1. Dans la préface de l’auteur à De l’esprit, on lit que pour connaître l’esprit, il convient avant tout de connaître le cœur et les passions humaines. La science de l’homme du moraliste, c’est-à-dire celle qui envisage l’homme du point de vue de son bonheur[1], forme ainsi le cœur de la connaissance de l’esprit, ou, dans les termes du XVIIIe siècle, le cœur de la science de l’homme du « métaphysicien », celle qui s’attache à l’origine et la genèse de nos idées. «La connaissance de l’esprit», affirme Helvétius,
[...] est si étroitement liée à la connaissance du cœur et des passions de l’homme, qu’il était impossible d’écrire sur ce sujet, sans avoir du moins à parler de cette partie de la Morale commune aux hommes de toutes les Nations, et qui ne peut avoir, dans tous les Gouvernements, que le bien public pour objet»[2].
À cette fin, Helvétius préconise de « traiter
la Morale comme toutes les autres Sciences, et faire une Morale comme une
Physique expérimentale », c’est-à-dire par des
faits « remonter aux causes »[3].
Ces quelques lignes préliminaires nous apprennent ainsi les trois postulats
qui sous-tendent la démarche helvétienne dans De l’esprit :
toute science doit être expérimentale; une morale scientifique
conforme à cette première exigence méthodologique reste
à faire, qui dira ce qu’est le bien public universellement; cette
‘morale publique’ d’une valeur universelle fonde la connaissance
de ‘l’esprit’ humain. En d’autres termes, si la « métaphysique »
suppose la connaissance du bien public, l’anthropologie philosophique
est indirectement fondée sur la connaissance factuelle des sociétés
politiques, qui est la matière première d’une telle science
morale expérimentale. Ou encore, il n’y a rien d’autre
à connaître, pour qui veut connaître l’homme et l’esprit
humain, que les effets de l’esprit, en particulier pour ce qui regarde
les idées du bien public: l’esprit comme « assemblage
des pensées d’un homme », ou d’un peuple, est
l’esprit comme « faculté même de penser »[4],
historiquement constituée, et le cas des idées morales est exemplaire
de ce schéma général.
Or, anticipant sur ses résultats, on peut dire que la démarche
« expérimentale » conduit Helvétius à
formuler une articulation entre la partie géométrique de la
morale et la partie variable, la première définissant, sous
le titre de « loi naturelle », le bien public comme préservation
de la propriété ou jouissance de la juste rémunération
du travail, et la seconde regroupant les différents contenus et formes
pris historiquement par cette « loi naturelle »[5].
Mise au service du projet helvétien d’une science de l’homme
pris du point de vue de son bonheur, cette articulation permet d’affirmer,
d’une part que « l’homme n’a pas changé »[6] ;
d’autre part que le matériau à partir duquel on découvre
une même causalité est précisément l’immense
diversité humaine.
La possibilité d’une telle articulation a comme enjeu les rapports
de la philosophie et de la politique: si la philosophie est seule en mesure
de dire ce qu’est l’homme et de déterminer l’espace
de l’action politique possible et souhaitable, cette dernière
est cependant du ressort des citoyens, elle est une pratique empirique et
non géométrique. L’articulation fonctionne grâce
au concept helvétien original de ‘facticité’, par
l’intermédiaire duquel s’articulent, sans s’opposer
ni se contredire, définition géométrique de l’homme
et réalité empirique, ordre de la vérité et ordre
de l’histoire. Nous allons donc voir comment la facticité est
le nom donné à une logique de nouveauté humaine réelle,
pensée sur un unique « fonds de la nature humaine »,
selon l’expression qu’Helvétius emprunte à Fontenelle[7].
À cette fin, il convient dans un premier temps de montrer brièvement
comment, les passions étant inscrites au cœur de la genèse
et des progrès de l’esprit, la théorie helvétienne
du jugement est renvoyée à une anthropologie dont la matière
première sont les passions. Car en effet , c’est au niveau de
l’analyse des passions que la notion de facticité opère,
pour expliquer la différence entre les individus, entre les peuples,
et entre les hommes et les autres animaux. En-deçà de la facticité,
nous verrons la diversité humaine strictement réduite à
une nature humaine identique chez tous les individus et tous les peuples,
voire chez les autres animaux ; tandis qu’au cœur de la facticité
se déploie une logique du développement propre à l’homme
qui rend la nouveauté irréductible à la nature, et permet
de penser que si les sociétés comme les particuliers ressortissent
à une même logique de formation, leurs différences ne
sont pas pensables comme des répétitions plus ou moins achevées
ou plus ou moins parfaites d’une unique genèse type.
2. Helvétius inaugure le premier chapitre du premier discours de De
l’esprit en distinguant deux sens du terme esprit: soit, écrit-il,
on considère l’esprit comme effet de la faculté de penser,
et l’esprit n’est, en ce sens, que l’assemblage des idées
d’un particulier, soit on considère l’esprit comme la faculté
même de penser. Les efforts d’Helvétius portent d’abord
sur l’esprit pris en ce second sens. On peut nommer « faculté
même de penser » les « causes productrices de nos
idées », ou « puissances passives »,
qui sont au nombre de deux : sensibilité physique et mémoire[8].
La mémoire étant reconductible à la sensibilité
physique[9], il n’y a donc
pas de principe pensant dont on devrait interroger la nature, et dont l’existence
illusoire a été faussement inférée dans la recherche
d’une cause assignable à nos erreurs. Or, selon Helvétius,
les erreurs de jugement viennent des passions, non de l’usage erroné
d’une chimérique faculté de penser distincte de la sensibilité
physique[10].
Helvétius postule que toute sensation est en elle-même un plaisir
ou une peine, et qu’on en mesure la force à l’intensité
plus ou moins grande du plaisir ou de la peine. Lorsqu’un objet entretient
un rapport avec moi, la sensation de la présence de l’objet peut
être plus ou moins forte: si la sensation est très forte, elle
entraîne nécessairement la formation d’un jugement aperçu,
alors qu’une sensation faible ne peut entraîner qu’un jugement
inconscient. Dans les deux cas, la sensation « emporte avec elle »
un jugement qui concerne le rapport de l’objet et du moi, la nécessité
de cette consécution relevant du caractère impératif
et distinct de mon plaisir ou de ma peine, qui fait advenir l’attention.
