1. "Le grand progrès de la réflexion moderne - affirme
Ernest Renan dans L' Avenir de la science - a été
de substituer la catégorie du devenir à la catégorie
de l'être [...]. Autrefois tout était considéré
comme étant [...] Maintenant tout est considéré
comme en voie de se faire"(1).
Il s'ensuit, ce sont, là encore, les propres mots de Renan, que
"l'histoire est la forme nécessaire de la science de tout
ce qui est dans le devenir": la science de toute production humaine,
qu'il s'agisse de langue, de littérature, de religion, de droit,
ne peut se résoudre que dans l'étude de son évolution
dans le temps: bref, "la science de l'esprit humain, c'est l'histoire
de l'esprit humain"(2).
Il serait difficile de trouver formule plus efficace pour définir
le tournant épistémologique qui a rangé, dans la
première moitié du XIXe s., le monde de l'homme et les disciplines
dont il est l'objet entièrement sous la catégorie de l'historicité.
Ce qui est célébré, dans cet ouvrage de jeunesse
de Renan, c'est la découverte - si ce n'est plutôt l'invention,
comme l'a suggéré Leo Strauss(3)
- de la dimension historique, qui nous apparaît comme la marque
intellectuelle propre du siècle qui a précédé
le nôtre.
Le but de mon analyse est de reprendre certains développements
que la conception historiciste a connus en France, pays où elle
ne disposait pas, à première vue, d'un milieu favorable,
dans la mesure où le rationalisme des Lumières avait plongé
ici de profondes racines, mais où, pourtant, les énormes
problèmes moraux et politiques posés par la Révolution
pouvaient trouver dans celle-ci des réponses particulièrement
appropriées, pour donner même lieu, dans certains cas, à
de véritables systèmes faisant fonction de "religion
substitutive"(4),
comme ceux de Saint-Simon ou de Comte. Cependant, plus qu'à de
tels systèmes, rigoureusement structurés selon une pensée
concevant l'histoire comme une succession d'étapes obligées
qui nous est désormais étrangère, je voudrais fixer
mon attention sur les réflexions plus libres de divers auteurs,
historiens et philosophes, dont la caractéristique est leur adhésion
commune à la nouvelle épistémologie historiciste,
un cadre de certitudes dans lequel ils doivent affronter cependant de
sérieux problèmes, insolubles parfois. Et il s'agit, comme
on le verra, de problèmes qui n'ont pas cessé de nous presser,
ouvertement ou non, même si l'historicisme(5)
est passé depuis bien longtemps et que son univers conceptuel n'est
plus le nôtre.
Une constatation qui peut sembler évidente, mais que l'on doit
faire au préalable, est que la perspective historiciste est, en
France, un produit d'importation, essentiellement allemand (bien qu'il
ne faille négliger la traduction de Vico par Michelet, dont le
pendant est celle de Herder par Quinet6).
On a discuté, et l'on pourrait encore longuement discuter sur l'hégélianisme,
vrai ou supposé, de Cousin(7):
il ne fait pas de doute, cependant, que ses leçons d' Introduction
à la philosophie de l'histoire, de 1828, présentent
une version on ne peut plus vulgarisée de la philosophie de l'histoire
hégélienne, dans la mesure où celles-ci soutiennent
que "les idées ne sont pas le reflet des choses, mais [que]
les choses sont le reflet des idées" et que la finalité
de l'histoire est la réalisation de la pensée(8).
Dans les pages de Cousin défilent les figures de la philosophie
de l'histoire de Hegel, encore que leur interprétation soit imparfaite:
c'est en tant que finalité de l'histoire qu'y apparaît le
parcours de pensée qui aspire à l'auto-conscience et qui,
au fil du temps, s'incarne dans les peuples et chez les grands hommes;
surtout, grâce à la superficialité à peine
voilée par le style brillant du divulgateur, c'est avec une force
particulière que s'y présente le justificationnisme inhérent
à cette position théorique, qui constitue, comme on le verra,
une de ses difficultés majeures.
2.
Il semble clair, en tout cas, que pour ce qui est de la philosophie de
l'histoire, dans la France de la Restauration la bataille entre classiques
et romantiques a été remportée sans coup férir
par les doctrines d'Outre-Rhin: rien ne saurait mieux le démontrer,
peut-être, que l'attaque lancée, vers la fin des années
Vingt, par l'idéologue Daunou, qui représente une saison
culturelle dépassée désormais, contre "toutes
ces doctrines vagues qui se sont propagées depuis Kant", dont
il dénonce, dans son Cours d'études historiques, les effets
délétères quant à leur façon d'interpréter
l'histoire(9).
Si nous devons en croire le portrait moqueur qu'en a tracé un peu
plus tard Taine dans ses Philosophes français du XIXe siècle,
il ressort que c'est en effet à travers l'éclectisme des
Cousin et des Jouffroy que les principales catégories de la philosophie
allemande se sont imposées en France dans les années Vingt,
chassant avec leurs discours obscurs la clarté française(10).
Mais ce qui est peut-être plus important, c'est que le témoignage
de Taine sur ce point se renforce et change littéralement de camp,
par rapport à un autre écrit, où il rend hommage
à la philosophie allemande pour son élaboration de la catégorie
de l'Entwicklung, terme qui ne saurait être plus hégélien:
une formidable intuition, affirme-t-il, qui permet de saisir l'unité
organique du monde historique, tout comme celle du monde naturel, et de
ramener tous les phénomènes culturels à autant de
manifestations de la vie collective de l'humanité(11).
