1. Les relations culturelles franco-russes au XVIIIe siècle
jouissent depuis toujours d’un intérêt scientifique
considérable. A première vue, cet intérêt
devrait dépendre de la conjoncture politique : des facteurs
multiples (comme la formation de l’union franco-russe à
la fin du XIXe siècle ou la Première guerre
mondiale ; la Révolution russe ou l’époque de
grandes illusions qui l’avait suivie ; la Seconde guerre mondiale
ou la dictature stalinienne ; le « dégel »
de Khrouchtchev ou la « guerre froide ») devraient
le faire osciller. Or, on sait que la conjoncture change toujours
et l’intérêt des historiens demeure pourtant manifestement
stable. A mon avis, cela relève de la portée de problèmes
et de protagonistes des échanges culturels franco-russes au
siècle des Lumières.
Parmi les problèmes qui s’imposent chaque fois quand
on s’interroge sur l’histoire de ces échanges nous
retrouvons l’éternelle question des frontières
culturelles de l’Europe. Il en est de même pour le problème
des « emprunts » culturels et de leur rôle
dans le développement immanent des cultures nationales ; ou
alors pour le problème du cosmopolitisme intellectuel, celui
des perspectives de civilisation d’une société,
aussi que pour le problème de la définition même
du phénomène de « civilisation ».
Quant aux protagonistes, il suffit de rappeler quelques noms —
celui de Voltaire, de Diderot, de Grimm, de Falconet, de Pierre le
Grand ou de Catherine II — pour mesurer l’échelle
européenne des échanges culturels qui se sont établis
entre la France et la Russie au cours du XVIIIe siècle.
Tous ces problèmes et tous ces protagonistes gardent toujours
leur place d’honneur dans les ouvrages qui ont été
consacrés à ce thème classique pendant les dix
dernières années. Bien sûr, le découpage
chronologique est un peu artificiel : il serait trop tôt de
parler d’une étape historiographique particulière.
Mais la recherche d’aujourd’hui est marquée par
quelques tendances évidentes, que je vous propose de passer
brièvement en revue.
Voyons d’abord ce qui se passe dans le domaine de conceptions.
La dernière décennie du XXe siècle
témoigne l’expansion conceptuelle de l’école
sémiotique de Tartou-Moscou. Ce « parti »
intellectuel a apparu dans les années 70-80 en tant qu’opposition
aux doctrines sociologiques officielles qui pesaient sur la philologie
et la linguistique soviétiques. En peu de temps, la sémiotique
a dépassé les bornes proprement philologiques et linguistiques
et a extrapolé les résultats obtenus lors de l’analyse
de langue et de littérature russe par les moyens d’une
linguistique structuraliste, sur l’ensemble d’histoire
de la culture.
2. L’influence de l’école sémiotique sur
la recherche historique en Russie relève d’une grande
importance. Grâce à elle certains auteurs se sont libérés
de l’illusion d’un progrès linéaire, hétérogène
et continuel. La sémiotique, qui insistait sur la nécessité
de reconstruire les motivations subjectives de l’activité
quotidienne des hommes, a perfectionné des approches à
l’analyse des dynamiques sociales, dans laquelle fut dorénavant
incluse l’étude de la famille, des catégories
sociales spécifiques (telles que femmes, enfants etc.), des
symboles etc. On pourrait comparer le rôle joué par la
sémiotique dans les sciences humaines en Russie avec l’effet
de la nouvelle histoire sociale et de l’anthropologie en Europe
occidentale : ce fut elle qui a attiré l’attention des
chercheurs aux structures de la société, à leurs
transformations, aux événements répétitifs
et attendus, aux stéréotypes, à la psychologie
sociale. La production sémiotique, et en particulier les écrits
de ses grands maîtres — du défunt Youri Lotman,
ou alors de Boris Ouspenski et de Victor Jivov qui continuent de travailler
de façon active — peut servir d’indicateur
du niveau intellectuel de la réflexion scientifique sur les
relations de la culture russe avec l’Occident au XVIIIe
siècle. Les écrits qui gisaient pendent les décennies
dans les tiroirs de leurs bureaux, sont aujourd’hui largement
publiés et diffusés, devenant un facteur historiographique
important à tenir compte. Sans vouloir d’aller plus loin
dans une analyse de l’approche sémiotique russe (déjà
connue des slavistes italiens), je m’arrêterai seulement
sur l’interprétation sémiotique des relations
de l’absolutisme russe avec les Lumières françaises.
La base de cette conception est l’étude de la culture
en tant que construction, composée de textes (des réalités)
et de meta-textes (on utilise aussi le terme de « grammaires
de culture » — de ses auto-descriptions, de ses objectifs
idéologiques etc.). Or, une telle approche tente de séparer
cette construction idéale d’une réalité
empirique. Les adeptes de l’école sémiotique postulent
par exemple, que le tournant de la Russie envers l’Occident,
réalisé par Pierre de Grand au début du XVIIIe
siècle, fut à tel point brusque, qu’on ne peut
aucunement le lier au développement des traditions nationales
antérieures. De là ils déduisent une relative
indépendance des structures idéologiques de l’époque
pétrovienne et post-pétrovienne : celons les auteurs
de l’école sémiotique ces structures n’étaient
pas conditionnées par des besoins naturels, ni par les réalités
de la vie russe, mais elles étaient plutôt destinées
à former ou à transformer ces besoins. Ces auteurs sont
très attachés à l’idée de l’emprunt
culturel (Lotman-Ouspenski) ou de la transplantation (Jivov)
de la culture européenne, qui sert de fond (de contexte) principal
au développement de la culture russe nationale à partir
du XVIIIe siècle[1].