Dans le cas des jugements portant sur les rapports des objets non avec moi,
mais entre eux, l’attention nécessaire au rappel des sensations
des deux objets dans la mémoire, et à la formation d’un
jugement aperçu, ne peut, de la même façon, être
provoquée que par un motif affectif, que dans un premier temps on peut
appeler « désir de s’instruire », et qui
est l’effet d’une passion.
Dès lors, l’explication de la différence empiriquement
constatée entre les esprits, plus ou moins vifs, vastes, ou innovateurs,
peut trouver trois points d’ancrage dans la genèse de l’esprit,
c’est-à-dire dans la formation des jugements: on peut penser
que les individus sentent avec plus ou moins d’acuité, et que
les différences entre les sensations expliquent les différences
entre les jugements; ou que les limites de leurs mémoires respectives
fixent l’étendue maximale de leur esprit ; ou enfin que
différentes capacités d’attention expliquent les différentes
capacités à saisir les rapports connus ou inconnus entre les
objets. Helvétius ramène ces trois explications, qu’il
conteste, à la question du degré de passion dont les hommes
sont capables, et ce degré aux circonstances qui font la facticité
des passions. Dans un premier moment, Helvétius montre que la « finesse
des sens » n’influe pas sur l’esprit, ramené
au jugement. Le jugement est la prononciation d’un rapport aperçu[11],
c’est-à-dire d’une proportion qui est entre les objets
selon une échelle communément perçue, et qui ne varie
avec l’acuité du sens qu’en précision, mais non
dans son ordre même. À propos de l’étendue de la
mémoire ensuite, il faut examiner si certains individus sont organisés
de façon à posséder une mémoire plus étendue
ou plus stable, ce qui expliquerait qu’ils puissent formuler un plus
grand nombre de jugements avec plus de fermeté. Or Helvétius
établit que la mémoire est «entièrement factice»[12] :
elle est un « phénomène de l’ordre »
qui consiste à remplir méthodiquement le « magasin
de sa mémoire » d’objets analogues. La méthode
à suivre pour augmenter sa mémoire est l’adoption consciente
d’un classement de certain genre d’objets. On classe par analogie,
ou par le raisonnement.
3. Un cercle vertueux se met alors en place qui facilite le rappel fréquent des objets bien classés, augmentant encore l’étendue de la mémoire. Seul un motif affectif, une passion, peut conduire un particulier à se donner la peine d’adopter une telle méthode ; la très grande mémoire, effet factice de la méthode, relève ainsi d’une analyse des passions de l’agent. En outre, sans aucun recours à l’artifice de la méthode, l’organisation commune garantit une mémoire déjà très suffisante pour être homme d’esprit :
Si, parmi les hommes que j’appelle communément bien organisés, il n’en est aucun dont la mémoire ne puisse contenir non seulement tous les mots d’une langue, mais encore une infinité de dates, de faits, de noms, de lieux et des personnes, et enfin un nombre d’objets beaucoup plus considérable que celui de six ou de sept mille ; j’en conclurai hardiment que tout homme bien organisé est doué d’une capacité de mémoire bien supérieure à celle dont il peut faire usage pour l’accroissement de ses idées ; que plus d’étendue de mémoire ne donnerait pas plus d’étendue à son esprit[13].
Enfin, concernant les différences dans l’attention que les particuliers
sont capables de donner à un rapport entre deux objets, Helvétius
commence par préciser que l’attention joue à deux niveaux :
elle grave les objets dans la mémoire et tant qu’objets uns,
et non comme une suite discontinue d’impressions successives[14],
et elle assure la contemporanéité de deux sensations. On peut
dire qu’elle est une puissance de concentration des sensations en un
objet, autant que de concentration de la sensibilité sur un ou plusieurs
objets, ce qui nécessite une résistance au flux continu des
impressions sensibles. C’est pourquoi Helvétius soutient que
l’attention est une peine, alors même qu’elle est naturelle
à l’homme, comme le prouve encore la capacité de ce dernier
à concaténer les lettres en mots grâce à l’attention[15].
Or, la pénibilité de l’attention impose un motif, même
involontaire, pour se la donner: le « désir de s’instruire »
qu’on vient d’évoquer, qui ne peut être selon Helvétius
que l’effet d’une passion. Seule une passion forte peut générer
un fort désir de s’instruire, et partant, l’attention forte
nécessaire pour apercevoir de nouveaux rapports entre des objets.
Helvétius réduit ainsi la diversité des esprits à
celle des passions. Il n’y a donc pas, à proprement parler, d’altérité
intellectuelle : un principe unique et ‘identique’ en tous,
la sensibilité physique, rend compte de l’esprit comme faculté
de penser et comme assemblage des idées d’un homme. Ici Helvétius
annonce un traité des passions, destiné à substituer
une explication par les divers degrés de passion à l’explication
médicale des différents degrés d’attention par
des différences d’organisation. Puis, rapportant ces différences
de degré entre les passions à «l’éducation»
en un sens large, c’est-à-dire à l’influence des
circonstances[16], Helvétius
clôt la démonstration qui assigne à « l’éducation »
l’origine des différences entre les esprits. Or, puisque Helvétius
établit que le degré des passions n’est pas non plus synonyme
de degré de sensibilité, mais dépend des circonstances
qui déterminent la naissance, le contenu et la force de la passion
considérée (on revient plus bas sur cette démonstration)
toute nouvelle considération sur la sensibilité physique est
désormais superflue. Peu de pages en somme sont consacrées au
principe de la sensibilité physique[17]
et à la description de la nature humaine selon ce seul principe, car
la difficulté n’est pas tant, aux yeux d’Helvétius,
d’établir l’unicité de la nature humaine, que de
penser le statut et le sens de sa diversité réelle au sein d’une
même nature.
4. La nature humaine est caractérisée par la seule sensibilité
physique. Sa double caractérisation comme « principe »
et comme « fait »[18]
est un emprunt direct à l’épistémologie condillacienne.
