dans l’actuel territoire de l’Alabama. Cherokees, Creeks, Chickasaws
sont d’ailleurs en pleine évolution.
Ces peuples que l’on accuse de férocité et d’être
en dehors de la civilisation, de ne même pas être capables de
se sédentariser (ce sont les accusations des citoyens des États-Unis,
fiers de leur liberté...), se sont en effet fixés dans des limites
à peu près définies. Ils se sont tournés bien
plus qu’ils ne le faisaient vers l’agriculture, ils ont commencé
à pratiquer l’élevage. Les sacrifices humains vont bientôt
appartenir au passé. Même, ils ont, comme les Américains
des États du sud, leurs esclaves noirs, soit qu’ils les aient
pris au cours de razzias, soit que ceux ci se soient enfuis chez eux. Ceux
dont il pouvait être question dans les relations anciennes étaient
eux-mêmes des Indiens. On nous dit qu’ils traitaient les noirs
mieux que les Américains - ce qui est d’autant plus vraisemblable
qu’il aurait été difficile de faire pire... On sait aussi
que des écoles se créent et que les Cherokees auront même
leur journal vers 1828. Pour autant, ils n’ont pas perdu leurs capacités
guerrières, et si les supplices des prisonniers de guerre - Indiens
en général - disparaissent, ce n’est pas le cas du scalp,
qui sert à prouver les succès de tel ou tel guerrier. Mais c’est
aussi qu’il y a constamment état de guerre sur les frontières
indécises entre blancs et Indiens. Le nouveau pouvoir, central à
Philadelphie, ou dans les États, s’efforce d’amener ces
peuples à céder une partie de leurs terres avec promesse qu’ensuite
on ne les dérangera plus, parfois avec promesse d’argent. Mais
les promesses ne sont pas tenues, et les blancs, lancés à la
conquête de l’ouest, n’arrêtent pas d’empiéter
sur le territoire indien, et de s’indigner quand ces derniers résistent.
Les fameux terrains de l’Ohio, vers lesquels, autour de 1789, on a envisagé
une émigration française, sont en fait des terres du domaine
indien, d’où des conflits sanglants. Dans cette lutte pour la
survie, qui devient guerre quand le gouvernement fédéral s’en
mêle, les Indiens avaient encore remporté une victoire notable
en 1792; mais lorsque les peuples du nord-ouest lancent une attaque encouragée
par le pouvoir anglais au Canada, ils subissent une défaite grave en
1794; les Anglais n’ont pas tenu leurs promesses de soutien parce que
pour eux, l’opération rentrait dans le cadre de grandes manœuvres
pour amener les États-Unis à accepter leurs conditions dans
le contexte de la guerre avec la république française.
10. Bref, quoi que fassent les peuples indiens, aux yeux des Américains
blancs, ils sont et restent des «sauvages», au pire sens du mot
quand il n’est plus une dénomination descriptive d’un état
social, mais touche à l’insulte. Nous n’allons pas les
suivre dans cette action de destruction qui mènera en 1830 au refoulement
des Indiens au-delà du Mississipi, en attendant l’enfermement
dans les Réserves, en dépit d’une résistance qui
se prolonge jusque vers la fin du siècle. Mais ce qui retient l’attention,
c’est que la perception française de ces mêmes peuples
va, avec un peu de retard, s’aligner sur celle des Américains.
En effet, à partir de 1776, s’impose à l’élite
française éclairée un modèle américain,
une république qui incarne l’idéal de liberté civile
et politique, de gouvernement constitutionnel pour lequel combattent les Lumières.
Il leur donne la preuve que, contrairement à l’idée reçue,
une forme de gouvernement républicain peut convenir à une grande
nation. Conséquence, tacite au moins, c’est que l’on occulte,
que l’on s’occulte à soi-même le paragraphe cité
de la Déclaration d’Indépendance. Pourtant le livre de
Saint John Crévecoeur, les Lettres d’un cultivateur américain,
est un des succès de librairie de ces années, et il parlait
bel et bien du sort des Indiens comme de celui des noirs. Il reste que, politiquement,
ou, si l’on veut, stratégiquement, le succès des Insurgents
prime sur toutes ces considérations annexes.
Ce n’est pas qu’il ne paraisse pas encore en France dans le cours
de la Révolution française des relations bien intentionnées
sur ces peuples[26]. Mais comment
comprendre que le second représentant de la république à
Philadelphie, Fauchet, membre du club des Jacobins jusqu’à son
départ de Paris au début de 1794, ancien secrétaire du
Conseil exécutif de l’An II, décrive, dans un rapport
officiel, les Indiens comme des peuples hors de l’humanité ?