Mais transplantés sur le sol russe, les modèles culturels
européens se transforment de façon radicale. Par exemple,
la conception européenne du monarque en tant qu’administrateur
du bien général tourne en Russie au culte de la personne
d’empereur. Nouveau messie et fondateur d’une vie nouvelle,
le monarque russe manipule avec les concepts les plus radicales de
son temps, c’est pourquoi l’absolutisme russe pratique
l’importation des Lumières françaises.
3. Une question se pose alors : comment une idéologie
apparemment progressive telle que Lumières pouvait coexister
avec l’autocratie despotique ? L’école sémiotique
propose sa réponse : il n’y avait pas de liens entre
l’idéologie de l’État et la pratique de
la gestion des affaires publiques. On prend pour exemple L’Instruction
de Catherine II à la commission chargée de dresser le
nouveau code de lois (dite le Nakaz) de 1767, que ces auteurs
regardent comme une pure fiction, qui n’avait aucune signification
pratique. Je vais revenir au problème du Nakaz un peu
plus tard, mais il m’est très difficile à imaginer
une situation, dans laquelle l’idéologie d’État
soit complètement détachée des mécanismes
du fonctionnement de l’empire, surtout au XVIIIe
siècle. En outre, cela laisse sans explications tout le complexe
des reformes réelles entreprises par l’absolutisme russe
au XVIIIe siècle et ayant rapport idéologique
avec les Lumières européennes : des reformes administratives,
judiciaires ou fiscales, de la création du système d’éducation
nationale, de la sécularisation des biens de l’église,
de la sécularisation de la vie sociale etc. Comme nous voyons,
une approche parfaitement originale et moderne peut nous conduire
à des conclusions, qui rappellent une interprétation
ancienne et simpliste du phénomène de Catherine II,
selon laquelle l’idéologie de son règne fut fondée
sur une rhétorique absolument fausse et l’impératrice
n’avait pas d’autre but que de moderniser les pilons de
son pouvoir illimité en trompant l’opinion publique européenne.
Un trait particulier de l’approche sémiotique consiste
dans l’interprétation du fait historique en tant que
construction discursive de réalité, en tant que résultat
de la perception du texte par l’historien. Ce postulat permet
de traiter l’événement historique réel
comme un texte. Pour illustrer, prenons l’exemple du livre d’Alexandre
Stroev consacré aux aventuriers du siècle des Lumières[2].
En cherchant les motifs répétitifs dans les biographies
de ses héros — les aventuriers, parmi lesquels il y a
des personnes réelles aussi que des personnages littéraires —
l’auteur y trouve une « logique commune des événements ».
Il en construit ensuite un « système des protagonistes »,
proposant un « spectre de possibilités »
et enfin il en tire l’image généralisée
de l’aventurier considéré à travers les
facteurs sociaux, artistiques et géographiques. Ainsi, le tissu
historique extrêmement riche (par exemple, en ce qui concerne
notre sujet, l’intérêt que présentent certaines
figures très peu connues d’aventuriers qui avaient voyagé
en Russie) sert pour illustrer une construction abstraite, que l’auteur
appelle « l’invariante du destin d’un aventurier ».
4. Paradoxalement, tout le matériel pour ce livre fut accumulé
par Stroev lors d’une recherche, qui n’avait rien de commun
avec la création des constructions sémiotiques. Elle
fut menée dans les traditions d’une autre pratique de
recherche qui n’opte pas à reconstruire des structures
ou à comparer les différents modèles des phénomènes
culturels. De façon générale, elle s’intéresse
moins aux modèles culturels particuliers (y compris, des modèles
nationaux, qui d’ailleurs n’existent jamais en état
pur), mais elle tente plutôt de réhabiliter le fait historique,
l’événement. De ce point de vue, les soi-disant
« emprunts » apparaissent comme une forme d’échanges
culturels parmi d’autres, et l’avant-scène de la
recherche est occupée non par un tel ou tel modèle culturel
dans un tel ou tel contexte (par exemple, un modèle ' étranger '
dans un contexte ' national ' et ' authentique ' ),
mais par le contenu de ces contacts. Cette recherche s’interroge
sur les moyens et voies d’échanges culturels, sur les
participants et les intermédiaires, sur les fruits d’influence
mutuelle de différentes cultures dans un contexte à
la fois le plus concret et le plus large. Cette approche tente d’analyser
le problème non seulement sous un aspect spécifiquement
russe ou français, mais à réunir ces différents
aspects — russe et français — avec tous les autres
aspects possibles.
J’ai déjà dit, que la publication massive des
écrits des auteurs de l’école sémiotique
n’est devenue possible qu’après l’écroulement
du système soviétique, quand le matérialisme
historique a perdu son monopole à la vérité.
L’accès au lecteur fut certainement une des raisons de
l’expansion de la sémiotique. Mais elle fut assurée
non seulement par la diffusion de ce qui était déjà
écrit auparavant, mais aussi par une série de recherches
nouvelles, effectuées dans de nouvelles conditions politiques,
mais aussi administratives et financières. Les chercheurs russes,
surtout les jeunes, ont enfin eu accès libre aux programmes
de la coopération internationale. La première conséquence
de ces changements fut l’élargissement considérable
de la base documentaire de la recherche et la création de projets
nouveaux. Bien sûr, ces projets sont assez récents et
il serait un peu tôt y attendre des résultats fondamentaux.
Pourtant quelques résultats sont déjà obtenus,
et ils me semblent dignes de votre attention.
