1. Né le 23 décembre 1920 de parents juifs roumains réfugiés
en France dès avant la Première Guerre mondiale, Édouard
Helman est décédé le 3 janvier 2005. Connu sous son
nom de plume d’Yves Benot (pseudonyme dont il ne donna jamais de commentaires
sur l’origine et la signification), il se construisit assurément
une vie et une carrière en dehors des chemins battus.
Ayant un père et une sœur – son aînée de dix
ans – médecins, il n’a pas suivi cette voie familiale, mais
s’est doté d’une solide formation littéraire classique,
doublée d’une maîtrise des langues anglaise et italienne.
Son père, qui exerçait la médecine à La Ferté-sous-Jouarre
en Seine-et-Marne, fut déporté avec son épouse le 29 octobre
1943, au camp d’extermination d’Auschwitz où ils furent exécutés
à leur arrivée[1]. Alors
âgé de presque vingt-trois ans, Yves Benot passa en Angleterre
pour rejoindre la France libre, en compagnie d’Armand Gatti.
Après la Libération, tout en se liant aux milieux littéraires
proches des surréalistes, il entama une carrière d’enseignant
et de journaliste, d’abord au Maroc, en 1951 et 1952, où
il était professeur de français et collaborateur au journal de
la CGT marocaine (Le Petit Marocain, puis Les Nouvelles marocaines).
De retour à Paris, il collabora au second quotidien du Parti communiste
dirigé par Aragon, Ce Soir; puis aux Lettres françaises
(de 1953 à 1956), dont Aragon assurait également la direction
après la suppression de Ce Soir. En janvier 1947, il avait été
l’un des deux organisateurs de la célèbre séance
du Vieux Colombier où Antonin Artaud fit son retour public après
sa longue période d’internement à Rodez; Breton, Gide, Gatti
étaient présents à ce spectacle qui fit scandale dans la
presse bien-pensante. Yves Benot a témoigné, notamment dans la
revue Europe en 1984, sur la genèse de cette séance et
de sa rencontre avec Artaud.
Mais l’essor du mouvement de la fin des années 1950 vers les indépendances
africaines le conduisit en Afrique noire, dont il devint rapidement un des spécialistes:
en Guinée ex-française d’abord, pays où il fut enseignant
au lycée de Conakry de 1959 à 1962, et surtout au Ghana, où
il fut directeur adjoint du Ghana Institute of Languages de 1962 à 1964.
De cette expérience africaine, Yves Benot conserva des liens étroits
avec bon nombre d’intellectuels, aujourd’hui universitaires ou hommes
politiques de premier plan en Afrique de l’Ouest, tel Paulin Houtondji,
ministre de la Culture du Bénin lors de la «transition démocratique»
du milieu des années 1990, ou Boubacar Barry, historien à l’Université
Cheik Anta Diop de Dakar. Ce contact approfondi avec l’Afrique des indépendances
fut également à l’origine de deux de ses ouvrages importants,
Idéologies des indépendances africaines (Maspero, 1969, réédition
1972) et Indépendances africaines. Idéologies et réalités
(Maspero, 2 voll., 1975), ainsi que de nombreux articles publiés dès
le début des années 1960 dans Europe, La Pensée,
Présence africaine ou Démocratie nouvelle.
2. À partir de cet ensemble de travaux sur les sociétés
africaines et sur les processus d’accession à l’indépendance,
Yves Benot soutint sa thèse de doctorat d’État en 1976 devant
l’Université de Paris-8, sous le titre Fonctions historiques
des idéologies et de la science d’après l’exemple
de l’Afrique noire. N’ayant aucunement l’intention de
se lancer dans une carrière universitaire, il ne fit que très
rarement mention de son titre de docteur en lettres, ignoré de la plupart
de ses amis et proches collaborateurs. De 1965 à 1986, « faute
de mieux » comme il tenait à le dire, il a été
enseignant de lettres dans un lycée de la région parisienne. Mais
sa vraie vie était ailleurs.
Sa trajectoire scientifique et intellectuelle a en effet été marquée,
dès les années 1950, par son intérêt pour l’histoire
de la colonisation et surtout pour les fondements idéologiques de l’esclavage
et de la conquête coloniale. Ce fut ainsi qu’il rencontra deux penseurs
du XVIIIe siècle de tout premier plan, dont il contribua
de façon décisive à donner une connaissance renouvelée
de leurs engagements dans les débats de leur temps sur la traite négrière,
l’esclavage et la colonisation européenne: Guillaume François
Thomas Raynal et Diderot. Il a commencé par publier quelques textes inconnus
ou peu connus de Diderot: Mystification (Éditeurs français
réunis, 1954), Le Pour et le Contre (Éditeurs français
réunis, 1954), Textes politiques (Éditions sociales, 1960).
Son Diderot, de l’athéisme à l’anticolonialisme
(Maspero, 1970; réédition La Découverte, 1981), devenu
un classique, repose sur l’utilisation de la correspondance de Diderot
conservée à la Bibliothèque Nationale de France, dans le
fonds Vandeul. Il publia également une édition abrégée
et commentée de la fameuse Histoire philosophique et politique des
deux Indes (Maspero, 1981), de l’abbé Raynal – à
laquelle Diderot apporta une contribution décisive, alors méconnue.
Enfin, depuis le milieu des années 1980, l’attention de Benot se
porta de plus en plus sur la période révolutionnaire aux colonies,
sans le conduire à renoncer à des sujets plus contemporains, comme
Les députés africains au Palais-Bourbon (Chaka, 1989) ou
Massacres coloniaux, 1944-1950: la IVe République
et la mise au pas des colonies françaises (La Découverte,
1994; réédition en poche, 2001).