Les Indiens ne sont plus que des «tourbes misérables [...] de
grands enfants [...]» et ces tourbes sont «ignorantes et presque
imperfectibles»[27]. Ce dernier
terme est d’une particulière gravité en ce temps où
la perfectibilité est considérée comme une caractéristique
essentielle de l’espèce humaine. Les Indiens perdent donc ce
qui est proprement humain dans l’homme.
Au début du Consulat, la revue des Idéologues, La Décade
philosophique publie une relation d’un singulier personnage,
le naturaliste Palisot de Beauvois. Après avoir été faire
quelques recherches dans l’actuel Bénin, il avait séjourné
à Saint-Domingue, y avait même fait paraître une brochure
vigoureusement raciste à l’égard des noirs et des mulâtres,
prenant ardemment parti pour les colons esclavagistes. Mais le texte de la
Décade concerne un séjour de trois mois en 1796 chez
les Indiens Creeks où il a été fort bien accueilli. Mais,
bien que le voyageur fasse l’éloge des vertus des Indiens et
de leur sens démocratique dans le choix des chefs, la revue croit bon
de présenter le texte avec ce commentaire, qu’il donne des «
détails peu propres à inspirer aux Français, et surtout
aux Françaises, le goût de la vie sauvage »[28].
Evidemment, Palisot, comme tout le monde, remarque la lourdeur de la charge
de travail des femmes indiennes - ce qui n’est pas particulier aux Creeks.
Mais dans l’ensemble, on constate que chez les Indiens, le racisme de
l’auteur a nettement décru... Même si le commentaire de
la revue relève de contradictions internes de son équipe dirigeante,
où tout le monde n’est pas aussi hostile aux Sauvages, il est
révélateur du changement d’époque.
11. Là dessus intervient une des grandes voix de l’époque, l’ancien révolutionnaire qu’est l’athée Volney. En 1803, il publie son Tableau du climat et du sol des États-Unis dont le titre semble exclure toute géographie humaine de ce pays où il a résidé entre 1796 et 1798. Cependant, il y a quelques entorses à cette intention affichée par l’auteur qui réservait cette étude pour un autre volume, jamais écrit. Les Indiens font quand même leur entrée, notamment à travers une comparaison avec les Bédouins d’Egypte et Syrie. De ceux là, Volney a gardé le meilleur souvenir, car il a cru reconnaître en eux de parfaits athées, ce qui est au moins discutable. La comparaison n’est pas à la faveur des Sauvages qui, par rapport à ces Bédouins vus par Volney ne sont plus qu’horreur intégrale. Citant un auteur américain, Bernard Roman qui avait écrit en 1776 A Concise Natural and Moral History of East and West Florida, Volney écrit: «Bernard Roman, dans les pages 38 et suivantes, peint les Sauvages tels que je les ai vus: sales, ivrognes, fainéants, volontiers d’un orgueil excessif, d’une vanité facile à blesser, et alors cruels, altérés de sang, influençables dans leur haine, atroces dans leur vengeance»[29]. Les Indiens que le voyageur a pu rencontrer sont ceux des peuples du nord-ouest, ceux que le général Wayne a écrasés en 1794, et à qui l’on prodigue systématiquement whisky ou rhum. Il n’a pas dû voir ceux du sud dans l’Alabama. Mais ce qui déteint sur le jugement de Volney, ce sont les souvenirs de l’An II, de cette période à laquelle il voue une haine sans réserve, qui s’exprimait déjà dans ses Leçons d’histoire de 1795-1796. C’est tout à fait explicite dans un autre passage du Tableau où justement les Indiens sont opposés aux Bédouins :
au contraire le sauvage américain, chasseur et boucher, qui a eu le besoin journalier d’égorger et de tuer, qui dans tout animal n’a vu qu’une proie fugitive qu’il fallait se hâter de saisir, a contracté un caractère vagabond, dissipateur et féroce, est devenu un animal de l’espèce des loups et des tigres; il s’est réuni en bandes et en troupes, mais point en corps organique de société; ne connaissant point l’esprit de propriété ni de conservation, il n’a pas connu l’esprit de famille, ni par conséquent, les sentiments conservateurs qu’il inspire; borné à ses seules forces, il a été contraint de les tenir sans cesse tendues au maximum de leur énergie [...] de là au dehors, des attitudes plus hostiles, un état plus constant de guerre, d’irritation et de cruauté, tandis qu’au dedans, l’excessive indépendance de chaque membre et la privation de tout lien social par l’absence de toute subordination et de toute autorité, ont constitué une démocratie si turbulente et si terroriste que l’on peut bien l’appeler une véritable et effrayante anarchie[30].