5. L’initiative de ces nouveaux projets et d’une nouvelle coordination dans la recherche historique nous est venue du midi de la France. À l’Université Paul Valéry (Montpellier) un « Centre d’étude du XVIIIe siècle » (au début il s’intitulait « Centre languedocien d’étude du XVIIIe siècle ») a été créé en 1970. Assez vite il fut intégré dans la structure du CNRS. Son premier directeur, Jacques Proust, est l’auteur d’une des plus importantes études sur l’Encyclopédie de Diderot. Après sa retraite, la direction du Centre était confiée à Georges Dulac, connaisseur de textes politiques de Diderot, dont il avait découvert une partie non-négligeable dans les archives russes. Il faut avouer, qu’avant la perestroïka, les chercheurs français venaient en Russie assez rarement, leurs missions étaient brèves et l’accès aux archives était difficile. C’est pourquoi leurs études se basaient surtout sur les anciennes publications des sources, souvent fragmentaires et inexactes. Quant aux historiens russes, ils connaissaient assez bien leurs propres archives, mais ils n’avaient pratiquement pas d’accès aux collections de documents français. Conscient de cette situation, Georges Dulac cherchait à partir des années 70 les moyens de formaliser les contacts qu’il avait établis avec les collègues soviétiques. Les conditions politiques de l’époque s’y opposaient fermement. Soit les autorités soviétiques regardaient ses initiatives d’un œil suspect, soit le CNRS français refusait de signer les accords avec l’Académie des sciences d’URSS après les événements en Pologne en 1980. La situation a commencé d’évoluer au milieu des années 80, quand la maison d’édition Hermann (Paris) a lancé une nouvelle édition des Œuvres complètes de Diderot qui devait être établie d’après les manuscrits. Cette édition a été considérée par le CNRS comme un de ses objectifs prioritaires. Vu qu’un grand nombre d’autographes de Diderot se trouve en Russie, le CNRS a changé petit à petit sa politique : les missions des historiens et littéraires français à Moscou et à Saint-Pétersbourg sont devenues systématiques ; d’autre part la France a offert aux jeunes chercheurs russes la possibilité de travailler aux archives et dans les bibliothèques françaises, et notre Académie de sciences depuis 1991 ne mettait plus de bâtons dans les roues. Ces nouvelles conditions de la recherche ont favorisé une nouvelle approche à l’histoire de relations culturelles entre nos deux pays au XVIIIe siècle, une approche qui voulait élargir le cercle de sources historiques du problème.
6. Un nombre d’ouvrages est actuellement le fruit de ces efforts
collectifs. Il m’est difficile de donner ici leur aperçu
exhaustif. Je voudrais seulement rappeler qu’au début
des années 90 CNRS-Éditions (Paris) et la Fondation
Voltaire (Oxford) dirigée à cette époque par
Andrew Brown, ont pris décision de lancer une série
spéciale — « Les Archives de l’Est »
sous la direction de Georges Dulac. Le premier volume de cette série
— Les Lettres de France (1777-1778) de Denis Fonvizine
(un des classiques de la satire russe du XVIIIe siècle connu
pour son attitude critique envers les Lumières françaises)
a paru par les soins de Piotr Zaborov et Jacques Proust en 1995. Cette
édition offre aux lecteurs, à part les lettres déjà
connues de Fonvizine à sa sœur, à Iakov Boulgakov
et à Piotr Panine sept lettres inédites aussi que les
études spéciales consacrées au destin de cette
correspondance dans le contexte de la littérature russe et
française. Un autre volume — La culture française
en Europe au XVIIIe siècle et les archives russes —
a été publié en 2002. Il servira de prospectus
à toute la série des « Archives de l’Est
». G. Dulac écrit dans l’avant-propos : " L’objet
commun de nos travaux réside... dans l’étude des
conditions concrètes de ces "transferts culturels", processus
multiformes aux contours mouvants, qui ne peuvent êtres appréhendés
à partir d’une vision trop partielle, qui sera nécessairement
faussée. Leur analyse suppose qu’on prête attention
aux modalités de la transmission des textes, des idées
et des représentations, au rôle joué par un grand
nombre d’individus et d’institutions, et par les réseaux
qui les entourent, ainsi qu’à tout le détail,
souvent très significatif, de ce que révèlent
notamment les grandes correspondances — diplomatiques, académiques
ou parfois privées — sur les demandes parties de
Russie et les offres venues d’Occident, sur l’accueil
fait aux hommes, aux œuvres et aux projets, sur les attitudes
morales et intellectuelles des milieux où s’effectue
la rencontre de divers apports ".
Quoique la série des «Archives de l’Est» ait
connu un nombre de problèmes, et la pause qui dure après
la parution du premier volume devient trop longue, nous gardons toujours
l’espoir en son avenir. Entre temps de nombreux projets continuent
à se développer autour des «Archives de l’Est»,
et je voudrais vous présenter quelques-uns.
C’est d’abord du travail de Alexandre Stroev sur l’Inventaire
raisonné des correspondances et papiers de F. M. Grimm
conservés en Russie. Cet Inventaire esquisse les
contours d’un énorme massif de plusieurs milliers de
documents. La plus grande partie éclaire les activités
du « factotum » impérial et de ses réseaux,
nous introduisant au cœur des relations nouées avec le
monde des arts et des lettres, en France et dans plusieurs pays d’Occident,
avant que la Révolution ne donne une orientation politique
à ces échanges. Plus de trois cents correspondants y
sont impliqués. Grimm se présente alors comme un personnage
assez peu connu : le directeur-rédacteur de la Correspondance
littéraire, après un premier séjour de sept
mois à Pétersbourg, en 1773-1774 il laisse son activité
littéraire pour devenir agent impérial aux multiples
fonctions. Dans cet emploi où il excelle, Grimm accomplit une
étonnante carrière qui l’amène en quelques
années jusqu’à une position si forte qu’il
devient un intermédiaire obligé, non seulement pour
les gens de lettres et les artistes français qui regardent
vers Pétersbourg, mais souvent aussi pour d’autres Occidentaux,
voire pour certains Russes et non des moindres, avant qu’à
Gotha ou à Brunswick il se voie sollicité par de nobles
émigrés en quête de secours et de places. Cet
Inventaire, qui n’est pas encore publié, est devenu
la thèse d’habilitation de A. Stroev soutenue en 1999
à la Sorbonne.