Dans le Traité des systèmes en effet, Condillac distingue
entre les systèmes abstraits, hypothétiques, et vrais. Les derniers
reposent sur des principes qui sont des faits bien constatés. Ainsi
la gravité des corps a-t-elle été constatée depuis
longtemps, mais il fallait encore l’ériger en principe à
partir duquel réorganiser la philosophie naturelle. Le progrès
des sciences consiste donc à les réduire à un principe,
idéalement unique, c’est-à-dire à un fait qui permet
de rendre raison des autres faits. En tant que principe, la sensibilité
physique prend chez Helvétius le nom d’intérêt,
et explique tous les autres faits de l’univers moral, à commencer
par ‘leur diversité même’: «Si l’Univers
physique est soumis aux lois du mouvement, l’Univers moral ne l’est
pas moins à celles de l’intérêt. L’intérêt
est sur la terre le puissant enchanteur qui change aux yeux de toutes les
Créatures la forme de tous les objets »[19].
L’intérêt est posé comme le principe de la métamorphose,
et son efficace se situe dans le rapport entre l’agent et les objets,
comme le mouvement est entre les corps et non dans les corps[20].
La comparaison se poursuit: « Aussi peut-on appliquer à l’Univers
moral ce que Leibniz disait de l’Univers physique : que ce monde,
toujours en mouvement, offrait à chaque instant un phénomène
nouveau et différent à chacun de ses habitants »[21].
Le principe de l’intérêt doit expliquer les changements
dans la perception, soit d’un individu à un autre, soit du même
individu selon les variations de son intérêt[22],
de la même manière que le mouvement explique les changements
dans les objets physiques, c’est-à-dire non pas au nom d’une
sensibilité passive qui enregistrerait des changements dans un spectacle
absolu, ou objectif, du monde, mais en vertu d’une logique individuelle
de la perception. Le mouvement du monde le rend différent pour chacun
(« à chacun de ses habitants »), plutôt que
différent par lui-même et le même pour tous ceux qui lui
feraient face. Helvétius saisit bien la logique leibnizienne de l’harmonie
préétablie, qui concerne, selon l’expression d’Y. Belaval,
« les rapports d’une monade, l’âme, aux phénomènes
du corps propre »[23],
et non la concomitance de toutes les perceptions de toutes les monades entre
elles. Il emprunte à Leibniz une logique de la perception qui permet
de répondre à l’incompréhensible influence cartésienne
du corps sur l’âme, quand on refuse, comme Helvétius contre
d’Holbach, de réduire la logique de la perception à une
application des lois du mouvement sur une âme matérielle.
Quelques précisions sur la comparaison des mondes physique et moral
vont nous aider à comprendre le statut de l’affirmation géométrique
sur l’homme: «l’homme n’a pas changé»,
et sa définition par la sensibilité physique, dans laquelle
tant l’affirmation que l’objet peuvent être dits « géométriques »
ou anhistoriques. Tous, pose Helvétius, reconnaissent dans l’univers
physique l’existence d’une force par laquelle tout s’opère,
dont on n’a pas d’idée nette, mais qui est manifeste par
ses effets qui sont les changements perpétuels: en effet, on observe
«les astres changer continuellement de lieu ; [...] tous les corps
se détruire et se reproduire sans cesse sous des formes différentes;
[...] la Nature dans une fermentation et une dissolution éternelle[24]».
Le nom courant de cette « force dans la Nature » est Dieu.
Dès lors, Helvétius remarque que tout ce qu’on dit de
cette force coïncide avec ce qu’on dit du mouvement : « en
effet le mouvement est incompréhensible, [...] on n’en a pas
d’idées nettes, [...] il ne se manifeste que par ses effets [...]
enfin c’est par lui que tout s’opère dans l’Univers »,
et conclut que la force dans la nature est le mouvement, donc que le mouvement
est Dieu. Helvétius est en effet amené à faire une distinction
assez hétérodoxe entre un tel « Dieu physique»[25]
qui opère et commande par les lois du mouvement, et que peu
de philosophes nient, si ce n’est aucun, et un «Dieu moral»
qui opère par les lois de l’intérêt. Par conséquent,
il n’y a pas d’autre «Dieu» pensable dans l’ordre
moral que cette force de l’intérêt. Quel que soit son nom:
force, Dieu, mouvement, matière, ou intérêt, ce qu’on
appelle « cause de ce qui est » n’est pas saisi,
mais simplement nommé et ne désigne rien de réel. Si
on cherche la «cause de ce qui est», il faut reconnaître que
«cette cause nous est inconnue»[26],
ce qui n’empêche pas que nous en appréhendions les effets.
Helvétius n’attribue aucune dimension réelle à
la force (ou «Dieu») ainsi définie.
5. On peut penser qu’il fait fond sur la physique de D’Alembert, particulièrement ici sur la définition générale de la force donnée un an plus tôt (1757) par D’Alembert dans l’Encyclopédie, à l’article « force vive »:
Quand on parle de la force des corps en mouvement, ou l’on n’attache point d’idée nette au mot que l’on prononce, ou l’on ne peut entendre par là en général que la propriété qu’ont les corps qui se meuvent, de vaincre les obstacles qu’ils rencontrent, ou de leur résister[27].
D’Alembert prône une science physique qui en reste aux phénomènes visibles du mouvement et des mouvements composés, et se dispense de toute hypothèse métaphysique sur une force causale dont nous n’aurions qu’une idée vague, quelle que soit son expression mathématique. Helvétius reproduit l’argumentation à propos de la force qui serait Dieu, mais aussi à propos du mouvement lui-même, si on prend ce dernier terme en tant que notion générale ou cause première, et non comme effet ou cause seconde, et de l’intérêt. Helvétius restreint nettement son champ d’investigation géométrique. Au niveau des causes secondes, il emprunte indifféremment une caractérisation explicitement humienne[28] de la notion de cause comme « concomitance de deux faits », dont l’usage est facilité par l’intégration de la réduction malebranchienne au plan des causes secondes, et un usage proche de celui de Leibniz de la notion de cause comme développement immanent. Dans le monde moral, on ne peut rien dire de plus de la sensibilité physique en son sens géométrique de cause première, c’est-à-dire de l’intérêt, que ce que les uns et les autres disent de « Dieu », de « la force », ou « du mouvement » dans le monde physique. « L’homme n’a pas changé » et « l’homme sent » constituent le discours anthropologique géométrique. Ainsi peut-on nettement distinguer ce discours de celui qui porte aussi sur la sensibilité physique, mais d’un point de vue expérimental. Or, la sensibilité physique appartenant également à tous les hommes qui pourtant sont bien divers, ainsi qu’aux animaux, la tâche d’Helvétius consiste à identifier toutes les différences réputées naturelles comme des différences factices : la différence entre les esprits individuels, entre les peuples, et même entre les hommes et les animaux, cette dernière différence étant celle qui distingue, parmi les êtres physiquement sensibles, ceux qui ont précisément accès à la facticité : les hommes. Il convient donc de déterminer le sens de ce dernier terme sous la plume d’Helvétius, pour suivre ensuite son fonctionnement conceptuel aux différents niveaux où il opère.