Avec ce mot d’anarchie, la boucle est bouclée, cent ans après Lahontan; ce qui était alors hautement laudatif est soudain devenu le blâme le plus insultant. C’est que, dans les polémiques intenses des années montantes de la Révolution, les Girondins accusaient les Montagnards de n’être rien d’autre que des anarchistes, des hommes politiques qui voulaient tout désorganiser et manquaient du sens de l’ordre social, voire de celui de la sacro-sainte propriété. Accusations outrancières, c’est évident, mais il convient aussi de remarquer que l’idéal social, politique et culturel d’acteurs révolutionnaires comme Robespierre, Saint Just, Billaud-Varenne impliquait en effet la plus grande réduction possible du rôle de l’État. Après tout, quand Saint-Just lance la formule énigmatique: «le bonheur est une idée neuve en Europe», à qui pense-t-il ? Au bonheur de Tahiti, ou à celui des Sauvages ? Pourquoi pas à ces derniers ?
12. Quoi qu’il en soit, les robespierristes ont échoué,
laissant contre eux post mortem des haines féroces, dont celle
de Volney, emprisonné sous la Terreur. Qualifier les Indiens de terroristes,
c’est donc les dégrader au rang des adversaires les plus odieux.
Ainsi la politique française, et ses affrontements de classes, guère
dissimulés chez les thermidoriens, se répercutent sur l’image
des Indiens[31]. D’ailleurs,
l’insistance dans ce texte sur les vertus conservatrices tend à
criminaliser l’absence de propriété chez ces peuples.
La propriété est maintenant l’élément nécessaire
de toute vie sociale, alors que la pensée des Lumières, malgré
ses tendances multiples, admettait au départ qu’il pouvait y
avoir des types de sociétés humaines différents.
Un autre facteur, déjà rencontré, est de nature à
affecter l’image des Indiens, c’est la relation de la pensée
française libérale avec ce nouveau modèle qu’est
la république américaine. Comparée au régime napoléonien,
puis à l’autoritarisme de la Restauration, aux répressions
contre la gauche et le mouvement ouvrier naissant sous Louis-Philippe, cette
république, en somme stable, et apparemment indifférente aux
conquêtes, elle fait figure d’oasis de liberté dans un
monde plein de despotismes divers. Des hommes aussi différents que
Lorenzo da Ponte, Tom Paine, Robert Owen, des fouriéristes, voire des
officiers de la Grande Armée... ne se sont-ils pas en quelque sorte
réfugiés aux États-Unis ? Dès lors, comment
dans le même temps la mettre en accusation quant à sa politique
de refoulement et d’extermination des Indiens, de maintien de l’esclavage
des noirs pendant plus de la moitié du XIXe siècle ?
Même s’il est d’autres voix que celle de Volney –
ou, dans le camp opposé, de Joseph de Maistre, non moins méprisant
à l’égard des Indiens - tout au long du siècle,
les Indiens d’Amérique, que l’on nomme plus couramment
Peaux Rouges, vont de plus en plus s’identifier à de redoutables
monstres. Philéas Fogg dans Le tour du monde en quatre-vingt jours
de Jules Verne risque d’être scalpé et n’y échappe
pas sans peine. Mais apprivoisés pour ainsi dire, les Peaux Rouges
figurent avantageusement dans le nouveau cirque dont Buffalo Bill vient donner
le modèle dans sa tournée européenne de 1889-1890. Alors,
alors seulement, l’Indien est devenu radicalement Autre, un Autre avec
lequel il n’y a plus de communication possible, à moins que l’on
ne le réduise à l’état d’objet, que ce soit
dans les réserves ou les spectacles de cirque. La différence
perçue et analysée au temps des Lumières n’impliquait
pas de rupture au sein de l’espèce humaine, diverse mais une
dans son essence. Mais peut-être n’est-il pas trop tard pour renouer
le fil d’un dialogue, d’autant plus actuel aujourd’hui qu’il
est encore très urgent de remettre en question la croyance à
la propriété individuelle.