7. Un autre collègue russe, Alexandre Tchoudinov prépare
en collaboration avec Jean Ehrard et Philippe Bourdin de Clermont-Ferrand
une édition de la correspondance et des journaux de voyages
de Gilbert Romme (1750-1795), personnage bien connu grâce à
son activité dans la Révolution française, mais
qui fut également le précepteur de Pavel Stroganov (1772-1817),
aristocrate russe et un des auteurs des reformes libérales
du tsar Alexandre I. L’héritage de Romme a déjà
été objet d’études d’Alessandro Galante
Garrone[3]. Aujourd’hui
les idées et l’activité de Romme sont étudiées
à la base d’un complexe de documents encore plus large,
qui embrasse les archives de France, de Russie et d’Italie.
A. Tchoudinov a déjà publié une série
d’articles[4] qui
ouvrent les perspectives de ce projet.
On prévoit de publier dans la série des « Archives
de l’Est » une édition critique du Nakaz
de Catherine, que j’ai déjà mentionné.
Cette instruction impériale à la Commission chargée
de dresser le projet d’un nouveau code de lois date de 1767
et représente un des plus imposants monuments législatifs
des Lumières russes. Il suffit de rappeler que son texte s’appuyait
sur les idées de Montesquieu, de Beccaria, de l’Encyclopédie.
Le Nakaz sera publié parallèlement en deux langues.
La version russe de ce texte, qui est la seule version officielle,
s’appuie sur le document signé et scellé par l’impératrice,
conservé aux Archives d’actes anciens à Moscou.
Quant aux traductions françaises, il en existait au moins quatre
variantes au XVIIIe siècle. Pour cette nouvelle
édition, on a choisi la traduction française publiée
à Saint-Pétersbourg en 1770, qui sera accompagnée
de l’analyse comparative d’autres traductions françaises.
L’édition comportera aussi l’étude de l’évolution
du texte du Nakaz, l’analyse textologique de ses manuscrits,
et l’aperçu consacré à l’accueil
du Nakaz en Europe. Dans ce projet participent Nadejda Plavinskaia
qui étudie le sort des idées de Montesquieu en Russie,
et Oleg Omeltchenko, le spécialiste en histoire du droit russe
de l’époque des Lumières. Les premiers résultats
de leurs recherches (liés par exemple à l’identification
des sources littéraires inconnues du Nakaz) sont déjà
publiés sous formes d’articles[5].
À propos, le Nakaz a vu en 1769 trois éditions
différentes en langue italienne. Cesare De Michelis signale
que l’Istruzione de Catherine II « fut pendant
longtemps le seul titre d’un livre russe traduit en Italie »[6].
Nous souhaitons la participation des collègues italiens dans
ce projet pour étudier l’accueil du Nakaz en Italie
au XVIIIe siècle.
8. Je dirai aussi quelques mots sur mes propres recherches. À la fin des années 80 mon collègue et ami pétersbourgeois Sergueï Iskul a attiré mon attention sur un dossier contenant une partie inédite de la fameuse correspondance de Frédéric Melchior Grimm avec Catherine II, conservé aux Archives de la filiale de l’Institut d’histoire russe à Leningrad. D'abord nous avons décidé de publier ces documents, comme supplément à l’ancienne édition de la correspondance de Grimm avec Catherine II (elle fut publiée par Iakov Grot dans les années 1880). Ensuite on s’est aperçu que celle-là est extrêmement incomplète. Non seulement elle manque d’appareil critique, mais elle manifeste des coupures considérables dans les documents publiés et l’absence totale d’annexes qui accompagnait la correspondance de Grimm à l’impératrice. Or, ces suppléments (les lettres de tiers personnes, les comptes financiers, etc.) sont d’une importance capitale. Ces imperfections de la publication de Grot imposaient la nécessité de préparer une nouvelle édition de la correspondance Grimm-Catherine II, une édition qui serait à la fois intégrale, moderne et critique. Cette idée un peu folle nous a séduit : nous n’avions aucune base ni pratique, ni financière pour réaliser ce projet grandiose, mais nous étions jeunes et nous avions l’impression d’être capable de bouleverser le monde. Notre initiative fut soutenue par G. Dulac et grâce à son appui, j’ai eu l’occasion de travailler à plusieurs reprises aux archives et dans les bibliothèques de France. Lors de ces missions, j’ai accumulé le commentaire pour le premier volume de cette correspondance, relatif aux années 1764-1778. Au total on prévoit cinq volumes. Un tiers de documents qu’on se propose de publier dans cette nouvelle édition sont inédits jusqu’alors. Pourtant l’expérience pratique sur le commentaire du premier volume nous a montré, qu’on ne peut pas travailler de façon isolée et qu’il faut recruter les spécialistes dans d’autres domaines, en particulier les historiens du livre et les historiens d’art, car le matériel demandait de commenter plusieurs questions qui sont au-delà de la compétence d’un historien ' pur et simple '. C’est seulement en 1998 que j’ai rencontré un collaborateur idéal à notre projet : un collègue allemand Christoph Frank, historien d’art, qui travaille actuellement au Centre d'études des Lumières européennes à Potsdam. Il s’est intéressé à la personne de Johann Friedrich Reiffenstein, un commissionnaire allemand en Italie, qui a joué un rôle capital après la mort de Winckelmann dans la vie de la colonie artistique allemande à Rome. Reiffenstein fut aussi commissionnaire de Catherine II et de l’Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg. C’est à lui que s’adressait Grimm lors des achats d’œuvres d’art pour l’impératrice et pour d’autres clients. Ch. Frank a établi une liste complète de lettres de Reiffenstein (ses lettres à Grimm se trouvent à Moscou, aux Archives d’actes anciens, les autres sont dispersées dans toute l’Europe) et il travaille actuellement sur sa partie du commentaire du premier volume de la correspondance Grimm-Catherine II qui concerne l’histoire d’art. Comme vous voyez, notre projet avance assez lentement, les participants de l’équipe vivent et travaillent dans des pays et dans des conditions différentes. Mais nous avons déjà dépensé tant d’efforts que le premier volume, je l’espère bientôt remis à l’éditeur.