6. Du point de vue expérimental, la sensibilité physique prend la forme des passions : « les passions sont, dans le moral, ce que dans le physique, est le mouvement ; il crée, anéantit, conserve, anime tout, et sans lui tout est mort : ce sont elles aussi qui vivifient le monde moral »[29]. Helvétius distingue entre deux types de passions, et par suite entre deux types de sentiments :
[...] pour distinguer ensuite les sentiments des sensations, [...] il faut se rappeler qu’il est des passions de deux espèces ; les unes qui nous sont immédiatement données par la nature, tels sont les désirs ou les besoins physiques de boire, manger, etc. ; les autres, qui, ne nous étant point immédiatement données par la nature, supposent l’établissement des Sociétés, et ne sont proprement que des passions factices, telles sont l’ambition, l’orgueil, la passion du luxe, etc.[30].
Les premières donnent lieu à des «sensations»; les
secondes à des sentiments au sens propre[31].
Le développement de la nature en une facticité ne prend chez
Helvétius aucune signification péjorative. Conformément
à l’usage du temps, Helvétius qualifie un sentiment de
factice par différence avec une sensation dite naturelle, sans que
cette différence désigne une dégradation du naturel[32].
Au milieu du siècle, l’usage premier de l’adjectif désigne
un terme de la langue produit intentionnellement pour exprimer plus précisément
une pensée. Nous parlerions d’un néologisme, terme qui
précisément en 1762, selon le dictionnaire de l’Académie,
par différence avec factice « se prend presque toujours en
mauvaise part et désigne une affectation vicieuse en ce genre » :
la manie de la néologie. L’intention qui préside à
sa création et sa technicité sont donc les deux principales
caractéristiques de ce qui est factice. Son emprunt au domaine de l’analyse
des langues montre comment, chez Helvétius, l’inventivité
linguistique est la manifestation la plus évidente de l’inventivité
et de la nouveauté humaines. Pour autant, l’invention des mots
n’est pas le moteur de l’invention des choses, des rapports, ou
des sentiments nouvellement désignés; mais l’accroissement
progressif des langues et la possibilité d’étendre un
vocabulaire partagé prouvent une diversité humaine réelle
sur le fond d’une identité tout aussi réelle.
Le terme est rare sous la plume des philosophes, mais dans les cas qu’on
a pu relever[33], la facticité
suppose l’existence de la société des hommes, qu’il
s’agisse soit de communiquer sa pensée dans le cas des mots factices,
soit d’idées factices au sens où elles sont acquises dans
un processus éducatif, soit des plaisirs factices nés de la
civilisation et des objets qu’elle offre. La source de l’usage
philosophique du terme est probablement Descartes et la distinction qu’il
opère entre les idées innées, les idées factices
et les idées adventices. Dans une lettre à Mersenne du 16 juillet
1641, Descartes distingue en effet les idées innées et les idées
adventices des idées « factae vel factitiae »,
telle l’idée du soleil dont usent les astronomes, qui n’est
bien sûr pas une idée innée, mais n’est pas non
plus l’idée adventice commune que les hommes se font du soleil[34].
C’est une idée construite à partir du raisonnement. Le
terme cartésien trouve une postérité dans le manuscrit
anonyme couramment intitulé Le Militaire Philosophe, ou Difficultés
sur la religion proposées au Père Malebranche, qu’on
attribue désormais à R. Chasles[35].
Dans cet ouvrage, l’auteur fait fond sur l’affirmation tant cartésienne
que malebranchiste que toute religion fondée sur des événements
historiques ne peut contraindre la foi, qui ne saurait venir que de la conscience
et du sentiment intérieur, et oppose le déisme qui emporte sa
conviction aux « religions factices » :
j’appelle religions factices toutes celles qui sont artificielles, qui sont établies sur des faits, et qui reconnaissent d’autres lois que celles de la conscience. [...] Ce sont les gens de bien, qui aiment la vertu et l’honneur, qui écoutent leur conscience et leur raison, qui se voient avec horreur engagés dans des opinions ridicules et funestes[36].
7. Les religions révélées, celles qui s’appuient sur des ‘faits’ historiques, sont donc appelées factices. La facticité n’est pas en elle-même un caractère marqué négativement, elle se distingue de la raison ou du sentiment intérieur comme ce qui est historique, factuel dirions-nous[37]. L’usage du terme est remarquable, et il s’inscrit dans une filiation cartésienne, via Malebranche. Or Helvétius le reprend littéralement. Pour Chasles comme plus tard pour Helvétius, ce n’est que dans un second temps que, ramenant la facticité à sa double dimension intentionnelle et artificielle, conformément au sens qu’on a relevé dans les dictionnaires, on peut dévoiler une intention de manipulation à la source d’une religion factice :
c’est l’intérêt qui a fait inventer toutes les religions factices, c’est l’ambition, c’est l’envie de dominer, c’est l’envie de satisfaire ses passions et d’acquérir sur les esprits un crédit qui donnât une autorité sur les hommes que la nature n’avait pas donnée[38].
Mais c’est sous la plume d’Helvétius que l’adjectif
pris en ce sens qualifie les passions[39].
Les passions factices ne sont pas des dégénérescences
de passions naturelles, sans être pour autant ni innées ni en
puissance, ce qu’Helvétius exprime par la métaphore de
la germination[40] : « De
pareilles passions [factices] ne nous sont pas immédiatement données
par la nature; mais leur existence, qui suppose celle des sociétés,
suppose en nous le germe caché de ces mêmes passions »[41].