[1] Voici la définition inspirée de Montesquieu que donne de Jaucourt dans l’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, (fac-similé, Fromann, Stuttgart 1966, [1751-1780]), s.v. «sauvage» (vol. XIV [1765]) : « Peuples qui vivent sans lois, sans police, sans religion et qui n’ont point d’habitation fixe [...]. Une grande partie de l’Amérique est peuplée de Sauvages, la plupart encore féroces et qui se nourrissent de chair humaine ». Ces ultimes caractéristiques sont cependant atténuées par une autre partie de l’article sous la rubrique de Géographie moderne.
[2] Dans l’Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, signée par l’abbé Raynal, livre XV, chap. 4, Pellet, Genève 1780 (désormais désignée dans le texte par «Raynal» et dans les notes par les sigles : H.I. (1770) = édition s. n., Amsterdam 1770, 6 vol. in-8° ; H.I. (1774) = édition Gosse fils, La Haye 1774, 6 vol. in-8° ; H.I. (1780) = édition Pellet, Genève 1780, 5 vol. in-4°).
[3] Aussi bien un descendant de ces Indiens pouvait-il déclarer en 1969: « Le Québec n’appartient pas légalement à ceux qui l’habitent, juridiquement au regard de la Charte de 1763, qui n’a jamais été abrogée, il appartient toujours aux Indiens ». «Le Monde», 21 janvier 1969. La Charte en question avait du être accordée par les Anglais à la suite d’un premier mouvement de protestation des Indiens, celui de Pontiac.
[4] Jean Antoine Leclerc, ou Leclerc de Milfort, également appelé Tastaneguy, a publié en France en 1802 un récit de ses aventures (Mémoire ou coup d’œil rapide sur mes voyages et mon séjour dans la nation Creek) malheureusement peu fiable sur divers points. Ce mémoire a été republié par Christian Buchet sous le titre Chef de guerre chez les Creeks, France-Empire, Paris 1994. Milfort a eu des descendants aux États-Unis, donc de sa femme indienne, et d’autres en France de sa femme française.
[5] Par exemple L.-M. DESCHAMPS, Le Vrai Système ou le Mot de l’énigme métaphysique et morale, publié par Jean Thomas et Franco Venturi, Droz, Genève 1963, p. 135: « J’ai entendu des missionnaires, gens sensés, dire qu’ils s’étaient portés par zèle vers les Sauvages du Canada , mais qu’ils y resteraient et y restaient par goût et par amour pour leurs mœurs ».
[6] J. DE BRéBEUF, Écrits en Huronie, texte établi et annoté par Gilles Thérien, BQ, Montréal 1996, p. 212.
[7] L. A. DE LAHONTAN, Mémoires de l’Amérique Septentrionale, dans ID., Œuvres complètes, édition critique par Réal Ouellet, Presse de l’Université de Montréal, Montréal 1990, vol. I, p. 655.
[8] J. CARTIER, Voyages au Canada, édités par Ch.-A. Julien, R. Herval, Th. Beauchesne, Maspero, Paris 1981, p. 212 ; M. LESCARBOT , Histoire de la Nouvelle France, J. Milot, Paris 1609, III, p. 396; P.-F-X. CHARLEVOIX, Histoire de la Nouvelle France, chez Nyon fils, Paris 1744, 3 vol. in-4°, vol. III (contenant le Journal historique d’un voyage [...] dans l’Amérique septentrionale [...]), p. 308 [lettre XXI].
[9] F. ALGAROTTI, Saggio sopra l’impero degl’Incas, a cura di Angelo Morino, Palermo, Sellerio 1987, pp. 14-15.
[10] Bien entendu, je n’ai gardé que le début de titres fort longs et détaillés. Rappelons que dans l’usage de la librairie du temps, les livres publiés dans le dernier trimestre de l’année portent la date de l’année suivante.
[11] M. LESCARBOT, Histoire de la Nouvelle France, suivie des Muses de la Nouvelle France, nouvelle édition, publiée par E. Tross, Tross, Paris 1866, [reproduisant en trois volumes le texte de la seconde édition, chez Jean Millot, Paris 1612] I, 1, vol. I, p. 7.
[12] A. THéVET, Les singularités de la France antarctique, Éditions du Temps Paris, 1981 [rép. de l’édition Paris 1558], p. 51.
[13] H.I (1780), XV, 4, t. 4, p. 38-39 ; cf. H.I. (1770), XV [sans division en chapitres], t. 6, p. 43; le même texte de 1780 déjà dans H.I. (1774), XV, 4. Voir mon article Deleyre. De l’«Histoire des voyages» (t. XIX) à l’«Histoire des deux Indes», dans «Dix-Huitième Siècle», XXV (1993), p. 367-386, notamment pp. 379-381.