9. Comme la publication du corpus de la correspondance Grimm-Catherine
II allait lentement, l’administration de mon Institut m’a
proposé de publier une partie de résultats de mes recherches
sous forme de monographie. Le matériel de ce livre, qui a paru
sous le titre Les philosophes et la Russie : Recherches et
nouveaux documents sur les relations culturelles franco-russes dans
la deuxième moitié du XVIIIe siècle[7]
est groupé autour de trois figures-clefs — Diderot, Grimm
et Voltaire.
Ce choix de personnages et leur ordre n’est pas occasionnel,
il y a une certaine logique que je voudrais expliquer. On sait que
Diderot a consacré plusieurs écrits à la Russie
et qu’il a visité Saint-Pétersbourg. Jusqu’au
milieu des années 70, Diderot a joué un rôle
central dans les contacts de l’élite artistique française
avec la Russie. Cette fonction a passé ensuite à Grimm,
dont la correspondance avec l’impératrice russe est devenue
facteur important de la vie culturelle européenne : elle a
stimulé l’activité créative de plusieurs
artistes, elle est devenue canal par lequel de l’Europe en Russie
venaient les nouvelles culturelles, les dépêches diplomatiques,
les sensations politiques, mais aussi des collections de tableaux,
de manuscrits de livres... Un des premiers résultats de l’activité
commissionnaire de Grimm (c’était aussi un des plus grands
résultats) fut l’achat par Catherine II de la bibliothèque
de Voltaire. Elle se trouve actuellement dans la Bibliothèque
Nationale de Russie Russe (ex-Bibliothèque Publique). On ne
peut pas surestimer sa signification pour l’étude de
l’oeuvre voltairienne.
Voilà les raisons qui ont structuré mon livre. Certes,
je n’avais pas l’ambition d’embrasser toute l’immensité
de la « fortune russe » de ces philosophes, en
me concentrant sur quelques aspects concrets de ce thème. Ainsi
j’ai consacré trois études à Diderot. La
première porte sur les traductions russes de ses articles encyclopédiques.
La confrontation de textes originaux avec leurs traductions révèle,
quoique de façon un peu fragmentaire, certaines nuances de
vie de la pensée diderotienne dans le contexte russe.
En dehors de ses écrits, Diderot avait d’autres canaux
d’influence en Russie, et il avait d’autres intermédiaires
que ses traducteurs. Mais pour mesurer l’échelle et le
caractère d’emprise de la pensée et de la personnalité
du philosophe sur ses contemporains russes, il faut savoir comment
leurs contacts fonctionnaient. Sa parole, avait-elle du poids pour
l’élite russe ? Est-ce que ses correspondants suivaient
ses conseils et ses recommandations ? J’ai essayé de
répondre à ces questions dans une étude consacrée
aux relations de Diderot avec le prince Alexandre Mikhaïlovitch
Golitsyn, homme d’état éclairé de l’époque
de Catherine II.
10. Nouées lors du séjour de Diderot à Pétersbourg
ces relations se sont développées dans le cadre d’une
correspondance privée. Au centre de cette correspondance se
trouve le projet de deux monuments funéraires, et deux figures
des sculpteurs éminents de cette époque — Jean
Antoine Houdon et Fedor Ivanovitch Choubine. En étudiant ce
sujet, j’ai dû m’adresser aux documents qui sont
traditionnellement considérés comme objet d’intérêt
des historiens d’art, tout en utilisant les instruments d’analyse
proprement historique. La découverte des fragments inconnus
de la correspondance Diderot-Golitsyn a entraîné la quête
d’autres documents qui pouvaient y apporter quelques lumières.
Cela m’a conduit à publier tout un ensemble de textes
inédits et le « dialogue » entre Diderot
et Golitsyn s’est brusquement animé par la présence
de tiers personnes, telles que Catherine II, Jean Houdon, le prince
Dmitri Golitsyn, Friedrich Wilhelm Creidmann, F. M. Grimm,
Ivan Betski, Fedor Choubine etc. Ainsi une correspondance concrète
consacrée à un sujet concret permet de vérifier
la densité de tissu réel des contacts culturels. Elle
permet à la fois d’observer le croisement de traits communs
et divergents de cultures qui s’y croisent. Elle enrichit notre
connaissance de Diderot et d’Houdon qui représentent
la haute culture des Lumières européennes. Et en même
temps elle nous instruit sur le mécanisme du fonctionnement
de cette culture en Russie — sur les limites de sa diffusion,
sur la spécificité de son accueil, sur ses intermédiaires.