Et il peut être utile aussi de rappeler que le même mérite,
celui d'avoir montré que "l'histoire n'est pas une vaine série
de faits isolés, mais une tendance spontanée vers un but
idéal", a été reconnu à Hegel par le
jeune Renan dans L'Avenir de la Science: c'est même pour
cette raison, écrit-il, que le philosophe "s'est assuré
le titre de fondateur définitif de la philosophie de l'histoire"(12).
Dans le témoignage de ces penseurs, qui appartiennent à
la génération appelée, de façon très
impropre à mon avis, positiviste, Hegel apparaît donc comme
le géant qui a dominé toute la réflexion sur l'histoire
dans la première moitié du siècle. Et il n'y a guère
contraste avec cette constatation - il s'agit même d'une confirmation
- dans le fait que ces auteurs, dans le nouveau climat de la seconde moitié
du siècle, dominé par le développement des sciences
biologiques, et en particulier par les théories évolutionnistes,
ont ressenti le besoin de se détacher de lui, en lui reprochant
d'avoir trop accentué la centralité et la spiritualité
de l'homme et d'avoir négligé son enracinement dans la naturalité(13).
Avec l'affirmation de la conception historiciste, ce sont de nouveaux
discours qui s'imposent. Dans la vaste réflexion que les idéologues
avaient consacrée à l'histoire, en particulier Volney et
Daunou, le statut scientifique de cette discipline résultait inférieur
à celui des sciences physiques, dès lors qu'à l'intérieur
de l'épistémologie lockienne qu'ils adoptent, il n'y a pas
de connaissance qui ne dérive des sens et que les faits historiques,
comme l'affirmait Volney, "parce qu'ils n'apparaissent qu'en fantômes
dans la glace irrégulière de l'entendement humain, où
ils se plient aux projections les plus bizarres, ne peuvent arriver qu'à
la vraisemblance et à la probabilité"(14).
Seule une sévère critique des sources, dont ces héritiers
des Lumières dictaient les règles, pouvait assurer à
l'histoire un degré, imparfait cependant et secondaire, de scientificité(15).
3.
Rien ne pourrait être plus éloigné de l'orgueilleuse
maîtrise du monde historique propre de la génération
successive. Ce qui aujourd'hui nous paraît peut-être le plus
caractéristique dans cette nouvelle conception est que l'histoire
s'y présente comme une trame de phénomènes parfaitement
intelligibles, même s'ils ne sont pas encore tous connus. C'est
ce qu'a magistralement exprimé Guizot: "L'histoire de l'humanité
a pour moi des lacunes, d'immenses lacunes, mais point de mystères;
j'en ignore beaucoup, j'en comprends tout"(16).
Le fait est que s'est désormais imposée la conviction, ce
sont toujours les mots de Guizot, que "l'unité et la conséquence
ne manquent pas plus au monde moral qu'au monde physique"(17).
La tâche du philosophe et de l'historien est alors d'identifier
les lois qui le règlent: c'est une opinion répandue que
de considérer cette entreprise plus ardue que dans le domaine des
sciences physiques, à cause de la complexité majeure du
monde moral(18),
mais le résultat en paraît tout aussi certain.
Que chaque penseur ait donné sa version, plus ou moins argumentée,
plus ou moins fantaisiste de ces lois du processus historique, c'est ce
qui apparaît comme une évidence quand on reparcourt l'abondante
littérature que nous a laissée le siècle dernier.
Il est impossible, même s'il serait intéressant de le faire,
de passer ici en revue au moins les principales d'entre elles: qu'il me
soit permis de faire deux seules exceptions. D'une part, je voudrais rappeler,
pour sa richesse conceptuelle, un écrit que Théodore Jouffroy,
en 1825, a consacré à la philosophie de l'histoire. Pour
lui, l'homme appartenant par ses passions à la nature, qui est
immuable par définition, le développement historique coïncide
avec le développement de l'intelligence humaine, et celle-ci étant
de deux types, spontanée dans les masses, réfléchie
chez les philosophes, c'est de la résultante des deux différentes
vitesses de ces deux développements que dérive la vitesse
du développement d'ensemble: si bien que, si l'on arrivait à
éliminer de l'activité humaine l'influence des passions
- ce qui se produira toujours plus avec l'avènement des sociétés
collectives, dans la mesure où les passions individuelles, opposées
entre elles, se neutralisent au niveau de la masse -, l'histoire retomberait
entièrement dans le domaine de la science, répondant à
des lois constantes et prévisibles(19).
À cet idéalisme radical s'oppose, à l'autre bout
de la chronologie qu'on a choisie ici, la position de Taine: celui-ci,
reprenant le naturalisme tout aussi radical des idéologues,
affirme la nécessité de ramener la recherche historique
aux procédures d'observation et de classification propres des sciences
naturelles (et dans les lois de Cuvier sur la corrélation et la
subordination des caractères, dans celles de Geoffroy Saint-Hilaire
sur l'équilibre organique, dans celles de Darwin sur la sélection
naturelle, il identifie, pour sa part, des catégories entièrement
applicables aux phénomènes moraux) (20).
4.
Comme cela ressort des exemples que nous venons de citer, une aspiration
parcourt tout le siècle: à travers la recherche des lois
qui règlent son cours, le projet, poursuivi plus ou moins consciemment,
est celui de transformer l'histoire en science, en assurant à cette
branche du savoir un statut digne de sa nouvelle centralité. Si,
comme l'a montré récemment Robert Leroux (21),
c'est dans le dernier quart du XIXe, au même moment où naît
une nouvelle science humaine, la sociologie, que les historiens, désormais
constitués en corporation, s'efforcent d'affirmer la supériorité
scientifique de leur discipline, en lui dictant des méthodes qui
sont en opposition totale avec la philosophie de l'histoire de leurs prédécesseurs,
il est cependant indéniable que c'est du cur même de
cette expérience précédente qu'est venue l'impulsion
au dépassement de l'histoire comme littérature ou comme
pure érudition, pour en faire une forme de connaissance des plus
élevées. À ce propos, une seconde observation s'impose.