[14] Voir H.I. (1780), VIII, 15, t. 2 p. 282. Cf. H.I. (1770), VIII [sans division en chapitres], t. 3, p. 255-256 : «la maxime qui nous fait regarder la propriété comme la source de la population est-elle donc d’une vérité aussi incontestable qu’on le pense communément ? [...] Quoiqu’il résulte [...] une supériorité décidée pour nous sur les nations errantes, il sera toujours vrai que l’esprit de propriété arrête la fécondité de la nature». Le texte de H.I., (1770) était selon toute vraisemblance de Deleyre : voir encore mon article Deleyre. De l’«Histoire des voyages» (t. XIX) à l’«Histoire des deux Indes», notamment pp. 379-381.
[15] L. A. DE LAHONTAN, Dialogues avec un Sauvage, dans ID. Œuvres complètes, vol. II, p. 795-797. L’édition des Dialogues avec un sauvage par Maurice Roelens, Éditions sociales, Paris 1973 ne comportait pas la Préface. On notera qu’ici 'Américain' désigne bien les populations originelles de l’Amérique alors qu’en France on l’appliquait sans vergogne aux colons établis outre-mer...
[16] ID., Dialogues avec un sauvage, introduction et notes par maurice Roelens, pp. 111-112.
[17] ID., Mémoires de l’Amérique Septentrionale, p. 255. L’édition Roelens des Dialogues donne ce texte en appendice, p. 127. Cf. H.I. (1780), XV, 4, t. 4, p. 18 et H.I. (1770), XV [sans division en chapitre] t. 6, p. 21.
[18] L. A. DE LAHONTAN, Dialogues curieux entre l'auteur et un sauvage de bon sens qui a voyagé, et Mémoires de l'Amérique septentrionale, publiés par Gilbert Chinard, The Johns Hopkins Press, Baltimore 1931 p. 239-240. C’est la seule édition moderne qui redonne le texte de 1705.
[19] H.I. (1780) I, 8, tome 1, p. 65. La première phrase apparaît en H.I. (1774), la seconde est présente dès 1770.
[20] MORELLY, Code de la nature, ou le Véritable esprit de ses lois de tout temps négligé ou méconnu. Introduction par V. P. Volguine, Éditions sociales, Paris 1953, p. 57.
[21] Ibidem.
[22] L.- M. DESCHAMPS, Le Vrai Système, p. 134.
[23] Je dis bien, ceux du nord, car les rites décrits par Jean Léry ou Staden pour les Brésiliens du XVIe siècle, ou recueillis de la tradition orale au Mexique par Soustelle sont tout différents, créant une atmosphère festive, où la mort du prisonnier survient par surprise et presque sans douleur.
[24] J. CARTIER, Voyages au Canada, pp. 215-216 (texte modernisé).
[25] L. A. DE LAHONTAN, Mémoires de l’Amérique Septentrionale, p. 640.
[26] Je me permets de renvoyer à mon article La Révolution française entre les Indiens et le modèle américain, «Dix-huitième siècle», XXXII, 2000, pp. 351-369, dont je reprends ici quelques éléments.
[27] Archives des Affaires étrangères (Paris), Correspondance politique, États-Unis 42, fol. 448.
[28] «Décade philosophique, littéraire et politique» n. 29 (20 messidor an IX), p. 94-103 ; c’était une conférence faite à l’Institut le 15 messidor (juillet 1801) par Palisot-Bauvais
[29] C.- F. VOLNEY, Tableau du climat et du sol des États-unis, dans ID., Œuvres complètes, Bossange frères Paris 1821, 8 vols., vol. VII, p. 337.
[30] C.- F. VOLNEY, Tableau des États-unis, p. 435. Les soulignés le sont dans le texte de Volney. Dans la même œuvre Volney prend soin de se désolidariser des Amis des noirs et du combat anti-esclavagiste, p. 419 en note.
[31] Pas seulement en France. En Angleterre, Burke, en 1790, dans ses Réflexions sur la révolution de France, en vient à juger que le retour du roi à Paris le 6 octobre 1789, ressemblait davantage à « un défilé de sauvages d’Amérique faisant leur entrée à Onendaga après avoir commis de ces meurtres qui sont pour eux des victoires, et conduisant leurs captifs sous les coups et les railleries d’une horde de femmes non moins féroces qu’eux-mêmes, dans leurs cabanes ornées de scalps, qu’à la parade triomphale d’une nation civilisée et guerrière » ( E. BURKE, Réflexions sur la révolution de France, trad. par Pierre Andler, Hachette, Paris 1989, p. 85).