Les résultats m’ont convaincu de l’efficacité
de la méthode : pour reconstituer un tableau plus complexe
et dynamique des échanges culturels, il faut élargir
le champ de recherche. J’ai fait alors un deuxième pas
et j’ai essayé d’envisager les contacts russes
de Diderot non seulement à travers les « tierces
personnes », mais aussi à travers une ' tierce
culture '. Pour mettre les relations culturelles franco-russes dans
un contexte international j’ai abordé dans le cadre du
thème Diderot et la Russie un thème
nouveau et jusqu’alors inexploré par les chercheurs —
Diderot et la Suède .
Ces deux sujets semblent isolés à première vue,
mais paradoxalement ils ont beaucoup de points communs. Les documents
suédois ont permis non seulement de mieux comprendre le contexte
diplomatique et politique du voyage de Diderot à Pétersbourg
et son refus de visiter Stockholm, mais aussi de reconstruire les
circonstances, dans lesquelles ont été écrits
les Mélanges philosophiques, historiques etc. adressés
à Catherine II. Les documents nouveaux découverts lors
de cette enquête nous laissent supposer que le séjour
en Russie avait stimulé la réflexion de Diderot sur
sa dignité humaine et sur sa prédestination. Remarquons,
qu’après son retour de Pétersbourg à Paris,
Diderot s’intéresse de moins en moins à la recherche
d’œuvres d’art pour les collections russes, impériales
et privées, et finalement il abandonne ses activités
de commissionnaire pour se concentrer sur son œuvre littéraire.
Ses fonctions du commissionnaire principal passent alors à
son ancien ami Grimm.
11. La figure de Grimm est encore assez peu familière au
lecteur russe. Or, cet Allemand, originaire de Ratisbonne, venu à
Paris en 1749 sans nom ni relations, a joué un rôle capital
dans la diffusion de la culture française en Russie et dans
d’autres pays d’Europe. Fils du pasteur protestant, il
est devenu habitué des salons parisiens, s’est lié
d’amitié avec Diderot, Galiani, Mme d’Epinay, d’Holbach,
Helvétius. Il a collaboré à l’Encyclopédie.
Enfin il fut un des plus informés parmi les journalistes français.
Grimm doit sa gloire tout d’abord à sa fameuse Correspondance
littéraire. Ce journal manuscrit se caractérisait
par une haute qualité de son contenu et par l’indépendance
de ses jugements. Il fut diffusé par souscription dans un cercle
étroit de têtes couronnées. C’est grâce
à la Correspondance littéraire que Grimm établit
ses premiers contacts réguliers avec la Russie en 1764. Cela
m’a poussé à étudier l’histoire de
l’exemplaire de ce journal manuscrit qui appartenait à
Catherine II et cela a rendu nécessaire la description d’un
autre exemplaire de la Correspondance littéraire, découvert
récemment aux Archives d’actes anciens (Fonds de la Société
russe d’histoire, F. 1292, n° 164) et dont le destinataire
reste encore obscur.
Pourtant l’ambition de Grimm allait au-delà de la rédaction
de la Correspondance littéraire : les contacts réguliers
avec ses puissants abonnés l’incitaient à raffermir
sa position sociale et financière. Seule son intimité
avec les aristocrates (et parfois avec les souverains) pouvait lui
garantir une position stable dans la haute société.
Deux voyages de Grimm à Pétersbourg (1773-1774 et 1776-1777)
l’ont poussé à changer le rôle du rédacteur
de la Correspondance littéraire contre le rôle
du commissionnaire principal de l’impératrice russe et
de sa cour dans leurs contacts avec l’élite artistique
de l’Europe.
J’ai déjà dit que l’édition critique
de la correspondance Grimm-Catherine II fait objet d’un projet
particulier. Mais j’ai consacré un chapitre de mon livre
à l’explication des principes de cette entreprise, dont
la grande innovation sera d’inclure, outre un grand nombre de
lettres inédites de Grimm, les plus remarquables des correspondances
qu’il avait entretenues en France et en Europe pour le service
de l’impératrice.
12. Les lettres de Grimm et de Catherine II représentent un
échange de nouvelles de la vie politique et culturelle de l’Europe,
ou de la vie privée de deux correspondants. Mais rappelons-nous
que c’est un dialogue pas comme les autres. Il s’agit
d’un entretien régulier entre deux personnes qui occupaient
deux positions nettement différentes dans l’ordre hiérarchique
de l’époque, il s’agit du dialogue entre une souveraine
et un courtisan. Cet aspect du problème m’a poussé
à analyser l’influence de leurs attitudes sociales définies
sur le contenu et la forme de leurs lettres.
À mon avis cette influence n’est pas sans importance
pour tout phénomène épistolaire du siècle
des Lumières. La correspondance Grimm-Catherine II nous offre
le cas de contact parfaitement confidentiel et privé entre
deux représentants de l’élite politique et culturelle
de l’Europe (quoique appartenant à deux « niveaux »
différents de cette élite). Cette correspondance fait
donc découvrir toutes les conventions propres aux relations
entre un monarque et un courtisan-libre penseur (on pourrait même
comparer le rôle de ce dernier avec celui de bouffon à
la cour médiévale). Mais, à travers cette correspondance,
on voit que le siècle des Lumières bouleverse l’ancienne
hiérarchie sociale, qu’il ébranle les statuts
et les traditions, en libérant la personnalité humaine.
La façon dont les deux correspondants jouent avec ces conventions
peut nous éclairer sur les réalités des relations
sociales de l’époque.