En raison de cette forte aspiration, si ce n'est pour les modalités
dans lesquelles le projet s'est concrétisé, il semble ne
faire aucun doute que les diverses philosophies de l'histoire de l'époque
romantique, bien qu'elles proviennent d'une perspective gnoséologique
que l'on n'a pas hésité à définir comme opposée
à celle des idéologues, rejoignent le dessein que ceux-ci
poursuivaient de fonder la scientificité des disciplines humaines
(22), et, en
particulier avec Volney, de l'histoire. Dans certains cas, le lien de
continuité se fait même plus précis. Aucun texte ne
le montre mieux, à mon avis, qu'un écrit dans lequel le
jeune Comte - nous sommes en 1819 et la doctrine du positivisme n'a pas
encore été formulée - préconise, avec des
termes qui auraient pu être de Volney, le temps où "l'histoire
ne sera plus qu'une série d'observations sur le développement
de l'état social, coordonnées entre elles de manière
à mettre dans le plus grand jour et à déterminer
avec le plus de précision possible la loi générale
des progrès de l'esprit humain et de la civilisation". Méthode
d'observation et contenu sociologique: telle sera, pronostique Comte,
dans le domaine historique, l'uvre du XIXe siècle (23).
Dans la variété des lois que chaque auteur attribue au cours
de l'histoire, il est toutefois une loi générale - Comte
vient à peine de nous la formuler - dont l'énoncé
résulte indiscutable, au point que celle-ci nous apparaît
comme l'empreinte philosophique du siècle : il s'agit de celle
qui veut que l'histoire se développe dans un mouvement progressif,
comme - c'est l'image heureuse de Renan dans L'Avenir de la science -
une de ces expressions mathématiques où, en augmentant toutes
les variables, on augmente la valeur totale (24).
Aux débuts du XIXe, comme on sait, la catégorie conceptuelle
de "progrès" a déjà une longue histoire
et, en particulier dans le domaine français, Turgot et Condorcet
ont déjà effectué le pas décisif en l'appliquant
à la totalité du champ de l'histoire, et non plus seulement
à des secteurs distincts de l'activité humaine (25):
à l'intérieur de la conception historiciste, cependant,
celle-ci revêt le sens prégnant de désigner non plus
seulement une modalité du processus de l'histoire, mais sa caractéristique
structurale même. Il suffit de penser à la définition
que Guizot donne de la "civilisation ", - objet qui coïncide,
pour lui, avec le mouvement même de l'histoire - , comme celle d'un
terme auquel est inhérente l'idée de progrès (26).
5.
Sur ce point aussi, il convient de faire une observation. Même s'il
s'agit, comme l'a soutenu Bury, d'une notion laïque par définition,
qui exclut toute intervention trascendante dans l'histoire, qui est même
née pour trouver un nouveau sens au destin autogéré
de l'homme (27),
nous remarquons toutefois comment la catégorie du progrès
se présente parfois sous les habits de la Providence chrétienne.
Et il ne s'agit pas toujours, à mon avis, d'une simple métaphore:
ce n'est certes pas le cas chez le croyant Guizot; mais ce ne l'est pas
non plus chez l'agnostique Tocqueville, quand, dans l'introduction à
sa Démocratie en Amérique, celui-ci fait coïncider
la marche irrésistible vers l'égalité des conditions
avec la réalisation même des desseins divins (28).
L'interchangeabilité des deux figures - la Providence ou le Progrès
- ne saurait, par ailleurs, trop nous surprendre: ce que toutes deux ont
en commun est d'offrir une explication consolante des maux qui parsèment
l'histoire humaine, en justifiant leur nécessité dans le
cadre d'une raison supérieure. L'on peut conclure, en tout cas,
que, sur le point d'entrer dans le langage commun comme un concept modèle
du XIXe s. (29)
et dans l'attente de se renverser dans son contraire - le paradigme de
la décadence, qui est, comme on l'a observé, lui aussi un
discours "tout aussi contraignant" (30)
sur le temps -, la catégorie du progrès se présente,
dans toute la littérature que nous sommes en train d'examiner,
comme la clé d'interprétation permettant de maîtriser
le cours entier des vicissitudes humaines. Et non pas seulement des vicissitudes
humaines: dans la seconde moitié du siècle, avec la diffusion
de la doctrine darwinienne, qui introduit le concept d'évolution
au sein même de la nature et renoue l'histoire humaine avec l'histoire
naturelle, c'est la chaîne de l'être dans sa totalité
qui est insérée dans la perspective de la loi du progrès
(31).
Parler de mouvement progressif signifie aussi, dans le langage du XIXe,
parler de mouvement orienté vers un but. Comme l'affirme Renan
dans son essai de jeunesse au titre si caractéristique, c'est la
connaissance du point d'arrivée qui illumine tout le trajet déjà
parcouru et celui qui reste à parcourir (32):
et l'on n'a peut-être pas de preuve plus sûre du déclin
que connaît aujourd'hui la notion de progrès, en tant que
catégorie objective de l'événement historique, que
la constatation que nous, contemporains, serions bien en peine de répondre
à la question qu'elle présuppose, "vers où?".
Pour Renan, ce point d'arrivée est, à la manière
de Hegel, la perfection de l'autoconscience, et il se projette dans un
avenir lointain, mais sûr; à d'autres, il pourra apparaître,
en revanche, éloigné au point de sembler encore indistinct;
dans d'autres cas encore, comme dans les pages de Cousin ou de Guizot,
celui-ci semble coïncider avec le présent et se réaliser
- d'une façon plutôt prosaïque, serions-nous tenté
de dire - dans le régime de la Charte (33).