Ce germe unique est la sensibilité physique, ou l’intérêt.
Or ce principe géométrique de l’intérêt s’incarne
nécessairement, ou en d’autres termes n’existe que réalisé
sous une forme particulière à laquelle nous avons empiriquement
accès. Helvétius distingue alors entre une unique première
passion factice nécessaire, l’amour de soi, et toutes les autres
passions factices, dont l’existence, le contenu et la force sont contingents,
mais dont l’apparition peut être expliquée comme le résultat
nécessaire des circonstances qui les font naître. L’amour
de soi est un sentiment factice, ou acquis, car il n’est pas immédiatement
donné par la nature: il n’est pas un besoin physique, or «tout
en nous est passion factice, à l’exception des besoins, des douleurs
et des plaisirs physiques»[42].
Helvétius conclut: «Tout jusqu’à l’amour de
soi est en nous une acquisition. On apprend à s’aimer [...] L’homme
moral est tout éducation et imitation»[43].
Cependant c’est un sentiment naturellement acquis dans son contenu même,
par différence avec tous les autres sentiments: «De tous les sentiments,
c’est le seul de cette espèce ; nous lui devons tous nos
désirs, toutes nos passions : elles ne peuvent être en nous
que l’application du sentiment de l’amour de soi à tel
ou tel objet »[44].
En effet, son objet est l’agent sentant lui-même, qui ne peut
jouir sans désirer jouir, ou souffrir sans désirer fuir, c’est-à-dire
sans opérer un retour nécessaire sur lui-même. L’amour
de soi est « commun et inséparable à l’homme»[45],
donc nécessaire, cependant il est bien factice, historiquement produit,
en même temps que la sensibilité s’exerce réellement
sur tel ou tel objet. Or il n’est précisément pas indifférent
qu’elle s’exerce sur un objet ou un autre, c’est pourquoi
l’amour de ‘soi’, donc en dernière analyse le ‘moi’
lui-même, est consubstantiellement lié aux circonstances dans
lesquelles il apparaît.
Helvétius affirme nettement que les particuliers sont tous nécessairement
différents. L’histoire de leur différenciation, ou individualisation,
est celle de leur « éducation », au sens large
qu’Helvétius donne au terme :
Je vois que l’homme est disciple de tous les objets qui l’environnent, de toutes les positions où le hasard le place, enfin de tous les accidents qui lui arrivent.
Que ces objets, ces positions et ces accidents ne sont exactement les mêmes pour personne, et qu’ainsi nul ne reçoit les mêmes instructions[46].
8. Le ‘moi’ lui-même naît donc des premiers rapports
avec les objets, qui en déterminent la nature. De l’homme
affirme plus nettement encore que De l’esprit que si, comme Helvétius
le prétend, « l’homme naît sans idées,
sans passions ; il naît imitateur », alors, selon le
titre de la section IV de De l’homme, « le caractère
original de chaque homme (comme l’observe Pascal) n’est que le
produit de ses premières habitudes »[47],
et « notre première nature, comme le prouve Pascal, et l’expérience,
n’est autre chose que notre première habitude »[48].
Puisque les comportements et les jugements habituels sont d’autant moins
pénibles, voire d’autant plus plaisants, qu’ils deviennent
plus machinaux, qu’ils deviennent alors même des besoins, on voit
par quel processus de renforcement le caractère peut se stabiliser,
alors même que les « instructions » venues de l’extérieur
ne cessent pas. Aussi Chastellux pouvait-il prolonger la pensée d’Helvétius
en demandant, alors qu’il lisait sous la plume de son ami « l’homme
n’a pas changé » : « tout a changé
sous la main de l’homme, les plantes, les animaux ; des races entières
se sont multipliées ou anéanties, perfectionnées ou détériorées,
en raison de ses efforts ; comment échapperait-il lui-même
à sa propre influence ?»[49].
Lorsque l’on parle de caractère naturel, conclut Helvétius,
on signifie simplement que les anciennes habitudes ‘résistent’
un certain temps, ce qui n’empêche nullement ces habitudes d’être
elles-mêmes acquises et d’être « à la longue »
« détruites par des habitudes contraires »[50].
Selon le résumé que donne Helvétius lui-même du
troisième chapitre de la section IV de De l’homme, les
changements survenus dans le caractère des particuliers « sont
l’effet d’un changement dans leur position, leur intérêt
et dans les idées qu’en conséquence leur suggère
le sentiment de l’amour d’eux-mêmes »[51].
Une « position », dans le vocabulaire d’Helvétius,
est la conjonction des temps, des circonstances et des postes[52].
À chaque position est lié un intérêt de position
qui détermine l’intérêt personnel de l’individu
qui l’occupe et les objets qu’il va chercher, et non l’inverse.
En d’autres termes, et d’une façon tout à fait originale,
la forme que prend l’amour de soi est soumise à une logique impersonnelle.
Si on transporte un voleur miséreux d’Angleterre en Amérique,
où il devient propriétaire, sa position change et, désormais
intéressé au maintien et à la protection de la propriété
privée, il deviendra très probablement « honnête »[53].
Helvétius puise donc ses exemples parmi les postes ou les places sociales,
les emplois, la qualité ou non de propriétaire, etc. On voit
des gens changer de caractère « selon le rang, selon la place
différente qu’ils occupent à la Cour ou dans le Ministère,
enfin selon le changement arrivé dans leurs positions ».
Il y a des caractères « attachés à certaines
professions »[54] au
sens où ils en découlent : le bourreau cruel ou le militaire
dur ne le sont plus s’ils prennent un autre emploi qui n’exige
pas cette dureté. Les écoliers changent aussi de caractère
par leur position de soumission : tous soumis à la même
contrainte, ils finissent par tous se ressembler. Il en va de même pour
les sujets d’un despote, qui finissent par se ressembler tous, ou même
pour les Français en raison de l’inquisition de leur police[55].
Enfin une position est aussi une position physique, et c’est parce que
la géographie est un élément d’une position, et
non directement par un déterminisme physique, que l’on peut dire :
tout Anglais sensé conviendra donc que c’est à la position physique de son Pays qu’il doit sa liberté ; que la forme de son gouvernement ne pourrait subsister telle qu’elle est en terre ferme, sans être infiniment perfectionnée; et que l’unique et légitime sujet de son orgueil se réduit au bonheur d’être né insulaire plutôt qu’habitant du continent[56].