Les relations personnelles de Grimm avec Catherine II ont été
particulièrement bénéfiques pour tout le réseau
de liens culturels entre la Russie et l’Europe Occidentale pendant
les trente dernières années du XVIIIe siècle.
Une édition critique et complète de tout le corpus de
la correspondance de Grimm (surtout avec Catherine II) pourra le présenter
à l’échelle véritable de son rôle,
mais certains fruits de son activité commissionnaire sont déjà
devenus objet de recherches spéciales. Nous savons que grâce
à Grimm l’Ermitage possède les copies des Loges
de Raphaël, les portefeuilles des dessins de Charles-Louis Clérisseau
représentant les palais romains, la collection de Baudouin.
Nous savons que c’est par l’intermédiaire de Grimm
que l’impératrice avait invité en Russie l’architecte
Quarenghi ou le compositeur Paisiello... Mais les premiers pas de
Grimm en tant que commissionnaire impérial ont été
liés au nom de Voltaire. Ce fut Grimm qui a contribué
à transférer en Russie une grande partie de l’héritage
voltairien.
13. Le début de l’activité commissionnaire de
Grimm est tombé sur le moment quand le nom de Voltaire jouit
de suprême autorité en Russie et Catherine II s’avouait
l’une des premières admiratrices du philosophe. Alors
dans ses lettres Grimm a attiré l’attention de l’impératrice
au peintre genevois Jean Huber (1721-1786). Nous le connaissons aujourd’hui
surtout sous le nom de « Huber-Voltaire » grâce
à une série de tableaux qui représentaient avec
beaucoup d’humour les moments de la vie privée du patriarche
de Ferney. Sur le conseil de Grimm Catherine II a acquis la « voltairiade »
d’Huber. Aux Archives d’actes anciens à Moscou
j’ai trouvé quelques nouveaux documents relatifs à
cet artiste, et entre autres, les copies des lettres d’Huber,
inconnues jusqu’alors, qui nous instruisent sur l’histoire
de cette collection et qui permettent de la reconstituer. La vente
de ces tableaux à l’impératrice fut le premier
pas de Grimm dans le transfert de l’héritage voltairien
(dans un sens large) en Russie et il fut ensuite secondé par
sa médiation dans l’affaire de la bibliothèque
de Voltaire.
Dans l’historiographie, l’acquisition de la bibliothèque
de Voltaire se présente traditionnellement comme un geste important
de la politique culturelle de la souveraine russe qui visait d’affermir
le prestige de sa monarchie éclairé. Or, l’histoire
de cette acquisition prouve, que le marché est devenu possible
non seulement grâce à la volonté de la 'Sémiramis
du Nord ': il fut conditionné par le croisement de différentes
volontés politiques et personnelles des héritiers de
Voltaire, des libraires, des représentants du gouvernement
français... La correspondance de Grimm et les archives du Ministère
des Affaires étrangères (Corr. politique, Russie, Vol
10) dévoilent le rôle de la diplomatie française
lors de la vente de la bibliothèque de Voltaire en Russie.
Outre la bibliothèque du château de Ferney, Grimm a procuré
pour Catherine II une collection de livres anglais, que Voltaire avait
légués à son ami Henri Rieu, commerçant
et aide du résident français à Genève.
La découverte du catalogue de Rieu (une liste de livres anglais
légués par Voltaire aussi qu’une collection de
ses manuscrits et de ses livres, que Rieu avait constitué au
cours de ses relations avec le patriarche), a permis de préciser
le rôle de Rieu dans le transfert de l’héritage
voltairien en Russie. Grâce à ce catalogue Sergueï
Korolev, conservateur de la Bibliothèque Nationale de Russie
à Saint-Pétersbourg, a identifié 43 titres (62
volumes) qui appartenaient jadis au Voltaire, y compris des livres
avec ses ex-libris et des traces de ses lectures.
14. Pour conclure, je reviens à l’idée avancée
au début de mon exposé : l’histoire des relations
culturelles franco-russes peut être envisagée non seulement
du point de vue de l’apport d’une culture dans l’autre,
mais aussi du point de vue de la communauté de l’héritage
culturel. Bien sûr, les conséquences de ces relations
n’étaient pas identiques pour les deux cultures, car
leur interaction et interdépendance avaient été
conditionnées par les contextes sociaux différents et
par les différents objectifs de la politique culturelle, aussi
que par les différents systèmes de valeurs traditionnelles,
dont l’existence et la lente évolution dépassent
de loin les frontières du XVIIIe siècle.
Ainsi les traductions russes des articles encyclopédiques de
Diderot reflètent l’originalité de la pensée
et de la réalité russe, tout en appartenant à
la culture française et européenne de Lumières.
Il en est de même pour la formation d’une nouvelle élite
éclairée en Russie au XVIIIe siècle,
car ce phénomène de la vie sociale proprement russe
s’inscrit parfaitement dans le processus culturel européen
et l’on ne doit pas l’envisager comme une simple réception
ou un simple repoussement des exemples français, celons des
raisons pragmatiques, étiques ou idéologiques. Quand
nous inscrivons tel ou tel épisode de contacts culturels franco-russes
dans un contexte plus large mais concret, on voit que tous ces épisodes
appartiennent organiquement à un large réseau de relations
qui couvre toute l’Europe. Il devient alors de plus en plus
nécessaire d’étudier le fonctionnement réel
des contacts culturels, d’étudier les canaux, les figures
intermédiaires, les personnages secondaires, à travers
lesquels on peut mieux comprendre les résultats de ces contacts
et leurs principaux protagonistes. Par exemple, on ne peut plus imaginer
la correspondance Diderot-Golitsyn sans la figure de ' l’Allemand
russe ' Creidmann. Et le contenu, l’essence de cette correspondance
serait restée obscure, si les dépêches d’un
diplomate suédois, von Nolcken, ne nous avaient pas aidé
à reconstituer l’histoire d’un duel presque oublié
qui a eu lieu à Moscou en 1775. Nous ne saurions rien sur les
raisons qui avaient poussé Diderot de repousser l’invitation
de venir en Suède, si une lettre du comte Piper n’ait
pas été interceptée par les services secrets
russes : l’original de cette dépêche a disparu,
mais une copie s’est conservée dans les Archives de la
politique extérieure de l’Empire de Russie à Moscou.