Ce qui ressort clairement, en tout cas, et qui ne manque pas de nous apparaître
inquiétant dans cette position théorique, c'est que, alors
qu'elle ramène toute la réalité au devenir, elle
en affirme cependant aussi la fin, dans la mesure où la finalité
attribuée à l'histoire sera immanquablement réalisée
un jour. L'issue ne pourra qu'être le présent sans fin de
l'utopie.
6. Ce n'est qu'une des difficultés théoriques de l'historicisme,
une difficulté qui renvoie à d'autres encore. Nous avons
déjà parlé de l'irritant justificationnisme historique
professé par Victor Cousin, pour qui la preuve de la légitimité
des principes qui ont agi dans l'histoire - et celle des actions humaines
à travers lesquelles ils se sont affirmés - est donnée
par leur succès: la victoire est donc par définition morale
et la force finit par coïncider avec le droit (34).
La position de Guizot est bien plus nuancée, mais finalement non
moins orientée dans la justification de ce qui s'est produit. Celui-ci,
tout en proclamant la valeur absolue de la raison et de la justice, voit
ces principes idéaux se réaliser graduellement dans l'histoire,
grâce à l'action inextricablement enlacée du mal et
du bien, un bien qui est toujours imparfait, un mal qui n'est jamais dépourvu
de quelque trait positif (35);
et il reconstruit ainsi un parcours de la civilisation où, à
chaque étape, c'est le plus grand bien possible qui s'est réalisé,
et ce n'est que ce qui s'est réalisé, d'autre part, qui
revêt un caractère de légitimité et de rationalité.
On se rappelle de la critique formulée par Sainte-Beuve à
son historiographie (mais cette critique pourrait s'étendre à
tout ce courant de pensée): "Je n'y puis voir qu'une méthode
artificielle et commode pour régler les comptes du passé.
On supprime toutes les forces qui n'ont pas produit leur effet et qui
auraient pu cependant le produire [...]. Toutes les causes perdues, qui
n'ont pas eu leur représentant ou qui ont été vaincues
en définitive, sont déclarées impossibles, nées
caduques, et de tout temps vouées à la défaite. Et
souvent à combien peu il a tenu qu'elles ne triomphassent!"(36).
La structure logico-narrative des uvres produites par cette conception
de l'histoire est la suivante: ce qui s'est produit devait se produire,
et ne pouvait ne pas se produire. L'on comprendra aisément que,
à partir des contemporains déjà, tant d'accusations
de fatalisme et de déterminisme se soient abattues sur elle. Que
l'on songe à l' idéologue Daunou, qui lui reproche de "retracer
les événements sous de tels aspects, qu'ils parussent n'avoir
jamais été que ce qu'il fallait qu'ils fussent"(37).
Que l'on songe surtout au chapitre de la Démocratie en Amérique,
de 1840, dans lequel Tocqueville décrit comme une tendance propre
aux historiens des siècles démocratiques que de négliger
le rôle des individus dans l'histoire, pour n'y faire agir que des
causes générales. "Suivant eux, - écrit-il -
chaque nation est invinciblement attachée, par sa position, son
origine, ses antécédents, son naturel, à une certaine
destinée que tous ses efforts ne sauraient changer. Ils rendent
les générations solidaires les unes des autres, et remontant
ainsi, d'âge en âge et d'événements nécessaires
en événements nécessaires, jusqu'à l'origine
du monde, ils font une chaîne serrée et immense qui enveloppe
tout le genre humain et le lie"(38).
7. Ce que Tocqueville identifie parfaitement ici est le problème - qui se présente irrésolu au cur même de l'historicisme - du rapport entre nécessité du développement et liberté de l'action humaine. Particulièrement sensible à cette problématique, à l'intérieur de laquelle s'inscrit toute son entreprise - qui consiste, comme on sait, à tenter de maîtriser l'avènement fatal de la démocratie avec l'exercice de la liberté -, Tocqueville a proposé sa solution précisément au terme de son uvre: "La Providence n'a créé le genre humain ni entièrement indépendant, ni tout à fait esclave. Elle trace, il est vrai, autour de chaque homme, un cercle fatal dont il ne peut sortir; mais, dans ses vastes limites, l'homme est puissant et libre; ainsi des peuples"(39). Au cours du XIXe siècle, nombreux ont été ceux qui se sont mesurés au problème et qui ont proposé tour à tour leur solution. À un extrême, nous trouvons la forte revendication de Michelet que l'histoire soit le terrain de la lutte que la liberté de l'homme engage contre la fatalité de la nature: Michelet, rappelons-le, qui reproche à Hegel d'avoir "pétrifié l'histoire", pour y avoir annulé la libre action des hommes (40). À l'autre extrême, on peut rappeler l'indifférence glaciale avec laquelle Renan, disciple déclaré de Hegel, considère le sort des individus, destinés à "faire tapisserie au grand bal mené par la destinée", et dont le seul rôle est de faire en sorte que le Grand Dessein s'accomplisse "d'une façon luxuriante", à la manière dissipatrice dont procède l'histoire (41). Ou bien devrions-nous plutôt rappeler la place que le déterministe Taine a réservée à la liberté d'action des hommes, qui serait comme la pression d'une main venant s'interposer "dans le grand mécanisme pour déranger ou redresser quelque petit rouage, un rouage assez petit pour être remué par une main d'homme, mais tellement important que son déplacement ou son raccord puisse amener un changement énorme dans le jeu de la machine"(42). Et il s'agit, dans ce cas, d'une action consciente qui, en modifiant le présent, entend contrôler et diriger le futur: voilà un autre grand thème sous-jacent à toute la conception historique dont il est question ici, bien que celui-ci soit rarement formulé avec une telle clarté.