9. La ‘position’ est ainsi le concept qui rend compte des modifications
du moi, chaque position induisant des développement spécifiques
de l’amour de soi. Il en va de même pour les distinctions entre
les peuples: le «caractère» d’un peuple est donné
par sa passion dominante, laquelle est le résultat nécessaire
de la «position» occupée par ce peuple. Or les facteurs temporels,
géographiques, sociaux et les « circonstances »
qui constituent une position sont le domaine de la facticité. La notion
de facticité ouvre ainsi réellement le domaine de l’anthropologie,
car elle intègre la totalité du monde extérieur :
Helvétius inclut les facteurs géographiques et climatiques dans
la facticité, car ils désignent un ensemble interdépendant
qui va de la météorologie à la nourriture des peuples
via le type d’agriculture[57],
et sont en dernière analyse plutôt soumis à l’action
politique des hommes que l’inverse[58].
Ce sont les circonstances, politiques au premier chef, qui déterminent
quels objets sont les plus désirables dans un situation donnée,
car les plus propres à assurer la jouissance (ce sera la force, la
gloire, l’or, la science, etc.). Ainsi le traité des passions
devient-il une typologie des sociétés et de leurs passions dominantes.
Dans une telle perspective, toutes les sociétés, sauvages ou
policées, sont le produit d’une logique identique de développement
du «naturel» en «factice», et de ce point de vue aucune
société ne réalise l’humanité plus pleinement
qu’une autre. Le développement du naturel en factice correspond
en effet à une transformation de l’amour de soi en amour de la
puissance qui est le propre de toutes les sociétés humaines,
par différence avec les sociétés animales. L’amour
de soi s’accompagne nécessairement, selon Helvétius, de
«l’amour de la puissance et des moyens de l’acquérir»[59],
car la puissance n’est que le moyen assuré de se procurer le
bonheur. La puissance est le nom générique de ce qui sert de
monnaie pour acheter le bonheur sous la forme particulière des objets
qui satisfont l’amour de soi. Selon les «circonstances», cette
puissance sera la force physique, la gloire, la richesse, la science, ou tout
autre objet. Dans les états sauvages et civilisés, la puissance
est différemment déterminée, mais elle désigne
toujours la possibilité d’acquérir des biens futurs. La
preuve en est qu’on appelle toujours « bien » ce
qui est une puissance véritable, et « méchant »
ce qui est plus puissant que soi. Helvétius illustre son argumentation
par une lecture de Hobbes étonnamment précise, à qui
il reprend l’exemple de l’enfant dont les coups amusent, et qu’on
n’appelle pas méchant parce qu’il n’est pas redoutable[60].
Dans De l’homme, il explicite cette référence et
reprend l’expression «malus est robustus puer», tirée
du De Cive[61], dont la
traduction est controversée. Pour Helvétius, elle signifie que
«l’enfant robuste est l’enfant méchant»[62] :
seul l’enfant qui détient une certaine force peut être
appelé méchant. Ici s’effectue un emprunt fondamental.
Helvétius saisit en effet le lien entre intérêt, puissance
et utilité et l’applique dans le cadre de sa pensée, ce
qui donne le dispositif conceptuel suivant : les hommes désirent
la ‘puissance’, ou le pouvoir, parce qu’ils recherchent
leur ‘intérêt’, c’est-à-dire à
satisfaire leur amour de soi. Ils deviennent donc orgueilleux, cupides, ambitieux,
autant de «passions factices» qui «nées au sein des
Bourgs et des Cités supposent des conventions et des Lois déjà
établies entre les hommes»[63]
par lesquelles sont déterminés les moyens de la puissance. Dans
cette logique instrumentale, les moyens sont l’‘utile’.
Les hommes désirent l’utile ainsi caractérisé,
dans une logique instrumentale généralisée, régie
par la poursuite de l’intérêt individuel propre au sein
d’une société donnée. Le passage de l’amour
de soi à l’utilité s’effectue par l’amour
du pouvoir, c’est-à-dire concrètement par la facticité
des moyens de satisfaction. Les passions factices sont des besoins empiriquement
socialisés, et, selon l’expression d’Y. Belaval, «l’intérêt
se socialise en calcul de l’utile»[64].
Ce sont ces passions factices dont la force produit les grandes actions et
les pensées sublimes, et c’est leur facticité qui manque
à l’animal. Le degré de facticité est proportionnel
au degré de police ou de civilisation de la société,
c’est pourquoi le sauvage possède les « germes »
de la perfectibilité, mais peu de passions factices fortes. Cependant
celles qu’il éprouve doivent être rapportées aux
circonstances précises dans lesquelles il vit, qui ne sont pas les
mêmes aux Caraïbes et en Amérique du Nord.
10. On constate certes empiriquement que «les Hottentots ne veulent
ni raisonner, ni penser », que « les Caraïbes ont
la même horreur pour penser et travailler ; ils se laisseraient
plutôt mourir de faim, que de faire la cassave, ou de faire bouillir
la marmite»[65]. Mais loin
d’expliquer cette apparente léthargie par une typologie scindant
l’humanité en deux types fixistes, un type d’hommes animé
de passions vives, qui sont les hommes civilisés, et un autre type,
les hommes sauvages, caractérisé par son indolence ou sa léthargie,
selon les termes courants alors, Helvétius explique le mode de vie
des ces sauvages par leur «position» précise. Leur «position
géographique» est une nature tropicale dont la fertilité
réduit la quantité de travail nécessaire pour subvenir
à leurs besoins. Leur organisation sociale est telle que le travail
qui demeure nécessaire est accompli par les femmes : ce n’est
qu’en raison de cette combinaison d’une nature fertile et d’une
division sexuée du travail que certains Hottentots et Caraïbes
mâles peuvent se permettre cette indolence, et non par leur « nature »
tropicale. On peut encore dire, c’est la même idée à
une autre échelle, que « l’existence des peuples voleurs
suppose celle des peuples riches et volables [...] une Nation nombreuse et
cultivatrice »[66].