Mais désormais, le centre de gravité de ses recherches s’était
déplacé vers la fin du XVIIIe siècle et
surtout la Révolution. Trois ouvrages majeurs, publiés presque
à la suite, contribuèrent de façon décisive à
faire entrer l’histoire des révolutions coloniales à l’intérieur
même de la Révolution française et de son prolongement napoléonien:
La Révolution et la fin des colonies (La Découverte, 1987;
réédition en 1988 puis en 2004 en format de poche), La démence
coloniale sous Napoléon (La Découverte 1992), La Guyane
sous la Révolution ou l’impasse de la Révolution pacifique
(Ibis rouge Éditions, 1997). Une voie féconde était
ouverte pour l’histoire des liens indissociables entre Lumières,
Révolution française et processus d’abolition de l’esclavage.
3. À ces trois ouvrages phares, Yves Benot ajouta un grand
nombre de communications données aux nombreux colloques internationaux
suscités par le calendrier des commémorations en France, en Italie,
aux Antilles françaises, en Afrique noire et au Maghreb, en Haïti,
aux Etats-Unis récemment encore: 1989, 1993, 1994, 1998 et, en 2002,
le sinistre anniversaire du rétablissement de l’esclavage par Bonaparte;
et encore en 2004, à l’occasion du bicentenaire de l’indépendance
d’Haïti, cette « Première République noire »
qui lui tenait tant à cœur. Dans la même période, il
a donné de nombreux articles à des revues savantes et notamment
aux Annales historiques de la Révolution française, où
il publia articles et documents inédits à partir de 1991 et jusqu’au
présent numéro; il fut l’un des collaborateurs les plus
assidus de Dix-huitième siècle, autant par ses articles
érudits (le numéro 36, paru en décembre 2004, contient
ce qui sera l’un de ses derniers articles) que par ses nombreuses notes
de lecture et son travail de correcteur vigilant des épreuves; il collabora
également à Europe, aux Cahiers des Anneaux de la Mémoire
et à bien d’autres revues encore qu’il est impossible de
toutes citer ici.
Yves Benot fut ainsi de tous les combats intellectuels pour faire connaître
ce volet de l’histoire coloniale trop souvent refoulé hors de la
mémoire collective. Il fut aussi à l’initiative de la fondation,
en 1991, d’un groupe de recherche sur les liens entre Révolution
française et colonies au sein de l’I.H.R.F. alors à son
apogée sous la direction de Michel Vovelle. Ce groupe informel se transforma,
en octobre 1993, en Association pour l’étude de la colonisation
européenne (1750-1850), dont il assura la présidence jusqu’à
sa mort. Cette société savante se donnait pour objectif de réintégrer
l’histoire de l’esclavage et des abolitions dans l’histoire
générale du «siècle des révolutions».
Les colloques internationaux organisés par cette association, en grande
partie sous l’autorité d’Yves Benot, contribuèrent
largement à stimuler les recherches, nationales et internationales, et
à faire en connaître à un large public les acquis. La large
diffusion et la traduction anglaise de ces actes de colloques (notamment celui
sur Les Abolitions de l’esclavage, 1793-1794-1848, Éditions
Unesco et Presses universitaires de Vincennes, 1995; réédition
en 1998, traduction anglaise en 2003 et celui sur 1802, rétablissement
de l’esclavage dans les colonies françaises. Aux origines d’Haïti,
Maisonneuve et Larose, 2003), mais également du recueil d’études
sur Grégoire et la cause des Noirs. 1789-1831, ou des actes
du colloque de 1991 consacré à Léger-Félicité
Sonthonax, la première abolition de l’esclavage, la Révolution
française et la Révolution de Saint-Domingue (Société
Française d’Histoire d’outremer/APECE, 1997, réédition
en 2005) témoignent de l’ampleur de ce renouveau des études
sur des sujets tabous il y a peu d’années encore. La contribution
d’Yves Benot à ce renouveau fut décisive et est magistralement
déployée dans son dernier livre, qui restera comme la synthèse
de son œuvre, paru à la fin de 2003, La modernité de l’esclavage.
Essai sur l’esclavage au cœur du capitalisme (La Découverte).
La place désormais occupée dans ses travaux par la Révolution
française et la question coloniale le conduisit tout naturellement à
adhérer à la Société des études robespierristes,
en mars 2000.
Esprit farouchement indépendant, parfois vigoureusement polémique,
Yves Benot n’a certes pas fait ce qu’il est convenu d’appeler
une «carrière» universitaire – il s’est même
soigneusement tenu à l’écart de ce qu’il considérait
comme le «conformisme académique». Mais il a réalisé
une œuvre, au plein sens du terme, ce qui est beaucoup plus important.
Et cette œuvre a profondément marqué la recherche et a fait
école.
[1] Cette fin tragique à Auschwitz est mentionnée à la fois par le « fichier
Klarsfeld » des victimes de la Shoah et par l’inscription qui
figure au Mémorial des martyrs juifs inauguré à
Paris au début de 2005; cependant une conviction acquise par des membres
de la famille donne une version différente, selon laquelle le docteur
Jean Helman et son épouse auraient été fusillés
à Metz au cours du voyage entre le camp de Drancy et le camp d’extermination
d’Auschwitz. Faute de trace des évènements de Metz de la
fin octobre 1943 dans les archives, du moins connues aujourd’hui, nous
ne pouvons trancher entre ces deux versions tout autant tragiques.