8. Je voudrais cependant conclure avec la réponse apportée au problème du rapport entre nécessité et liberté par un auteur qui, en vertu de ses convictions philosophiques, religieuses et politiques, ne pouvait ne pas le sentir comme particulièrement dramatique. Il s'agit de Guizot, qui l'a formulé ainsi dans l' Histoire de la civilisation en Europe:
Ainsi, Messieurs, l'homme avance dans l'exécution d'un plan qu'il n'a point conçu, qu'il ne connaît même pas; il est l'ouvrier intelligent et libre d'une oeuvre qui n'est pas la sienne; il ne la reconnaît, ne la comprend que plus tard, lorsqu'elle se manifeste au-dehors et dans les réalités; et même alors il ne la comprend que très incomplètement. C'est par lui cependant, c'est par le développement de son intelligence et de sa liberté qu'elle s'accomplit. Concevez une grande machine [voici qu'apparaît ici encore la métaphore on ne peut plus révélatrice de la machine] dont la pensée réside dans un seul esprit, et dont les différentes pièces sont confiées à des ouvriers différents, épars, étrangers l'un à l'autre; aucun d'eux ne connaît l'ensemble de l'ouvrage, le résultat définitif et général auquel il concourt; chacun cependant exécute avec intelligence et liberté, par des actes rationnels et volontaires, ce dont il a été chargé. Ainsi s'exécute, par la main des hommes, le plan de la Providence sur le monde; ainsi coexistent les deux faits qui éclatent dans l'histoire de la civilisation: d'une part, ce qu'elle a de fatal, ce qui échappe à la science et à la volonté humaines; d'autre part, le rôle qu'y jouent la liberté et l'intelligence de l'homme, ce qu'il y met du sien, parce qu'il le pense e le veut ainsi (43).
En somme, comme le dira Marx un peu plus tard, les hommes font l'histoire, mais ne connaissent pas l'histoire qu'ils font. Inquiétante formulation d'un problème immense, que l'historicisme du XIXe nous a laissé en héritage: un problème auquel, dans notre époque de globalisme et de technologie toujours plus avancée, nous sommes, à mon avis, toujours moins sûrs de savoir donner une réponse.
2000
* Ce texte a été
présenté au Colloque International "Les Pensées
de l'histoire entre modernité et postmodernité" (Université
de Paris I- Sorbonne, 15-18 novembre 1999).
1 E. Renan, Oeuvres
complètes, III, Paris, Calmann-Lévy, 1949, pp. 873-874
(italiques de l'auteur). "Le même progrès - observe-t-il
en note - a eu lieu en mathématiques. Les anciens envisageaient
la quantité dans son être actuel, les modernes la prennent
dans sa génération, dans son élément infinitésimal.
C'est l'immense révolution du calcul différentiel"
(ibid., p. 1135).
2 Ibid., p. 867.
3 L. Strauss, Il diritto naturale e le correnti storicistiche, in F. Bianco (sous la dir. de), Il dibattito sullo storicismo, Bologna, Il Mulino, 1978, p. 253 et s.
4 L'expression se trouve dans R. Koselleck-C. Meier, Progresso, Venezia, Marsilio, 1991 [Stuttgart, Ernst Klett Verlag, 1975].
5 J'emploie ce mot selon le sens que lui donne Karl Popper dans son livre The Poverty of Historicism, et non dans celui de l'allemand Historismus.
6 La Scienza nuova, avec le titre de Principes de philosophie de l'histoire, traduits de la "Scienza nuova" de J.-B. Vico, a été traduite par Michelet en 1827; la traduction d'Edgar Quinet des Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit de Herder est de 1827-1828.
7 Voir, sur ce point, R. Ragghianti, La tentazione del presente. Victor Cousin tra filosofie della storia e teorie della memoria, Napoli, Bibliopolis, p. 43 et surtout M. Guéroult, Histoire de l'histoire de la philosophie, Paris, Aubier, 1988, p. 732.
8 Cf. V. Cousin, Cours de philosophie. Introduction à l'histoire de la philosophie, Paris, Fayard, 1991 (la citation se trouve p. 129).
9 Cf. P.-C.-F. Daunou, Cours d'études historiques, Paris, Firmin Didot, 1842-1849, XX, p. 409. Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon étude "La storia tra età dei Lumi e età romantica: il "Cours d'études historiques" di Daunou", in Tra storia e politica. Saggi di storia della storiografia, Napoli, Morano, p. 13 et s.
10 "Les horribles substantifs allemands, - écrit-il - les mots longs d'une toise, noyèrent la prose nette de d'Alembert et de Voltaire, et il sembla que Berlin émigré fût tombé de tout son poids sur Paris" (H.Taine, Les philosophes classiques du XIXe siècle en France, Paris 3, Hachette, 1868, p. 298; la première édition, qui porte le titre de Philosophes français du XIXe siècle, est de 1857).
11 L'Entwicklung est, écrit-il, une catégorie conceptuelle "qui consiste à représenter toutes les parties d'un groupe comme solidaires et complémentaires, en sorte que chacune d'elles nécessite le reste, et que toutes réunies, elles manifestent par leur succession et leurs contrastes la qualité intérieure qui les assemble et les produit". Si on l'applique à la nature, "on arrive à considérer le monde comme une échelle de formes et comme une suite d'états ayant en eux-mêmes la raison de leur succession et de leur être"; si on l'applique à l'homme, "on arrive à considérer les sentiments et les pensées comme des produits naturels et nécessaires, enchaînés entre eux comme les transformations d'un animal ou d'une plante, ce qui conduit à concevoir les religions, les philosophies, les littératures, toutes les conceptions et toutes les émotions humaines comme les suites obligées d'un état d'esprit" (H. Taine, L'idéalisme anglais. Étude sur Carlyle, Paris, Germer Baillière, 1864, p. 80 et s.). On remarquera comment Taine plie la catégorie hégélienne à ses propres exigences analytiques: le passage que nous venons de citer s'achève, en tout cas, en attribuant respectivement à Goethe et à Hegel la paternité de la nouvelle conception du monde naturel et historique.