Là encore, cette division du travail permet « naturellement »
la libération de l’inertie des uns, voleurs «toutes les
fois que la position physique de leur Pays leur permet de l’être
impunément». Une note de De l’homme précise
que si les Malais ont un amour du vol inégalé dans les autres
peuples, et que certes tous les peuples ne sont pas voleurs, cependant « chaque
pays a ses Malais», c’est-à-dire ses voleurs qui vivent
du travail des autres. Dans les pays catholiques, c’est le clergé
oisif[67]... La «paresse
naturelle» est ainsi une force qui s’exprime en fonction d’un
rapport de forces, un effet de position, et non une caractéristique
«naturelle» de certains peuples. Dans certaines circonstances, elle
devient « l’amour du vol », dans d’autres
elle se fait amour filial, «espèce de gravitation qui [...] port[e]
à l’amour de ses parents»[68].
On peut ainsi expliquer la curieuse prolifération dans le texte d’Helvétius
de «forces naturelles» à l’homme: amour du vol ou «penchant
naturel à l’usurpation», «amour des Français
[qui] est naturel aux Français», cruauté naturelle, amour
naturel de la liberté, curiosité naturelle de la première
jeunesse[69]... On peut ramener
tous ces sentiments «naturels», contradictoires sinon avec l’unicité
de la nature humaine, à l’expression d’un rapport de positions.
Le riche oisif, le Hottentot et le Caraïbe sont donc le même genre
d’homme, car ils occupent le même type de position. Si le Caraïbe
ne cherche pas à étourdir son ennui, qui est le fruit nécessaire
de sa position oisive, par la recherche effrénée de plaisirs
factices, comme le fait l’oisif occidental, c’est en raison du
degré de développement de sa société ; mais
ce «sauvage», «dès qu’il a satisfait ses besoins,
court au bord d’un ruisseau, où la succession rapide des flots
[...] fait à chaque instant sur lui des impressions nouvelles»[70].
Ainsi «Caraïbe» est-il finalement le nom que l’on peut
donner à tout paresseux dont les besoins sont satisfaits grâce
au travail des autres, «Hottentot» celui de l’homme qui laisse
penser les autres à sa place. Et en effet, «Que de Hottentots
parmi nous !»[71] – et
de Caraïbes, pourrait-on ajouter.
[1] De l’homme, éd. G. et J. Moutaux Fayard, Paris 1989 [1773], I, 1, p. 43. On note désormais cette édition D.H.
[2] HELVéTIUS, De l’esprit, éd. J. Moutaux Fayard, Paris 1988 [1758], Préface, p. 9. On note désormais cette édition D.E.
[3] Ibid.
[4] D.E. I, 1, p. 15.
[5] D.H. IX, 7, p. 907 et p. 909.
[6] « L’homme n’a pas changé, et pour les mêmes récompenses, il fera en tous les temps à peu près les mêmes actions » : D.H., II, 7, p. 179.
[7] FONTENELLE, De l’origine des fables, éd. J. R. Carré, Alcan, Paris 1932 [1724], p. 35.
[8] D.E. I, 1, p. 15.
[9] D.E. I, 1, p. 20.
[10] D.E. I, 2, p. 26-28.
[11] D.E. I, 1, p. 21-22 ; D.H. II, 4, p. 158-159.
[12] D.E. III, 3, p. 239.
[13] D.E. III, 3, p. 244.
[14] D.E. III, 3, p. 237.
[15] D.E. III, 4, p. 256 : «Quelle continuité d’attention ne faut-il pas, [...] pour connaître ses lettres, les assembler, en former des syllabes, en composer des mots [...]».
[16] D.H. I, 1-7, p. 55-71.
[17] D.E. I, 1, p. 15-25.
[18] D.H. II, 23, p. 269 : « De l’aveu de presque tous les philosophes, les plus sublimes vérités une fois simplifiées et réduites à leurs moindres termes, se convertissent en faits, et dès-lors ne présentent plus à l’esprit que cette proposition, le blanc est blanc, le noir est noir.».
[19] D.E. II, 2, p. 59.
[20] Ce qui explique que pour Helvétius, la question de l’appartenance du mouvement à la matière est caduque.
[21] D.E. II, 2, p. 60.
[22] C’est ce que P.-F. Moreau nomme la « méprise des sentiments », le déguisement de la passion, par où, dit-il, Helvétius est «plus près de La Rochefoucauld que de Hobbes », et que nous rapprochons plutôt de « Leibniz» : P.-F. MOREAU , La chevelure de Samson. Helvétius et la puissance des passions, dans P.-F. MOREAU, A. THOMSON (sous la direction de), Matérialisme et passions, ENS Éditions, Lyon 2004, p. 107.
[23] Y. BELAVAL, Leibniz. Initiation à sa philosophie, Vrin, Paris 1993 [1962], p. 254.
[24] D.H. II, note 28, p. 290.
[25] D.H. IX, note 15, p. 868.
[26] D.H. IX, note 15, p. 868.
[27] Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, fac-similé, Fromann, Stuttgart 1966, [1751-1780], t. VII [1757], p. 113. D’Alembert poursuit cependant un tout autre objectif : dépasser le différend entre partisans leibniziens et adversaires cartésiens de la notion de force vive.
[28] D.H. IX, note 15, p. 868 ; voir aussi D.H. II, note 28, p. 290, ou IX, 19, note (a), p. 821 : « Deux faits, dit M. Hume, arrivent-ils toujours ensemble ? L’on suppose une dépendance nécessaire entre eux. L’on donne à l’un le nom de cause ; à l’autre celui d’effet ».
[29] D.E. III, 6, p. 268. Voir aussi D.E. III, 8, p. 287-188: « Les passions sont, en effet, le feu céleste qui vivifie le monde moral ».
[30] D.E. IV, 2, p. 434.
[31] Ibidem. Voir aussi D.E. III, 9, p. 289: « [...] si la nature ne nous donne, en naissant, que des besoins, c’est dans nos besoins et nos premiers désirs qu’il faut chercher l’origine de ces passions factices [...] »; ainsi que D.H., II, 8, p. 184.