Bref, l’étude des relations franco-russes peut et doit
sortir au-delà des limites proprement nationales
du sujet et cette approche semble bien fructueuse.
15. Une approche complexe au matériel proprement « culturel »
offre aussi des résultats nouveaux. A. M. Golitsyn, aristocrate
russe éclairé, qui s’adressait à Diderot
pour lui demander conseil et appui, non seulement cherchait du prestige
ou tachait de satisfaire ses besoins culturels, mais comme on voit,
il cherchait aussi de tirer le profit maximal de cette situation.
Nous avons pu comprendre l’histoire des projets funéraires
d’Houdon et le rôle de Choubine dans la réalisation
d’un de ces projets seulement en quittant les bornes d’histoire
de l’art. L’histoire de la diplomatie, comme on a vu,
est liée au sort de la bibliothèque de Voltaire. Grâce
aux catalogues, composés par l’aide du résident
français à Genève, nous avons même pu préciser
son contenu, et découvrir quelques volumes ' inconnus '
dans les fonds de la Bibliothèque Nationale de Russie à
Pétersbourg. Nous avons pu reconstruire l’histoire de
la ' voltairiade ' de Jean Huber et même ' déchiffrer '
le contenu d’un de ses tableaux seulement en étudiant
les annexes de la correspondance de Grimm avec Catherine II, jusqu’alors
négligés par les chercheurs.
Une richesse exceptionnelle de fonds des archives russes dans le domaine
de relations culturelles entre la France et la Russie au XVIIIe
siècle reflète l’intensité et la fertilité
de ces relations. La situation actuelle permet de joindre la
richesse de ces fonds aux trésors des archives de France et
d’ailleurs, elle permet d’unir les efforts des chercheurs
de différents pays, elle permet de réaliser un vrai
' partage du travail scientifique ' pour résoudre
les problèmes concrets de la recherche. Tout cela promet de
nouveaux résultats dans la mise en valeur de notre héritage
culturel commun.
[1] YOURI LOTMAN, BORIS OUSPENSKI, « À propos de la typologie sémiotique de la culture russe du XVIIIe siècle » [K semiotičeskoj tipologii russkoj kultury XVIII veka], De l’histoire de la culture russe [Iz istorii russkoj kultury], Moscou, Langues de la culture russe, 2000, vol. 4, pp. 425-447; VIKTOR JIVOV, « Le mythe étatique des Lumières et sa destruction en Russie à la fin du XVIIIe siècle » [Gosudarstvennyj mif v epochu Prosveščenija i ego razrušenie v Rossii konca XVIII veka], ibid., pp. 657-683.
[2] ALEXANDRE STROEV, Les Aventuriers des Lumières. Paris, PUF, 1997 (voir la version russe : « Ceux qui corrigent la fortune...». Les aventuriers des Lumières, Moscou, Nouvelle revue littéraire, 1998).
[3] ALESSANDRO GALANTE GARRONE, Gilbert Romme: histoire d’un révolutionnaire (1750-1795), Paris, Flammarion, 1971.
[4] ALEXANDRE TCHOUDINOV, « Les voyages de Gilbert Romme et Pavel Stroganov en Suisse (1786-1788) », Annales Benjamin Constant, 1996, 18-19, pp. 187-194; « Les papiers de Gilbert Romme aux archives russes », Annales historiques de la Révolution française, 1996, 304, pp. 257-265; « Gilbert Romme et Pavel Stroganov à Paris pendant la Révolution (1789-1790) » [ Ž. Romm i P. Stroganov v revoljunnom Pariže (1789-1990) ], La Russie et la France. XVIIIe-XXe siècles [Rossija i Francija XVIII-XX veka], Moscou, Naouka, 1998. Vol. 2, pp. 47-62; « Gilbert Romme à propos de l’armée russe », Cahiers du monde russe, 1999, 4, pp. 723-750.
[5] NADEJDA PLAVINSKAIA, « Les nouvelles connaissances des sources françaises du Nakaz de Catherine II » [ Novye svedenija o francuzskich istočnikach “Nakaza” Ekateriny II ], La Russie et la France. XVIIIe-XXe siècles [Rossija i Francija XVIII-XX veka], Moscou, Naouka, 1998, vol. 2, pp. 8-20; « Catherine II ébauche le Nakaz : premières notes de lecture de L’Esprit des lois », Revue Montesquieu, 1998, 2, pp. 67-90.
[6] CESARE DE MICHELIS, « L’œuvre de Catherine II en Italie au XVIIIe siècle », Catherine II et l’Europe. Publié sous la direction d’Anita Davidenkoff, Paris, Institut d’études slaves, 1997, pp. 225-235.
[7] SERGUEÏ KARP, Les 'philosophes' et la Russie : Recherches et nouveaux documents sur les relations culturelles franco-russes dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle [Francuzskie prosvetiteli i Rossija. Issledovanija i novye materialy po istorii russko-francuzskich kul’turnych svjazej vtoroj poloviny XVIII veka], Moscou, Institut d’histoire universelle de l’Académie des sciences de Russie, 1998.