12 Il n'est pas inutile, dans ce contexte, de citer en entier le passage de Renan: "S'il est un résultat acquis - écrit celui-ci - par l'immense développement historique de la fin du XVIIIe siècle et du XIXe, c'est qu'il y a une vie de l'humanité, comme il y a une vie de l'individu; que l'histoire n'est pas une vaine série de faits isolés, mais une tendance spontanée vers un but idéal; que le parfait est le centre de gravitation de l'humanité comme de tout ce qui vit. Le titre de Hegel à l'immortalité sera d'avoir le premier exprimé avec une parfaite netteté cette force vitale et en un sens personnelle, que ni Vico, ni Montesquieu n'avaient aperçue, que Herder lui-même n'avait que vaguement imaginée. Par là, il s'est assuré le titre de fondateur définitif de la philosophie de l'histoire" (E. Renan, Oeuvres complètes, III, cit., p. 865).
13 "Comme Hegel, - écrit Renan dans la préface de 1890 à son essai de jeunesse (E. Renan, Oeuvres complètes, III, cit., p. 723) - j'avais le tort d'attribuer trop affirmativement à l'humanité un rôle central dans l'univers. Il se peut que tout le développement humain n'ait pas plus de conséquence que la mousse ou le lichen dont s'entoure toute surface humectée." Pour la critique de Taine, voir les notes, remontant à 1851, publiées par A. Chevrillon, Taine. Formation de sa pensée, Paris, Plon, 1932, pp. 211-212.
14 C.F. Volney, La Loi naturelle. Leçons d'histoire, présenté par Jean Gaulmier, Paris, Garnier, 1980, p. 87 (italiques de l'auteur; le passage est tiré de la leçon inaugurale du cours d'histoire qu'il a donné à l'École Normale en 1795). Cf., sur ce point, J.F. Logan, "Volney and the Lesson of the Past", Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, CLIII, 1976, p. 1329 et s.
15 Cf., sur ce point, outre mon essai mentionné plus haut sur La storia tra età dei Lumi e età romantica, p. 39 et s., É. Guibert-Sledziewski, "Volney, Daunou et la conception de l'histoire (une épistémologie politique)", in Volney et les idéologues. Actes du Colloque d'Angers, 14-17 mai 1987, Angers, Presses Universitaires d'Angers, 1988, p. 157 et s.
16 Lettre à sa femme, Elisa, du 26 juin 1830, publiée dans Mme De Witt née Guizot, Monsieur Guizot dans sa famille et avec ses amis (1787-1874), Paris, Hachette, 1880, pp. 117-118.
17 F. Guizot, Histoire des origines du gouvernement représentatif en Europe, Paris, Didier, 1851, I, p. 16. Le livre recueille les leçons données à la Sorbonne en 1820-1822.
18 C'est une observation qui recourt fréquemment et que l'on lit, par exemple, dans la même page de Guizot mentionnée dans le texte: "Le monde moral a, comme le système des corps célestes, ses lois et son mouvement; seulement le secret en est plus profond, et l'esprit humain a plus de peine à le découvrir". Mais, ajoute l'auteur, "nous sommes venus assez tard pour que des événements déjà accomplis nous servent de guides dans cette recherche" (ibid., I, p. 16). Nous avons là une évidente analogie avec la réflexion, à la même époque, de Comte sur le retard avec lequel le monde social entre dans la phase positive. Sur ce thème, je trouve cependant surtout suggestive une annotation que Renan met dans L'Avenir de la science, à partir de la métaphore herdérienne de la ligne de l'humanité qui aurait une courbe bien plus complexe que celle des mathématiques: "Les relations des choses ne sont pas sur un plan, mais dans l'espace. Il y des dimensions dans la pensée comme dans l'étendue. De même qu'une classification n'explique qu'une seule série linéaire des êtres et en néglige forcément plusieurs tout aussi réelles qui croisent la première et exigeraient une classification à part, de même toutes les lois n'expriment qu'un seul système de relations et en omettent nécessairement mille autres. C'est comme un corps à trois dimensions projeté sur un plan." (E. Renan, Oeuvres complètes, III, cit., p. 944).
19 T. Jouffroy, Réflexions sur la philosophie de l'histoire [1825], in Mélanges philosophiques, Paris, Paulin, 1833, p. 52 et s.
20 Parmi les nombreux passages consacrés à ce sujet dans l'uvre de Taine, on relèvera la préface significative qu'il a écrite en 1866 pour la seconde édition des Essais de critique et de morale. Cf., sur ce texte, C.-H. Carbonell, Histoire et historiens. Une mutation idéologique des historiens français. 1865-1885, Paris, Privat, 1976, p. 299 et s. et mon essai, auquel je me permets de renvoyer, sur Hippolyte Taine. Scienze umane e politica nell'Ottocento, Venezia, Marsilio, 1993, p. 98 et s.
21 Cf. R. Leroux, Histoire et sociologie en France. De l'histoire-science à la sociologie durkheimienne, Paris, Presses Universitaires de France, 1998.
22 Voir surtout, à ce propos, S. Moravia, Il pensiero degli Idéologues. Scienza e filosofia in Francia (1780-1815), Firenze, La Nuova Italia, 1974.