[32] La première édition du dictionnaire de l’Académie, en 1694, restreint explicitement l’usage du terme : « il n’a guère d’usage qu’en ces phrases, Mot factice, terme factice, pour dire, Un mot qui n’est pas reçu dans une langue, mais que l’on fait selon les règles de l’analogie », ce que lui reprend le dictionnaire de Richelet en 1719, en ajoutant qu’il peut à la limite qualifier « un corps fabriqué par l’usage du chimiste ».
[33] Nous l’avons noté chez Diderot, dans l’article «Beau» de l’Encyclopédie, où il désigne les idées « acquises et factices » par différence avec les idées « innées »: pour Diderot, les idées d’ordre, de symétrie, etc. « viennent des sens et sont factices » (Œuvres, éd. L. Versini, Laffont, Paris, 4voll. 1994-1997, vol. IV p. 97-98). D’Alembert caractérise la différence entre des sociétés de sauvages et des sociétés policées par le fait que ces dernières donnent lieu à des connaissances plus nombreuses et plus diversifiées, et à des « plaisirs factices », là aussi en un sens neutre (Essai sur les éléments de philosophie, éd. C. Kintzler, Fayard, Paris 1986 [1759], p. 90). L’utilisation du terme est à peine plus fréquente sous la plume de Rousseau, qui lui donne peu à peu un sens négatif : en 1755, dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau distingue entre l’amour de soi-même, qui est naturel, et l’amour de soi, « sentiment relatif, factice, et né dans la société », qui déjà « inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement » (Garnier-Flammarion, Paris 1992, p. 212). Les « passions factices » de l’homme policé, comme par exemple « le moral de l’amour » (par différence avec le « physique de l’amour »), naissent des « nouvelles relations », dénuées de « vrai fondement dans la nature », qu’ils entretiennent lorsqu’ils s’assemblent de façon à créer de l’inégalité entre eux. En 1762, dans Émile, un enfant mal et trop éduqué devient un « être factice », « l’homme de nos fantaisies » (Garnier-Flammarion, Paris 1966, p. 51). L’évolution du terme apparaît déjà dans l’édition de 1762 du Dictionnaire de l’Académie, où factice signifie « contrefait », « par ‘opposition’ à naturel ».
[34] DESCARTES, Œuvres, éd. F. Alquié, Gallimard, Paris, 1975, vol. II, p. 337.
[35] Orthographié également Challes ou Challe. On dispose de plusieurs manuscrits récemment édités: [CHASLES], Difficultés sur la religion proposées au Père Malebranche, éd. R. Mortier, Presses Universitaires de Bruxelles, Bruxelles 1970; éd. F. Deloffre et M. Menemencioglu, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, n. 209, Oxford, 1982; éd. F. Deloffre et F. Moureau, Droz, Genève 2000. D’Holbach et Naigeon ont publié le manuscrit en ajoutant un dernier chapitre, Londres, 1768 (en fait 1767), c’est pourquoi on trouve des éditions de ce texte remanié sous les noms d’auteur de d’Holbach, ou Naigeon, parfois également attribué à Saint-Hyacinthe.
[36] [CHASLES], Difficultés sur la religion proposées au Père Malebranche, Lettre dédicatoire, éd. F. Deloffre et M. Menemencioglu, cit., p. 42.
[37] Mais non les écrivains du XVIIIe siècle, chez qui on cherche en vain ce dernier terme.
[38] [CHASLES], Difficultés sur la religion, p. 59. Les éditeurs signalent par ailleurs qu’Helvétius tire certaines informations concernant les Caraïbes d’un autre texte de Chasles, le Journal d’un voyage fait aux Indes orientales, de 1690-1691 (éd. cit., notes 515 et suivantes).
[39] On a relevé un peu plus haut l’expression « passions factices » chez D’Alembert en 1759, et on peut penser qu’il l’emprunte à De l’esprit. Rousseau l’emploie également en 1755.
[40] Helvétius parle également de la «métamorphose des peines et des plaisirs physiques en peines et plaisirs factices», D.E. III, 9, p. 291.
[41] D.E. III, 9, p. 289.
[42] D.H. IV, 4, p. 338, note (a).
[43] D.H. IV, note 84, p. 450-451.
[44] D.H. IV, 4, p. 337.
[45]Ibidem.
[46] D.H. Récapitulation, Section I, p. 929.
[47] D.H. IV, 1, p. 323.
[48] D.H. IV, 3, p. 334. Helvétius s’appuie visiblement sur la pensée 93: « La coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Mais qu’est-ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature », PASCAL, Pensées et opuscules, éd. L. Brunschvicg, Hachette, Paris 1949, p. 372-373 (classement Lafuma n. 126).
[49] [CHASTELLUX], Éloge de M. Helvétius, s.l., s.d. [1774], p. 30-31.
[50] D.H. IV, 3, p. 334.
[51] D.H. Table sommaire, p. 21.
[52] D.E. II, 6, p. 84-85.
[53] D.H. IV, 3, p. 334.
[54] D.H. IV, note 85, p. 451.
[55] D.H. IV, 2, p. 331.
[56] D.E. II, 22, p. 201.
[57] D.H. II, 1, p. 206.
[58] D.E. III, 29, p. 402-403: «Les ‘climats soumis à ce pouvoir’[despotique], incultes et dépeuplés après un certain nombre de siècles, se changent en déserts ; les plaines, où s’étendaient des Villes immenses, où s’élevaient des Édifices somptueux, se couvrent peu à peu de forêts».[59] D.H. IV, 4, p. 337.
[60] D.E. II, 2, p. 58 note (a).
[61] T. HOBBES, De Cive, Préface, trad. Sorbière, éd. Polin, Sirey, Paris 1981, p. 66.
[62] D.H. II, 8, p. 181, note (a).
[63] D.H. IV, 1, p. 323.
[64] Introduction à HELVÉTIUS, Œuvres complètes, Olms, Hildesheim 1969, vol. I, p. XLVIII.
[65] D.E. III, 5, 262 note (a).
[66] D.H. VIII, 23, p. 727.
[67] D.H. II, 13, p. 213, note (a).
[68] D.H. II, 8, p. 184.
[69] Respectivement, D.E. III, 4, p. 251; D.H. IV, 17, p. 387; D.E. III, 14, p. 320; III, 29, p. 403; IV, 17, p. 554.
[70] D.E. III, 5, p. 263.
[71] D.E. III, 5, p. 262.