23 A. Comte, Écrits de jeunesse. 1816-1828. Textes établis et présentés par Paulo E. de Berrêdo Carneiro et Pierre Arnaud, Paris-La Haye, Mouton, 1970, p., 454. Il s'agit du compte rendu de l'Abrégé des révolutions de l'ancien gouvernement français de l'ancien membre de la Constituante Thouret: il n'est que trop facile de rapprocher ces pages des Leçons d'histoire de Volney, qui avaient connu, après les deux éditions de 1800, une troisième édition en 1810 (et seraient republiées dans l'édition des Oeuvres complètes, en huit volumes, en 1820-1822, et à part en 1821).
24 Le jeune Renan discute ici, pour la rejeter, une hypothèse qui l'influencera toujours plus, par contre, à l'âge mûr, celle qu'il y a pour l'humanité des illusions nécessaires et qu'un excès de connaissance mène à la faiblesse et au déclin. "Or, dans cette hypothèse, - écrit-il - l'humanité serait engagée dans une impasse, sa ligne ne serait pas la ligne droite, marchant toujours à l'infini, puisqu'en poussant toujours devant elle elle se trouverait avoir reculé. La loi qu'on devrait poser à la nature humaine ne serait plus alors de porter à l'absolu toutes ses puissances; la civilisation aurait un maximum, atteint par un balancement de contraires, et la sagesse serait de l'y retenir. Il s'agit de savoir, en un mot, si la loi de l'humanité est une expression telle qu'en augmentant toutes les variables on augmente la valeur totale, ou si elle doit être assimilée à ces expressions qui atteignent un maximum, au delà duquel une augmentantion apporté aux éléments divers fait décroître la valeur totale" (E. Renan, Oeuvres complètes, III, cit., pp. 782-783).
25 Sur l'ensemble de ce sujet, voir, outre l'essai, vieilli mais toujours utile, de J. Bury, The Idea of Progress. An Inquiry into its Origin and Growth, London, Macmillan, 1932 (trad. it., Milano, Feltrinelli, 1964), surtout R. Nisbet, History of the Idea of Progress, New York, Basic Books, 1980 et R. Koselleck-C. Meier, "Fortschritt", in Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexicon zur politish-sozialen Sprache in Deutschland, Stuttgart, Ernest Klett Verlag, 1975 (trad. it., Venezia, Marsilio, 1991).
26 "Il me semble - affirme-t-il dans la première leçon de l'Histoire de la civilisation en Europe, en 1828 - que le premier fait qui soit compris dans le mot civilisation [...], c'est le fait de progrès, de développement; il réveille aussitôt l'idée d'un peuple qui marche, non pour changer de place, mais pour changer d'état; d'un peuple dont la condition s'étend et s'améliore. L'idée du progrès, du développement, me paraît être l'idée fondamentale contenue sous le mot de civilisation" (F. Guizot, Histoire de la civilisation en Europe. Présenté par Pierre Rosanvallon, Paris, Hachette, 1985, p. 62: italiques de l'auteur).
27 Cf. J. Bury, Storia dell'idea di progresso, cit., p. 19 et p. 87 et s. Il convient de rappeler cependant l'avis divergent de Paul Bénichou qui a parlé, à propos de la philosophie de l'histoire, de l'"ambiguité entre l'humain et le divin" présente dans l'idée de progrès (cf. P. Bénichou, Le temps des prophètes. Doctrines de l'âge romantique, Paris, Gallimard, 1977, p. 32).
28 "Il n'est pas nécessaire - écrit l'auteur (A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique [1835], in Oeuvres, papiers et correspondances d'Alexis de Tocqueville. Édition définitive sous la direction de J.-P. Mayer, Paris, Gallimard, 1951, I, 1, pp. 4-5) - que Dieu parle lui-même pour que nous découvrions des signes certains de sa volonté; il suffit d'examiner quelle est la marche habituelle de la nature et la tendance continuelle des événements; je sais, sans que le Créateur élève la voix, que les astres suivent dans l'espace les courbes que son doigt a tracées. Si de longues observations et des méditations sincères amenaient les hommes de nos jours à reconnaître que le développement graduel et progressif de l'égalité est à la fois le passé et l'avenir de leur histoire, cette seule découverte donnerait à ce développement le caractère sacré de la volonté du souverain maître. Vouloir arrêter la démocratie paraîtrait alors lutter contre Dieu même, et il ne resterait aux nations qu'à s'accommoder à l'état social que leur impose la Providence."
29 Voir, à ce propos, R. Koselleck et C. Meier, Progresso, cit., p. 86 et s.
30 Cf. A. Rasmussen, "Le progrès en procès", Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle (Cahiers Georges Sorel), 1996, 14, p. 5 et s.: mais il convient de consulter tout le numéro, consacré à Progrès et décadence.
31 Un témoignage exemplaire de l'influence exercée par le darwinisme sur la conception historiciste nous est offert par la Lettre à M. Marcellin Berthelot, que Renan écrit en 1863, en lui donnant pour titre Les sciences de la nature et les sciences historiques. Partant de la constatation que "le temps semble de plus en plus le facteur universel, le grand coefficient de l'éternel devenir" et que "toutes les sciences paraissent échelonnées par leur objet à un moment de la durée", Renan peut conclure: "Or nous saisissons plusieurs phases d'un développement qui se continue depuis des milliards de siècles avec une loi fort déterminée. Cette loi est le progrès" (E. Renan, Oeuvres complètes, I, Paris, Calmann-Lévy, 1947, p. 634 et p. 645: italiques de l'auteur). Il peut être intéressant de rappeler l'opinion différente que se faisait de la théorie de Darwin l'autre maître-à-penser de cette génération, Hippolyte Taine. "Il résulte de son hypothèse - écrit-il à Renan, repoussant le finalisme des Dialogues philosophiques, que celui-ci vient de publier - que les effets accumulés d'une cause efficiente (l'utilité d'accommodation au milieu, les survivances des plus aptes à vivre) peuvent donner au spectateur l'illusion d'une cause finale. En ceci, grâce aux naturalistes, la métaphysique a depuis vingt ans fait un pas" (lettre du 3 juin 1876, in H. Taine, Sa vie et sa correspondance, Paris, Hachette, 1902-1907, IV, p. 10). Rappelons que, même s'il était un ardent défenseur du progrès scientifique, Taine ne s'est jamais exprimé en faveur d'une conception progressiste de l'histoire; loin s'en faut, et, surtout dans Les origines de la France contemporaine, il s'est fait plutôt prophète de la décadence (cf., sur ce point, mon essai Hippolyte Taine, cit., p. 186 et s., p. 285 et s. et J.-F. Dunyach, "Histoire et décadence en France à la fin du XIXe siècle. Taine et «Les origines de la France contemporaine»", Mil neuf cent, cit., p. 115 et s.).
32 "Plusieurs en lisant ce livre - écrit Renan (Oeuvres complètes, III, cit., p. 787) - s'étonneront peut-être de mes fréquents appels à l'avenir. C'est qu'en effet je suis persuadé que la plupart des arguments que l'on allègue pour faire l'apologie de la science et de la civilisation modernes, envisagées en elles-mêmes, et sans tenir compte de l'état ultérieur qu'elles auront contribué à amener, sont très fautifs et prêtent le flanc aux attaques de l'école rétrograde. Il n'y a qu'un moyen de comprendre et de justifier l'esprit moderne: c'est de l'envisager comme un degré nécessaire vers le parfait; c'est-à-dire vers l'avenir. Et cet appel n'est pas l'acte d'une foi aveugle, qui se rejette vers l'inconnu. C'est le légitime résultat qui sort de toute l'histoire de l'esprit humain. "L'espérance, dit George Sand, c'est la foi de ce siècle."
33 Pour l'éloge du régime de la Charte (et pour l'assertion qui la met en correspondance avec la philosophie éclectique), voir V. Cousin, Introduction à l'histoire de la philosophie, cit., p. 358 et s.; quant à Guizot, dans la leçon introductive du cours de 1820, celui-ci voit dans l'affirmation actuelle du gouvernement représentatif l'élément à partir duquel il est possible, dans le présent, de retrouver le fil des événements du passé (cf. F. Guizot, Histoire des origines du gouvernement représentatif, cit., I, p. 16).
34 "Étrange avatar du spiritualisme, - a observé Bénichou (P. Bénichou, Le sacre de l'écrivain. 1750-1830, Paris, Librairie José Corti, p. 249 n. 203) - qui aboutit à confondre force et justice, alors que la raison d'être de la doctrine était de les distinguer."
35 Cf., sur ce point, parmi les nombreux exemples possibles, surtout F. Guizot, Histoire des origines du gouvernement représentatif, cit., II, p. 288 et s. Il est à peine besoin de relever combien cette conception s'inspire de la religiosité calviniste de l'historien. Revoyons, par exemple, ce qu'il écrit en 1835 à son amie (et coreligionnaire) Mme de Gasparin: "Plus j'ai avancé dans ma vie, plus j'ai reconnu que, si le bien n'était jamais parfaitement pur, le mal non plus n'était jamais presque complètement impur, que les idées justes abondaient dans les esprits les plus faux, les sentiments honnêtes dans les coeurs les plus déchus; j'ai démêlé de la vérité et de la moralité partout où j'ai rencontré une figure humaine, même hideuse, humiliée [...] Tant le bien et le mal sont intimement, profondément, puissamment mêlés et confondus dans l'homme! Mélange plein d'angoisse" (cf. A. Gayot, François Guizot et Madame Laure de Gasparin. Documents inédits (1830-1864), Paris, Grasset, 1934, p. 30).
36 C.-A. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, Paris, s.d., I, p. 318.
37 "On a conclu - écrit Daunou - de ces maximes [il s'agit, comme on l'a dit, des doctrines venues d'Allemagne] que l'histoire, pour devenir science, devait prendre un caractère idéal; et on lui a prescrit surtout de retracer les événements sous de tels aspects, qu'ils parussent n'avoir jamais été que ce qu'il fallait qu'ils fussent. Elle s'est donc mise à révéler des nécessités, au lieu de raconter des faits; et nous l'avons vue, dans quelques nouveaux livres, transformée en une sorte de théorie universelle des causes prédéterminantes." (P.-C.-F. Daunou, Cours d'études historiques, cit., XX, p. 415: italiques de l'auteur).
38 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique [1840], in Oeuvres, papiers et correspondances, cit., I, 2, pp. 91-92.
39 Ibid., p. 339.
40 J. Michelet, Introduction à l'histoire universelle [1831], in Oeuvres complètes, II, Paris, Flammarion, 1972, p. 241 (c'est nous qui mettons en italiques).
41 E. Renan, L'Avenir de la Science, in Oeuvres complètes, III, cit., p. 905. Rappelons ce que Renan dira dans les Dialogues philosophiques, écrits en 1871 et publiés en 1876: "L'homme est comme l'ouvrier des Gobelins qui tisse à l'envers une tapisserie dont il ne voit pas le dessin" (E. Renan, Oeuvres complètes, I, cit., p. 572).
42 H. Taine, Essais de critique et d'histoire, Paris, Hachette, 1866, p. XX. Notre citation est tirée de la préface qui a remplacé, dans la seconde édition, celle de l'édition précédente de 1858.
43 F. Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, cit. pp. 239-240.